La guerre psychologique est aussi ancienne que la guerre elle-même. Mais dans le temps, elle se limitait aux champs de bataille. L’utilisation du génial stratège carthaginois Hannibal d’éléphants dans son expédition romaine avait plus pour but de susciter de la panique dans les rangs ennemis que d’obtenir un avantage tactique dans le déroulement des batailles. Le but de la guerre psychologique est de s’attaquer au moral des adversaires pour les vaincre plus facilement.
C’est à l’époque contemporaine qu’elle va s’affiner à partir de la première guerre mondiale et surtout pendant l’entre deux-guerres où s’affronteront en Allemagne deux des plus grands maîtres de cette guerre, sous couvert des partis politiques nazi et SPD, respectivement Joseph Goebbels et Serge Tchakhotine, auteur du fameux le viol des foules par la propagande politique.
Cependant, il existe une autre guerre psychologique, souterraine, qui n’a pas d’unités militaires stricto sensu mais constituée par une véritable armée de l’ombre composée de doctes et de beaucoup moins doctes agents dont le but et de s’emparer non de territoires ou de matières premières mais de commander aux cerveaux, aux mentalités et aux représentations mentales de ceux qu’ils estiment être leurs adversaires ou qui pourraient le devenir.
Le summum de cette guerre est celle lancée par des institutions ou des personnes d’abord en Europe puis en Amérique du Nord contre l’Islam.
Elle a commencé timidement avec Pierre le Vénérable (m.1156), abbé de Cluny en Bourgogne, une des places fortes de la croisade antimusulmane en Al-Andalus, avec sa commande de traduction tendancieuse au latin du Coran.
C’est au XIX ème siècle avec les débuts de la colonisation du monde musulman qu’elle commencera réellement avec un nombre croissant d’orientalistes dont la plus grande partie considéraient leurs études comme la véritable arme de guerre contre les musulmans. Il est remarquable de constater que si tout le monde s’accorde que pour étudier un sujet quel qu’il soit, il faut ressentir pour lui quelque empathie, c’est tout à fait le contraire qui s’est imposé dans les études de la plupart des orientalistes. Sûrement que les considérations géopolitiques avaient pris le pas sur les valeurs universitaires de rigueur scientifique et d’impartialité. Comme l’a noté Edward Saïd, ce fut plutôt un regard d’Occident sur l’Orient pour ne pas dire un regard du vainqueur uniquement par les armes sur un vaincu arcbouté sur ses croyances islamiques. Nous eûmes des militants haineux tel le père Lammens, des officiers qui ont estimé que c’était le meilleur moyen de gagner la véritable guerre tel le père Charles de Foucault ou de subtils islamologues ne dédaignant pas la proximité des services spéciaux tel Louis Massignon.
Avec le recul de l’influence européenne qui va de pair avec le déclin des études orientalistes, de nouveaux acteurs firent leur apparition, les journalistes et les politologues islamisants. Avec eux la fausse pudeur d’antan n’est plus de mise et leurs écrits sont autant commandés par les services de renseignement que destinés à conseiller leurs actions de déstabilisation psychologique. Les média écrits et audiovisuels leur ouvrent leurs portes dans de pseudo-débats où le consensus antimusulman, sous couvert de lutte contre le « terrorisme », est touchant à voir. Dans ce domaine plus que dans tout autre, c’est le règne du « média embarqué » à l’image du journaliste « embarqué » par l’armée américaine en Afghanistan ou en Irak pour écrire la chronique élogieuse de l’agression. Il est loin le temps préhistorique des journalistes américains couvrant la guerre du Vietnam et dénonçant les crimes de l’armée américaine contre les populations civiles vietnamiennes. N’a-t-on pas vu, par exemple, dans la chaîne publique française, France 24, des journalistes maison, dans le but d’amoindrir la victoire de Gaza sur la soldatesque israélienne, l’un dénoncer le « népotisme » du Hamas tandis qu’une autre, à l’issue d’un reportage truqué, conclure que Gaza s’interroge sur une guerre inutile.
Mais ces procédés grossiers ne trompent que les naïfs et ceux qui ne demandent qu’à être confortés par de la propagande. Mais c’est dans le domaine des outils de compréhension d’une situation donnée que l’action destructrice de cette guerre psychologique trouve son importance. Les concepts, les mots perdent totalement leur sens premier quand ils ne sont pas inventés par les officines de cette guerre sourde dans des buts de déstabilisation mentale.
Le mot « terrorisme » a tellement été utilisé pour des situations si différentes qu’il a perdu tout sens. Les états qui légifèrent le plus sur lui se gardent bien de lui donner un contenu juridique sans ambigüité. Les armées occupantes ont toujours traité les résistances non étatiques qu’elles rencontraient de « terrorisme ». Nous avons connu dans ce domaine une situation ubuesque ou les résistants français traités par l’armée allemande de « terroristes » ont à leur tour, pour ceux qui sont restés dans l’armée française, traités de « terroristes » les résistants algériens se battant pour l’indépendance de leur pays. Mais l’opprobre ainsi lancée était loin d’être assimilé au mal absolu mais représentait plutôt une tactique de guerre. C’est Israël, grâce au pouvoir médiatique dont il dispose dans les médias, qui a réussi le « tour de force » de populariser après la guerre de Ramadan 1973, au-delà de toute espérance, le mot « terrorisme » destiné à disqualifier la résistance palestinienne à son agression continuelle. Les médias surtout occidentaux répètent ce mot ad nauseam même lorsqu’il s’agit de s’attaquer à des militaires d’une armée d’occupation. Il faut pourtant constater que dans le cas d’Israël, l’organisation de ce pays fait qu’il n’existe pas de civils. Si ce mot veut dire terroriser une population civile, il s’applique à Israël qui n’a jamais cessé de le faire depuis sa création par des expéditions punitives et des bombardements aveugles contre les objectifs civils dont le but avoué est de les pousser les populations civiles à abandonner ses terres dans un premier temps et ensuite à se rebeller contre ses dirigeants. Il s’applique aussi aux dirigeants américains qui n’ont pas hésité, dans un but de terreur contre les civils, à détruire Dresde ou à larguer deux bombes atomiques, l’une sur Hiroshima et l’autre sur Nagasaki. Mais le plus grand succès des sionistes et de leurs alliés occidentaux est que « terrorisme » est utilisé même par les régimes musulmans, des plus illégitimes comme les régimes algérien issu du coup d’état du 11 janvier 1992 ou égyptien issu du coup d’état du 3 juillet 2013 au plus légitime comme le régime iranien qui traite les séparatistes kurdes, arabes ou baloutches de « terroristes ». Dans le temps, les ennemis armés de ces régimes étaient traités de « bandes armées criminelles », de « criminels » mais jamais de « terroristes ». Ils ne se rendent pas compte qu’en prenant le vocabulaire des autres, ils approuvent inconsciemment sa guerre psychologique. Un des rares dirigeants arabes et musulmans à avoir compris cet enjeu fut le défunt homme qui avaient pris les armes contre le régime militaire illégitime.
Un autre mot celui-là forgé vers la fin des années 1970 pour les besoins de la guerre psychologique est « islamisme ». Est-ce que les phénomènes qu’il voulait décrire étaient récents ? Sûrement que non puisque le premier mouvement qui recouvrait cette réalité sociopolitique date de 1928, année de la fondation des Frères musulmans. Au début, c’étaient les mots d’ « intégrisme » ou de « fondamentalisme » qui étaient utilisés pour les nommer. Or « intégrisme » et « fondamentalisme » pouvaient s’appliquer à des mouvements religieux de différentes confessions et que le premier était issu d’une catégorie surtout catholique. Le but du glissement sémantique de ce vocable, qui aux origines voulait dire simplement islam, était la volonté de pouvoir diaboliser uniquement des mouvements musulmans. Que de fois la télévision, la presse ou la radio française n’a-t-elle pas parlé d’un « présumé islamiste » comme on dirait « un présumé délinquant ». Ce mot de « création » française a réussi, pour une fois et cela vaut la peine d’être souligné, à s’imposer aux médias et « analystes » anglo-saxons qui lui utilisaient plutôt le mot « fondamentalistes ».
Un dernier mot qui a eu une soudaine célébrité est « djihadiste ». Ce mot, assez curieux, puisqu’il existe en arabe et dans les catégories islamiques le mot « moudjahid » qui veut dire celui qui répond à l’appel du djihad. Mais ce mot n’est pas spécifique aux phénomènes que les services spéciaux occidentaux et leurs agents dans les médias et les « cercles de réflexion » veulent criminaliser. Après les moudjahidine algériens qui avaient la sympathie de beaucoup d’occidentaux, vinrent les moudjahidine afghans, héroïques résistants à l’agression soviétique qui eurent même la sympathie des médias occidentaux. Bien qu’au fond ce mot est venu aggraver la confusion dans l’étude des mouvements qui estiment que devant l’agression occidentale et la trahison des gouvernants musulmans, la constitution de groupes armés devenait nécessaire pour répondre militairement à cette agression et à ses complices locaux. Un journaliste du journal Le Monde a voulu faire œuvre d’érudition pour nous donner une infographie des mouvements armés en lutte contre le régime syrien. Les plus nombreux sont ceux qui font appel à des référents islamiques pour justifier leur entreprise. Il va les diviser en islamistes modérés (sic), en salafistes (?) et en djihadistes. Mais ce capharnaüm intellectuel n’empêche pas nos doctes « analystes » de poursuivre leur unique but, à savoir jeter l’anathème en refusant la réflexion. D’ailleurs ce ne sera pas la première fois puisque les lois dites mémorielles poursuivent explicitement ce but sans se soucier de faire régresser la libre réflexion aux pires moments de la censure de l’Eglise aux temps de l’absolutisme monarchique européen.
Cependant la grande victoire de la guerre psychologique est que la langue arabe, langue des musulmans par excellence, est devenue la supplétive de cette guerre puisqu’elle a créée des barbarismes pour répandre ces notions en faisant des « islamistes » des « islamiyoun » et des « djihadistes » des « djihadiyoun ».
Les Romains pensaient en lançant avec effroi « Hannibal ad portes » (Hannibal est à nos portes) que le pire est de voir l’ennemi assiéger la cité alors que le pire est quand l’ennemi est dans la cité.
L. Dib
9 septembre 2014