La société industrielle n’est pas tombée du ciel; elle est la conséquence d’une véritable évolution culturelle intervenue en Occident au XVIIIe siècle.
C’est pour assurer l’existence et le développement de l’industrialisation qu’une nouvelle structure sociale est née. L’idéologie individualiste qui est le fondement a éliminé les structures imaginaires et symboliques de l’ancienne société. L’homme y est d’abord matérialiste. Mais comme trop souvent, cela se passe, un Dieu n’est évacué qu’au profit d’un autre Dieu: celui de seau d’or; en la circonstance, celui du profit. L’homme individualiste se réalise désormais dans la compétition, la concurrence. L’équilibre social n’étant que le produit des affrontements d’intérêts individuels, s’ajoutant à une plus grande maîtrise de la nature exploitée à grande échelle. Dans le Leviathan, l’homme selon Hobbes est « hargneux, bestial et brutal »; il vit dans un « état de nature et d’hostilité ». Cela présuppose une nature plus hostile qu’harmonieuse, source de violence et non de vie.
Sociologiquement, le dessein est remplacé par la violence, l’intelligence par l’instinct. L’ordre politique est fondé par la crainte et l’intérêt personnel. Le corps politique de ce qui en résulte est ce que Hobbes appelle le « Leviathan », monstre marin symbolisant la force collective de la violence de la société, version moderne de l’antagonisme d’Apollon à l’égard de Python.
Un contre tous, tous contre un: la guerre universelle
« Un contre tous, tous contre un: la guerre universelle est au coeur de la théorie hobbesienne de la nature et de la société qui devait animer tels spéculations politiques et économiques d’Adam Smith à David Ricardo et de Karl Marx jusqu’à l’impasse nucléaire actuelle » écrit Richard W. Lombardi qui ajoute plus loin: « Marx a pris Thomas Hobbes, David Hume, Adam Smith et David Ricardo à la lettre en se bornant à changer d’allégeance, c’est à dire à se mettre au service des masses. Son point de départ n’en reste pas moins le même. »
Enfin, cet homme matérialiste, individualiste, est aussi un conquérant. Depuis 1492 et la découverte de l’Amérique, il s’évertue à assurer et à consolider cette conquête. Génocide de la race amérindienne, traite des Noirs durant des siècles, colonialisme interplanétaire qui vient de s’achever sous nos yeux avec cependant quelques résidus coriaces comme en Nouvelle Calédonie, dans les Antilles, aux Malouines et ailleurs, deux guerres mondiales dont la première fit 15 millions de victimes et la seconde 60 millions, mais encore, le sinistre bilan compte pêle-mêle: les cheminées fumantes des stalags, le goulag, les asiles psychiatriques à l’usage des opposants politiques, le ciel de la Kolyma, les défoliants déversés par centaines de millions de tonnes sur le Vietnam, les bombes d’Hiroshima et de Nagasaki… La logique de cet esprit conquérant est habitée par un monstre au coeur glacé qui lui donne son caractère planétaire. Pas un être sur cette planète qui n’en ressente la violence imminente, pas une pierre, pas un arbre, pas un animal qui ne soient affectés par la perversion d’une telle logique, car, ce coeur glacé et pollué a également pollué son environnement. Ce que, partant de l’anthropologie, Lévi-Strauss expliquera différemment: « Nous pouvons pleurer sur le fait qu’il y a de l’histoire (il s’agit du massacre des Indiens de l’Amazonie): l’histoire des sciences et des techniques de l’Occident n’est pas une autre histoire: le biocide va de pair avec l’ethnocide. »
L’économie arithmomorphique: la science des sciences
Los Alamos est la pointe extrême d’une trajectoire qui est la fille légitime d’une filiation intellectuelle qui va de Descartes et Hobbes pour déboucher sur Marx, en passant par Hegel, Nietzsche et les économistes Adam Smith et David Ricardo. Cet homme matérialiste, individualiste, conquérant, innervé dans cette filiation intellectuelle a fait du quantum sa loi fondamentale et des mathématiques la science des sciences. L’économie exerçant un empire démesuré sur toutes les sciences humaines, les sciences sociales sont réduites à un ensemble de lois économiques englobant l’histoire, la sociologie, la science politique, l’anthropologie, voire la psychologie, et les résumant toutes.
Ce sont les modèles économiques qui fixent et l’organisation et l’image de la société. Ils sont liés aux fondements intellectuels de cette société, à sa philosophie de la vie.
Thomas Malthus: la démographie au secours de l’économie
Hobbes avec son Leviathan, avait développé une science de l’État. Son légataire spirituel le plus proche fut David Hume: « Les auteurs politiques, écrit-il, l’ont établi en maxime: en échafaudant n’importe quel système de gouvernement Il faut reconnaître en tout homme un fripon qui n’a d’autre fin, dans tous ses actes, que son intérêt privé ». Adam Smith, disciple de David Hume, dans son ouvrage La richesse des nations bâtit une théorie économique inspirée des idées de David Hume. Immédiatement après lui, vient Thomas Malthus et son Essai sur le principe de population qui fit tant de bruit en matière de démographie. « Le principal argument que je vais produire, écrit-il, n’est certainement pas nouveau. Le principe sur lequel il repose a été expliqué en partie par Hume, et plus à fond par Adam Smith ».
Ne perdons pas de vue que Malthus, Hobbes et Adam Smith témoignent de l’état d’esprit propre à « l’âge de la raison ». Cette époque connaît une misère galopante en Europe; les guerres napoléoniennes et les violences de la première révolution industrielle caractérisée par une exploitation absolument féroce, engendrent une misère sans bornes. Ce n’est là, croit-on, qu’une phase transitoire, un passage obligatoire pour parvenir par la suite à une ère d’abondance. « La famine, dit-il, semble être la dernière ressource de la nature, la plus épouvantable. Le dynamisme de la population est si supérieur au pouvoir qu’a la terre de produire, pour l’homme, des moyens de subsistance, que la mort prématurée doit, sous une forme ou une autre, s’abattre sur l’espèce humaine ». Cette « mort prématurée », cette menace, dans l’esprit de Malthus, a pour fonction première d’aiguiser la lutte pour la vie et, finalement, le développement de l’espèce.
De Malthus à Darwin: l’histoire d’une dérive
« La nécessité, écrit Maltus, cette loi impérieuse et omniprésente de la nature, les garde (les êtres vivants) dans les limites prescrites. Les espèces animales et les espèces végétales se contractent sous cette grande loi restrictive. Et l’espèce humaine ne saurait, quels que soient les efforts de sa raison, y échapper. Dans le monde animal et végétal, ses effets sont divers: perte de la semence, maladies et mort prématurée. Dans I ‘humanité, misère et vice ».
Pour Adam Smith, c’est la « main invisible » qui règle les conditions de marché et l’équilibre de l’offre et de la demande. Et selon Malthus, la malnutrition perpétue un rôle identique au sein de la famille humaine.
« L’ordre sourd du chaos en une espèce de coup de pied au eut donné par la nature » dira Richard W. Lombardi qui ajoute: « David Ricardo et sa théorie de l’avantage comparatif sortent tout droit de Malthus. De fait, Malthus fut l’ami, son maître à penser et son avocat littéraire. Pour Ricardo le libre jeu des avantages individuels est source de progrès et d’efficacité ».
C’est sur un autre plan, celui de la théorie de la nature appliquée au monde animal et végétal, que les idées de Malthus eurent un effet décisif: Darwin et sa sélection naturelle des espèces. L’évolution des espèces est, elle aussi, au centre d’un combat sans merci où les plus faibles succombent pour donner naissance à une espèce nouvelle mieux armée pour la vie. Ce faisant, Darwin se contentaient de reproduire un concept conforme au climat idéologique. « L’homme, explique-t-il, tend à se multiplier à un rythme si rapide qu’il en résulte, de temps à autre d’âpres luttes pour l’existence; et par voie de conséquences, l’élimination des variations préjudiciables tandis que les variations avantageuses touchant le corps et l’esprit sont préservées ».
La formation de l’espèce comme on le voit procède d’une démarche identique à celle de l’ordre politique et économique. Mais s’il restait un doute sur la filiation de la pensée de Malthus à Darwin, il ne saurait subsister plus longtemps lorsque l’on sait que Darwin lui-même avoue: « Je me suis mis à lire les textes de Malthus sur la population par amusement et… j’ai fini par y trouver une théorie sur laquelle travailler… »
Le darwinisme et ses significations
Les idées de Darwin eurent un énorme succès car elles allaient dans un sens qui confortait « l’establishment » intellectuel de l’époque. Par la suite, et grâce aux travaux de certains zoologistes, il apparut clairement qu’elles étaient quelque peu sommaires et que Darwin a surtout écrit, non pas l’évolution de l’espèce mais son extinction. En particulier, les travaux d’un moine botaniste, Gregor Johan Mendel, portèrent un coup sérieux aux thèses de Darwin. Mendel, pour sa part, défend la thèse selon laquelle la nature n’est point anarchie mais dessein, non point désordre mais hiérarchie et harmonie et que ces éléments sont indispensables à la vie. Par la suite, les biologistes relèveront davantage le caractère simpliste et mécanique des idées de Darwin.
« L’évolution des espèces, explique G. Simpton, passe parfois par la lutte, mais tel n’est généralement pas le cas, et lorsqu’il en est ainsi, elle peut jouer contre et non pas en faveur de la sélection naturelle. L’avantage dans la reproduction différentielle est généralement un processus pacifiste auquel I ‘idée même de lutte est tout à fait étrangère. Il emprunte le plus souvent d’autres voies telles qu’une meilleure intégration à la situation écologique, le maintien d’un équilibre dans la nature, une utilisation plus efficace des vivres disponibles et, l’amélioration des soins donnés à la jeunesse. » (The meaning of évolution, p. 53).
Il n’empêche, Darwin était bien à l’heure de son temps. Ses idées influencèrent un nombre considérable d’hommes de science, de sociologues, d’économistes et d’intellectuels en les convainquant que « les dents et les griffes de la nature sont rouges de sang » et ignorant ce que les données empiriques prouvent aujourd’hui. Données qui permettent à Ashley Montagu de faire remarquer que « l’homme est la seule créature qui lance des attaques concertées contre sa propre espèce… les guerres de fourmis et autres créatures mythiques sont purement imaginaires. »
Mais ces voix scientifiques autorisées furent couvertes par celles des grands philosophes, de droite comme de gauche. Herbert Spencer, à droite, transpose purement et simplement dans le domaine social et économique, la thèse de la sélection naturelle de Darwin relative aux espèces. Pour Nietzsche, la violence est nourrice de l’histoire « L’homme ne peut devenir meilleur et plus méchant ».
Et Marx vint…
Le cercle de la filiation intellectuelle, évoquée tout au long de ces pages, va se refermer sur lui-même avec Marx. Engels révèle dans Le rôle de la violence dans l’histoire que Karl Marx souhaitait dédier le premier livre du Capital à Charles Darwin: « L’ouvrage de Darwin est extrêmement important écrivait Marx à Engels en 1860, et me sert pour ancrer la lutte des classes dans la science naturelle ».
Deux siècles environ séparent le Leviathan de Hobbes du Capital de Marx, cependant les mêmes fondements intellectuels les irriguent. Avec Marx, la boucle est bouclée. Au-dessus de ces fondements s’élève l’édifice du système mondial qui régit nos destinées. Le marxisme donne de l’homme une définition économique; l’homme tire son identité de son statut de force de travail, il est le moyen, non la fin, d’un procès économique. Le marxisme rejoint ainsi le libéralisme quant au problème des fins utilitaires.
La crise multiforme
Ce système est en état de crise profonde. Celle-ci n’est pas seulement économique mais culturelle, civilisationnelle. Bien sûr, dans le Sud, les agricultures sont assassinées, la désertification accélérée est symbolisée par le drame du Sahel et les 40% de la forêt tropicale disparus en 10 ans, la faim est devenue une tragédie quotidienne qui tue chaque année 50 millions d’êtres humains dont 17 millions d’enfants, plus d’un milliard d’hommes sont accablés par des maladies tropicales pratiquement ignorées par la recherche scientifique du Nord beaucoup plus intéressée par le cancer, le sida, les maladies cardio-vasculaires ou la poliomyélite, en raison de la loi du marché et du profit. Bien sûr, nous assistons au fiasco des trois décennies de développement lancées par les Nations Unies, doublé du fiasco de ce que l’on a appelé le dialogue Nord-Sud. Nous vivons aussi la tragédie de la dette du tiers monde, de plus en plus endetté et incapable de rembourser ne fut-ce que les intérêts de sa dette. Le système bancaire ne consentant d’autres emprunts que ceux destinés au remboursement des intérêts de cette dette: emprunts qui ont la vertu d’augmenter la dette d’autant. Quarante et un pays vivent cette situation qui deviendront 100 sur les 123 pays composant le tiers monde, nous avertit un rapport de la Banque Mondiale. A lui seul, et par son ampleur, le problème de la dette est une bombe à retardement pouvant déterminer à tout moment un krach financier international La crise qui touche le Nord, se traduit par le chômage et parfois la misère et, même si elle ne revêt pas l’ampleur dramatique de celle des pays du Sud, elle n’en touche pas moins les couches déshéritées de plus en plus nombreuses. Mais la crise, c’est aussi la pollution massive de notre environnement.
Sur un autre plan, la crise se traduit par des problèmes comme celui de la drogue, de la délinquance et de la violence aveugle, des vieux relégués dans ces mouroirs que sont les asiles, des suicides qui ne sont jamais aussi nombreux que là où le produit national brut est le plus élevé. enfin, pour ne pas poursuivre plus avant, car la liste serait longue, c’est le problème du mal de vivre qui affecte la société de consommation et touche plus particulièrement sa jeunesse.
« Il s’agit, dit le physicien Fritjof Capra, d’une crise complète, multidimensionnelle qui touche chaque aspect de notre vie- notre santé-nos moyens d’existence, la qualité de notre environnement nos relations sociales, notre économie, notre technologie et la politique. Pour la première fois, nous sommes véritablement confrontés à une menace d’extinction de la race et de toute la vie sur cette planète… 500 millions de personnes sont sous-alimentées. Près de 40%, de la population mondiale n’ont pas accès (aux services professionnels de soins; 30% de l’humanité manquent d’eau potable, alors que la moitié de nos scientifiques et de nos ingénieurs consacrent leurs recherches à la technologie de la production des armes. »
L’homme machine
La tendance d’une certaine pensée en Occident qui a considéré les êtres vivants comme des machines et a sacralisé le matérialisme, est responsable de cette crise et de l’immense désarroi de toute une humanité.
« La mécanisation et le matérialisme sont les fondements de la pensée scientifique… je n’accepte en aucune manière l’opinion que les phénomènes d’esprit ne supportent une description physico-chimique. tout ce que nous apprendrons jamais, scientifiquement à leur sujet. .. Pour la science et s’il n’en est pas ainsi, il n’est rien du tout », affirmait le savant britannique Needham, avant de découvrir et de devenir un fervent défenseur de la vision organique du monde, en découvrant la science chinoise. Cette vision mécaniste de l’homme, nous la trouvons bien sûr d’abord chez Descartes qui affirmait qu’il ne fallait pas plus attacher d’importance aux cris d’êtres vivants qu’aux grincements d’une roue. Malheureusement pour Descartes, les grincements de la roue humaine, décrits par la crise évoquée plus haut, deviennent assourdissants. Tant et si bien que ses héritiers spirituels d’aujourd’hui ne savent plus à quel Dieu s’adresser.
L’économie et les économistes perplexes
Cela est vrai, notamment de l’économie, cette reine des sciences qui sous-entend tout le système. C’est l’un d’entre les plus illustres économistes qui le confesse sans détours dans son allocution devant l’association économique américaine: Milton Friedman: « Je crois que nous, économistes, avons, au cours de ces dernières années, causé beaucoup de toit-à la société dans son ensemble et à notre profession en particulier-en promettant plus que nous ne pouvions donner ». A qui répond sur un ton plus dramatique en 1978, Michel Blumenthal, secrétaire au Trésor: « Je crois véritablement que les professionnels de l’économie sont sur le point de ne plus rien comprendre à la situation actuelle, que ce soit avant ou après les faits ». C’est en 1979 que Juanita Kreps, secrétaire sortante de la Chambre de Commerce, confessa qu’il lui était impossible de reprendre son travail de professeur d’économie à l’université Duke: « Je ne saurais plus quoi enseigner », reconnut-elle.
Ainsi, la science de l’économie, la science des sciences qui les résume toutes, ne comprend rien à la crise qui affecte le système mondial; elle se déclare impuissante à y remédier et elle y perd « son latin ». Cette science dont la pensée occidentale avait fait sa religion – et la nôtre à notre corps défendant- et la clef de tous les problèmes humains, est bel et bien en panne, non opératoire. Ce sont des scientifiques, les prêtres de l’économie, qui le proclament eux-mêmes comme nous l’avons vu plus haut.
Cette science « absolue » apparaît aujourd’hui pour ce qu’elle n’a jamais cessé d’être. C’est-à-dire une science très approximative, dérivée de choix essentiels liés aux structures mentales d’une culture occidentale et des sociétés qui la composent et qui, un moment, eut la folle prétention de découvrir la vérité, toute la vérité, grâce au paradigme de ses choix. Aujourd’hui, et de plus en plus clairement, elle apparaît comme un dérisoire moignon de science. La critique et la révision de ses théories et concepts est si violente, si radicale, que sa survie est désormais un sujet sérieusement discuté, sinon envisagé.
Procès d’une filiation maudite
La filiation intellectuelle maudite qui va de Hobbes, Descartes, Malthus et Darwin à Marx et Lénine, n’est pas seulement contestée dans son principe économique par les grands prêtres de l’économie eux-mêmes; elle est contestée avec autant de vigueur, sinon plus, dans son principe matérialiste-et cela, par les prêtres de la matière eux-mêmes: les nouveaux physiciens.
La matière, disent-ils, n’est pas une chose froide, inerte et sans vie. Au contraire, elle est la vie, et vie intense, elle est esprit. Les lois de la thermodynamique s’opposent aux lois de la dynamique de l’ancienne physique, Sadi Carnot corrige Newton, et les implications en sont considérables. L’électron disent les nouveaux physiciens, n’est pas matière, mais agit, doué d’un grand esprit pour corriger les effets de l’entropie. Symboliquement, ils sont allés le proclamer à la face du monde à… Cordoue où ils tinrent un séminaire qui fit grand bruit, il y a quelques années de cela et où ils firent le procès du rationalisme-ou de ce qui en tient lieu… Le choix de Cordoue est-il un curieux hasard ‘? Cordoue, cité des arts et des sciences… La Cordoba des Averroès, Ibn Baja’, Ibn Tofayl, Ibn Hamz, Ibn el Khatib…
Nous donnons la parole à l’un des plus prestigieux d’entre eux, Fritjof Capra:
« Tôt ou tard:, la physique nucléaire et la psychologie de l’inconscience se rapprocheront, alors que toutes deux, indépendamment l’une de l’autre et à partir d’horizons opposés, pénétreront plus allant le territoire transcendantal… La psyché ne peut être entièrement différente de la matière si c’était le cas, comment déplacerait-elle la matière? Et la matière ne peut être étrangère à la psyché car autrement, comment la matière pourrait-elle créer la psyché? La psyché et la matière existent clans le même monde et chacune dépend de l’autre, autrement, toute action réciproque serait impossible. Si seulement la recherche pouvait progresser assez loin, nous devrions arriver à un accord ultime entre les concepts physiques et psychologiques. Nos tentatives actuelles sont peut-être audacieuses, mais je crois qu’elles sont sur la bonne voie ».
Penser autrement: une nouvelle vision de la vie
Le procès des deux fondements de la société occidentale: l’économisme dérivé d’un rationalisme frelaté privilégiant le quantum et les mathématiques, ensuite le matérialisme, a déjà commencé, car la crise est une réa lité qu’on ne saurait nier. Cette crise n’est pas seulement économique et ne saurait être expliquée par un quelconque cycle des crises décrit par la théorie marxiste. C’est une crise plus profonde, affectant d’autres catégories, d’autres plans essentiels de la vie, et les réponses à cette crise ne sauraient être seulement d’ordre économique. La nouvelle approche à la solution de ces problèmes intégrera obligatoirement des éléments liés à la philosophie politique, à la sociologie, à la biologie, à la psychologie de la vie. C’est une autre façon de penser, une autre vision de la vie, un autre paradigme qui sont requis. C’est une véritable mutation de société qui devrait intervenir. La crise, en fait, n’est pas une crise de développement, c’est celle de la raison et de la culture du monde occidental. Ce débat est ouvert, et d’abord en Occident, soulevant les passions. Les multiples citations qui précèdent le montrent amplement et témoignent que quelque chose bouge sérieusement en Occident même. Cela est de bon augure car la remise en cause doit aussi intervenir dans le Nord. Mais pour qu’elle soit efficace et produise les effets escomptés, il convient que le Sud la relaye. Cette dernière ne saurait être qu’endogène pour être authentique parce que liée à une réalité vécue. La remise en cause dans le Nord doit aiguiser notre réflexion – c’est en cela qu’elle peut nous être utile-et non point offrir une réflexion toute faite, un prêt-à-porter de pensée. Le problème des valeurs et de la culture sont au centre du paradigme occidental; cependant il n’existe pas de paradigme unique, valable en tout temps et en tout lieu, pour toutes les sociétés. Ce fut la folle aventure de l’Occident. Nous devons faire nos propres choix, issus de nos propres valeurs, notre propre vision, notre propre paradigme. Ces choix seront établis sur la base de fondements intellectuels qui nous sont propres, et d’abord en rompant avec l’économisme, le matérialisme, l’individualisme exarcerbé et ses succédanés comme la lutte entre les hommes d’abord, la nature ensuite et la compétition forcenée conduisant à l’esprit de conquête, de domination. Car c’est cet esprit-là qui a gangrené toutes choses, polluant les coeurs d’abord, puis la nature.
De quelques mots pièges: développement, progrès, croissance, besoins…
Le problème de ce qu’il est convenu de nommer le développement doit retenir notre attention. L’on sait que ce mot, lui non plus, n’est pas neutre et qu’il est lié à la filiation intellectuelle maudite évoquée plus haut. Le développement doit être celui de nos latentes de notre sensibilité, des constituants essentiels de notre personnalité; celui de notre langue, de notre tempérament, de notre culture, des leviers qui donnent un sens à l’effort t collectif, à notre volonté d’union. C’est sur la base d’une définition claire de ces problèmes que les autres choix, notamment économiques, devront être faits. Cela signifie que la révolution culturelle doit précéder les autres choix. Il en est un qu’il faut refuser énergiquement: celui de la société de consommation. Société qui est l’aboutissement de la trajectoire initiée avec le siècle dit « des lumières » qui postulait que les besoins sont illimités. On sait aujourd’hui à quelles aberrations elle a donné lieu.
La société de consommation: un délire incantatoire
Le problème des besoins et des limites à une consommation devenue frénétique, reste posé. En aucun cas, avions-nous dit, nos sociétés ne devront se fixer les objectifs de consommation de la société occidentale. Non seulement les pays « en voie de développement » ne devraient pas suivre cette voie, mais encore une révision de ce style de consommation va devenir indispensable en Occident même. Ces changements ne pourront certes intervenir à la suite d’un quelconque décret gouvernemental, d’une décision venue d’en haut, mais grâce à une information de qualité destinée à convaincre les peuples de cette nécessité.
Sobriété, solidarité
Deux notions-clefs doivent commander cette démarche: la sobriété et la solidarité. Nous vivons, en effet, dans un monde limité. Il devient même de plus en plus exigu, alors que le Sud prend de plus en plus d’importance par le nombre. Il serait illusoire d’envisager une consommation dans le Sud, similaire à celle qui a cours dans le Nord. Cela ne serait ni moral, ni souhaitable pour sa santé. Une certaine consommation n’a été possible jusqu’à présent dans le Nord qu’au détriment de la majorité – qui devient de plus en plus majoritaire. Elle est néfaste pour la santé parce que génératrice de graves maladies de société, telles le cancer, les problèmes cardio-vasculaires, le mal de vivre, la dépression ou le stress. Elle serait, de surcroît, matériellement impossible étant donné les limites physiques de notre planète, de plus en plus dégradée, alors que flous devenons de lus en plus nombreux.
Cependant, sobriété ne signifie pas misère ou ascétisme. Il v a consommation et consommation: l’une peut aller de pair avec la qualité de la vie alors que l’autre en est la négation et qui est la consommation débridée sous-tendue par les méfaits du lavage de cerveau des publicités.
La seconde notion, la solidarité, est l’autre fondement de notre réflexion et de notre action; elle en est le principe actif. Elle est l’antidote de celui, débilitant, de la compétition forcenée résumée par « un contre tous et tous contre un », véritable loi de la jungle qui conduit à l’individualisme décrit par Hobbes et David Hume. La solidarité doit être un principe dynamique, plus réel que celui de charité, d’aide ou de coopération tel qu’il ressort du jargon international. En Islam, tout bien n’appartient qu’à Dieu, et l’homme n’en jouit qu’à titre de mandataire. Cette jouissance prenant son sens véritable que lorsqu’elle revêt un caractère social. La redistribution du surplus dont le caractère est éminemment social, fut la caractéristique essentielle de la société islamique. La fonction de la Zakat, des sadaqqates, l’ampleur prise par les fondations pieuses et les biens Habous – ces derniers représentant le quart de la richesse du monde islamique- témoignent d’un souci aigu de la redistribution du surplus, d’une pratique rigoureuse du principe de solidarité.
Ce principe doit être réactivé également sur le plan international et une répartition plus équitable des richesses de la terre doit devenir le fondement d’un autre monde à construire.
Mécanisation de la pensée humaine
Nous vivons un moment important: celui de la seconde révolution industrielle. La première avait vu l’énergie vivante remplacée par l’énergie mécanique. La seconde révolution industrielle enregistre le remplacement de la pensée humaine par la pensée mécanique. S’agissant des problèmes d’organisation, cybernétique et automation permettent la construction de machines fonctionnant avec plus de précision et de rapidité que le cerveau humain. La seconde révolution industrielle sera-t-elle aussi coûteuse sur le plan humain que l’a été la première ? On sait que cette première révolution industrielle a laissé des stigmates terribles sur l’humanité. Celles de la seconde risquent de l’être davantage si elle reste dominée par le paradigme de la première. Le danger automatique plane sur nous, la pollution de la nature, l’empoisonnement des rivières, lacs et océans, des phénomènes tel que le sida qui risque de devenir massif, en un mot, une menace d’apocalypse sociale double celle de l’apocalypse nucléaire et la cybernétique et l’informatique risquent fort d’en précipiter le cours.
Changement de cap
Il nous faut à tout prix changer de cap. Il nous faut élaborer un autre savoir, car celui qui a cours chez nous se contente de reproduire les catégories de la filiation intellectuelle maudite, allant de Hobbes à Marx en passant par Descartes, Darwin et autres Newton. Nos écoles, collèges, instituts, facultés et universités véhiculent ce savoir perverti, supposé nous conduire au « sentier lumineux » du développement, du progrès, de la croissance, de la productivité et de la civilisation. Et un effort financier considérable est consenti à cet effet. Une perversion inouïe s’installe ainsi dans l’esprit de notre jeunesse, corrompant son âme et la conduisant à l’acculturation et à l’aliénation. Ce savoir doit être impérativement réévalué, corrigé, réadapté et doit se fixer, en premier lieu, de servir d’autres objectifs soigneusement étudiés. Et d’abord servir une agriculture dont le but doit être d’assurer la subsistance de ceux qui vivent sur la terre nationale, de réduire la dépendance alimentaire, synonyme de la dépendance politique. Ensuite, de servir une industrie liée à cette agriculture et destinée essentiellement à satisfaire les besoins d’un marché intérieur. Le passage par l’industrie est un passage obligatoire pour l’humanité et il n’est pas question de le rejeter, on ne rejette pas la vie. Mais il n’y a pas qu’une seule voie menant à l’industrie, d’autres voies existent, moins coûteuses pour l’homme, moins injustes, moins agressives. La voie choisie par l’Occident l’a été au suprême degré. Par ailleurs, il faut surtout prendre soin d’éviter le lien qui conduit à la création d’une bourgeoisie débouchant sur le phénomène des multinationales.
Une nouvelle science, de nouvelles technologies
De même, il n’est pas question de refuser les sciences et les technologies. Là également, il n’existe pas de voie royale, les sciences et les technologies découlent de choix existentiels, de structures mentales liées à une culture; finalement, elles découlent d’un paradigme. Un autre paradigme, d’autres choix, donneraient des voies différentes d’approche de la science, produiraient d’autres technologies. Le savoir éminent du géologue égyptien El Baz n’a malheureusement pas servi pour découvrir les réserves d’eau si indispensables à l’Égypte et au monde arabe, mais ce savoir a été utilisé pour la conquête de l’espace et pour qu’un Américain soit le premier à poser le pied sur la lune. Autre exemple: la poudre était connue en Asie des siècles avant que l’Occident ne la « découvre », elle y était utilisée surtout lors des festivités, mais c’est l’Occident qui inventa le canon.
Les études, les témoignages se multiplient pour dénoncer les orientations données, voire imposées, à la recherche scientifique par le complexe militaro-industriel. Une part énorme du budget recherche et développement est accaparée par ce complexe: 85%, parfois 90%, voire davantage. A peine 10% sont dévolus à la santé, l’urbanisme, les loisirs, c’est-à-dire à la qualité de la vie. Ces proportions ont une influence décisive sur le profil d’une société. Il est nécessaire d’opérer un renversement dans ces proportions, c’est-à-dire opérer un changement qualitatif de la vie, du style de vie. Changer de cap, imaginer et donner naissance à un monde nouveau, c’est d’abord faire ces choix en matière de recherche scientifique et de technologie. « La science abstraite « arithmomorphique » tue le vivant. L’humanité s’enfonce dans la folie à force de ne croire qu’en la raison et de n’admettre de réel que ce qui est rationnel » écrit Jacques Grinevald dans le livreCrise et chuchotements.
Léonardo Sciascia écrit, pour sa part: « La structure du Manhattan project, et le lieu où il fut réalisé, se fragmente pour nous en images de ségrégation et d’esclavage qui ont une analogie avec les camps d’anéantissement hitlériens. Quand on manipule la mort, même si elle est destinée à d’autres, comme on la manipulait à Los Alamos en somme, on a recréé ce que l’on croyait combattre ».
Ce que Michel Serres, parlant de Los Alamos, exprimera à sa façon et par lequel nous concluerons: « J’ai enfin compris pourquoi l’entreprise, née sans doute au siècle classique, devait se terminer au lieu où tous les grains de sable se rassemblent, où le travail des hommes les vitrifie encore. Le rationalisme est porteur de la mort, la science doit se dissocier de lui ».
Ahmed Ben Bella
Mai 1986
Ce texte est paru pour la première dans le mensuel El Badil, Montreuil, mai 1986.
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