L'analyse comparative Islam-démocratie est souvent invoquée, dans les discours occidentaux dominants, pour ratiociner, parfois admonester, l'insuffisance ou la pénurie de démocratisation dans les sociétés musulmanes, par contraste avec les sociétés occidentales. Dans le monde musulman cette comparaison y est fréquemment abordée soit pour faire l'apologie de l'Islam, en le subsumant sous (ou en l'identifiant à) la démocratie ou l'inverse, soit pour singulariser les projets d'Etats islamiques ou alors ratiociner l'insuffisance ou la dégradation spirituelle et morale dans les sociétés occidentales, parfois même en identifiant la démocratie au kofr.
Enayat pense que l'Islam est irréconciliable avec certains postulats de la démocratie à cause de son caractère général de religion. Selon lui, «toute et chaque religion ne peut manquer d'entrer en conflit avec la démocratie en vertu du fait qu'elle est une religion – c'est à dire un système de croyances basé sur un minimum de dogmes incontestables et immuables, ou maintenu en vertu de conventions répandues ou d'autorité traditionnelle.»(3). Par contre, quelque soit la définition de la démocratie adoptée, ses concomitants intrinsèques sont le débat et la critique permanents qui, inéluctablement, impliqueraient une contestation de certains axiomes sacrés.
Vu la multiplicité des significations assignées à l'attribut démocratique, Enayat propose un ensemble de pré-requis moraux et légaux qui habiliteraient l'attribution de démocratique pour qualifier toute forme de gouvernement, quelque soit sa base idéologique ou sa configuration sociale ou économique, à savoir:
1) la reconnaissance de la valeur de chaque être humain, indépendamment de ses attributs;
2) l'acceptation de la nécessité du droit, c'est à dire un ensemble de normes définies ou rationnelles pour réguler toutes les relations sociales;
3) l'égalité de tous les citoyens devant la loi, sans distinction de race, d'ethnie ou de classe;
4) la justifiabilité des décisions de l'Etat sur la base du consentement populaire;
5) un haut degré de tolérance vis-à-vis des opinions non conformistes et non orthodoxes.
Concernant le premier critère, Enayat observe que «l'égalité reconnue par l'Islam, contrairement à celle des grecques, par exemple, n'est subordonnée à aucune condition préalable.»(4) Comme l'explique Hannah Arendt, «l'égalité de la polis (cité) grecque, son isonomie, était un attribut de la polis et non des hommes, qui recevaient leur égalité en vertu de leur citoyenneté, et non en vertu de leur naissance.»(5) En d'autres termes les hommes n'y naissent pas égaux, et c'est précisément parcequ'ils ne sont pas égaux naturellement qu'«ils avaient besoin d'une institution artificielle, la polis, qui en vertu de sa nomos (loi) les rendrait égaux.»(6) Enayat note, par contre, que le Coran reconnaît l'Homme (insan) indépendamment de ses croyances et de son statut politique mais n'a aucun mot pour citoyen – les termes mouwatin (en arabe), shahr-vand (en persan) et vatandàs (en turque) étant des néologismes. Dans son état pré-social, la position de l'homme est anoblie par le Coran qui le désigne comme «vice-gérant sur terre» (II:30) alors que pour les romains, comme le remarque Arendt, le mot latin homo, l'équivalent de l'Homme, «suggère quelqu'un qui, à l'origine, n'était rien d'autre qu'un homme, c'est à dire une personne sans droit et, par conséquent, un esclave.»(7)
Quant au second pré-requis, Enayat note que l'Islam n'accommode pas l'arbitraire par un homme ou un groupe d'hommes, la base des décisions et des actions d'un Etat islamique étant la charia, c'est à dire un ensemble de règlements déduits du Coran et de la Tradition, et non le caprice ou la lubie individuel. La charia est une des manifestations de la sagesse divine, qui régule tous les phénomènes dans l'univers, matériel ou spirituel, naturel ou social, et dont le caractère normatif est indiqué dans le Coran par les termes sounnat Allah (la voie ou la tradition de Dieu), mizan (la balance), chir`ah (un autre terme pour charia), qist et `adl (les deux dénotant la justice). Enayat observe qu'en maintenant la charia, l'Islam affirme la nécessité de gouverner sur la base de normes et de directives bien définies (à l'opposé de l'arbitraire), et qu'il serait plus approprié de désigner un Etat islamique adéquat par 'nomocratie' (autorité de la loi) plutôt que théocratie.(8)
Bien sûr, l'Islam consacre l'égalité de tous devant la loi, sans distinction de race, d'ethnie ou de classe, le seul critère islamique valable pour distinguer les individus étant la crainte révérencielle de Dieu ou la piété (taqwa). Imad Eddine Ahmad rappelle aussi le discours inaugural du premier calife de l'Islam, Abou Bakr, après son élection à la direction de la Oumma, comme exemple à valeur normative d'égalité devant la loi : «Il est vrai que j'ai été élu votre amir (leader), mais je ne suis pas le meilleur d'entre vous. Si je donne un ordre qui est conforme au Coran et à la pratique du Prophète (saas), obéissez mois, mais si je donne un ordre qui ne leur soit pas conforme, alors corrigez moi, la vérité est droiture et le mensonge est une trahison.»(9) Mais l'objection qui est souvent faite à cette affirmation est la suivante : «ce que l'Islam offre d'une main en postulant l'égalité fondamentale de tous les êtres humains, il le reprend de l'autre en légiférant que les non-musulmans vivants dans un Etat islamique devraient être inférieurs aux musulmans de par le fait qu'ils encourent des impôts plus lourds ainsi que des privations civiques.»(10) A cette objection Enayat argumente qu' «il n'y a aucune école de pensée politique égalitaire qui pourvoit à l'égalité absolue – à moins qu'elle relève d'une utopie désespérante ou qu'elle n'ait aucune intention d'obtenir le pouvoir politique. Tout gouvernement démocratique impose inévitablement certaines discriminations implicites et explicites en faveur de tous ceux qui prêtent allégeance à un ensemble d'idéaux, de normes et de symboles, qui forment le sujet du consensus présumé […] De plus l'exercice des libertés civiles est limité par la condition connue que la liberté de tout individu devrait finir là où elle interfère avec celle d'un autre.»(11) Ces limites ne disqualifient pas en soi l'attribution 'démocratique' aux régimes qui en bénéficient. Enayat observe que le traitement islamique des ahl el kitab (les gens du livre) et son déni des droits politiques aux athées peut être justifié, de façon similaire, en termes de constrictions nécessitées par la nature de tout régime politique. Pour Enayat, «ce qui décide, en fin de compte, si un régime est véritablement dévoué au principe de l'égalité malgré ces limites ou s'il ne l'est pas, c'est si le facteur générant ces limites est permanent et ineffaçable, comme l'appartenance à une race ou une caste, ou s'il est, au contraire, contingent et temporaire, comme l'appartenance à un parti ou le statut de résident étranger dans un Etat. Et le fait décisif est que les limites placées par la charia sur les droits des non-musulmans ne sont pas permanentes et inaltérables, car les non-musulmans ont toujours l'option de se convertir à l'Islam, et par là de surmonter leur incapacité politique.»(12)
Enayat affirme que les principes islamiques de la choura (consultation) et de l'ijma` (consensus), inférés du Coran et de la Tradition, est concomitant avec le quatrième pré-requis démocratique ci-dessus. La choura est à la fois un concept théologique (chapitre 42 du Coran), un processus consultatif de prise de décision ainsi qu'une institution (majliss echoura). Enayat explique qu'en énumérant les qualités du bon musulman, le Coran (XLII:38) mentionne la consultation sur le même pied d'égalité que l'obéissance à Dieu, l'accomplissement de la prière et la charité. Fathi Osman explicite que le verset III:159 instruit le Prophète (saas) de consulter les croyants pour les décisions non révélées concernant les affaires de la communauté, et indique des Traditions prophétiques qui appellent l'individu à respecter l'opinion collective de la communauté et à se positionner avec la plus grande majorité en cas de scission grave.(13) Il est à noter cependant que dans l'histoire politique de l'Islam certains exégètes ont interprété ces textes comme indiquant que la consultation est désirable mais non exécutoire, et qu'il y a eu des divergences de vues quant à l'étendue et la nature de la base consultative.(14)
Quant à la tolérance vis-à-vis des opinions non conformistes et non orthodoxes, Enayat observe qu'a travers leur histoire les musulmans ont été moins tolérants vis-à-vis des divergences entre eux qu'envers les groupes non-musulmans et les 'gens du livre', la performance musulmane dans les relations inter-culturelles étant une des vertus civiques décisivement supérieures à celles de l'Occident.(15) L'Islam garantit le règne de la majorité dans le respect de la minorité en protégeant la liberté religieuse, en interdisant la contrainte religieuse, et en prohibant l'injustice et l'oppression.
A partir de cette analyse comparative, on voit que les valeurs des modèles d'Etat islamique ne sont ni identifiables à (ni subsumables sous) celles de la démocratie, ou l'inverse. Certaines s'excluent, d'autres concordent, et d'autres encore sont incommensurables.
Pour conclure, l’on peut dire que le modèle islamique de gouvernement partage avec la théocratie la référence au spirituel et à la loi divine, et avec la démocratie les principes, les mécanismes et instruments techniques de la gestion des affaires de la cité.
Dr. Sadeq Ouartilani
Notes :
1. Hamid Enayat, Modern Islamic Political Thought, MacMillan Education Ltd, London 1982.
2. Voir l'essai 'Islam et Démocratie' dans Les Grands Thèmes.
3. Hamid Enayat, op. cit., p. 126.
4. Hamid Enayat, op. cit., p. 127.
5. Hannah Arendt, On Revolution, New York, 1963, p. 23.
6. Ibid.
7. Hannah Arendt, op. cit., p. 39.
8. Hamid Enayat, op. cit., p. 129.
9. Imad ad-Dean Ahmad, 'Definitions of Democracy', Muslim Democrat, Vol. 1, No. 2 (1999) p. 2.
10. Hamid Enayat, op. cit., p. 128.
11. Ibid.
12. Ibid.
13. Fathi Osman, 'Shura in Islamic Life', Muslim Democrat, Vol. 1, No. 2 (1999) p. 6.
14. M. A. Muqtedar Khan, 'Shura and Democracy', Muslim Democrat, Vol. 1, No. 2 (1999) p. 5.
15. Hamid Enayat, op. cit., p. 129.