(2eme Partie)
« شهادات المنصفين الغربيين على أساتذة الأمة وعلمائها: «الجزائر هي الإسلام! »
Mohamed Mustapha HABES, Genève (Suisse)
Dans cette 2eme partie de notre article «L’Algérie, c’est l’islam !»: Témoignages d’Occidentaux objectifs, l’auteur suisse Roger du Pasquier (1917-1997), qui a grandi dans une famille protestante et s’est converti à l’Islam, auquel il a consacré plusieurs ouvrages, évoque dans son livre L’islam entre tradition et révolution (éditions Tougui-Paris), au chapitre 3, intitulé «L’Algérie, c’est l’islam !», l’histoire de la politique contemporaine algérienne, lors de sa visite en Algérie, sur conseil et proposition de son ami algérien, résidant à Genève, l’imam Cheikh Mahmoud Bouzouzou (1918-2007), au début des années 80, ou le penseur suisse a rencontré des savants, prédicateurs et même des responsables religieux de l’Etat algérien, tels que Cheikh Abderrahmane Chibane, ministre des Affaires religieuses de l’époque qui mentionne «le plan quinquennal (1980-1984) qui fait à l’Islam la place qui lui revient de droit… En plus des huit milles mosquées déjà existantes, il prévoit d’en construire cent soixante nouvelles, soit une par dayra (arrondissement), cha¬cune pourvue d’une école coranique attenante. Trois grands nouveaux instituts islamiques de niveau universitaire, chacun avec sa spécialité propre, sont aussi en voie de création. »
Le réveil islamique dans les pays du Maghreb :
Selon une opinion que l’auteur avait entendue à plusieurs reprises lors de ses déplacements au Maroc, le réveil islamique poserait en Algérie plus de pro¬blèmes que dans le royaume chérifien du fait de la suppression par le pouvoir colonial français de la plupart des structures traditionnelles ainsi que d’une politique de sécularisation plus poussée. Le ministre Chibane, à qui l’auteur en fait part, réagit avec beaucoup de vivacité comme si M. Du Pasquier avait touché un point particu-lièrement sensible et insinué que son pays serait moins islami¬que que son voisin.
« En réalité, tient-il à souligner, l’Algérie, même aux pires moments de l’oppression coloniale, est toujours restée aussi profondément musulmane que ses voisins. Et l’une des grandes expressions de sa ferveur islamique fut l’Association des oulé¬mas algériens, laquelle, fondée avant la guerre par le célèbre cheikh Abdelhamid Ibn Badis (1889-1940), bénéficiait d’un prestige s’étendant à toute l’Afrique du Nord. Maintenant encore (en 1985), plus de 45 ans après la dispa¬rition de ce maître éminent. L’Algérie, plus que jamais, entend marcher sur les traces du cheikh Ibn Badis qui avait œuvré avec tant d’efficacité à éveiller la conscience religieuse des Algériens et à donner une orientation islamique et arabisante au mouvement nationaliste. Grâce à lui la voie que devait suivre l’Algérie avait été tracée dès avant l’indépendance même de la Tunisie et du Maroc, et toute politique qui ne s’y conformerait pas serait déviante. Rester fidèle à son exemple et à son enseignement revient, en quelque sorte, à pratiquer un « intégrisme » si l’on entend par ce terme la volonté d’être intégralement musulman tout en tenant compte des conditions et nécessités du monde actuel. Dans ce cas, déclare le ministre algérien des Affaires religieuses, « je suis l’intégriste N°1». Cependant, ce qu’il faut refuser à tout prix, c’est l’extrémisme, ajoute-t-il en remarquant que celui-ci ne peut manquer de se manifester parfois dans un pays ayant subi autant d’épreuves et de bouleversements que l’Algérie. Mais il faut savoir y faire face. Ceux qu’on désigne couramment comme les intégristes sont toujours enclins à se croire plus fidèles musulmans et meilleurs croyants que quiconque, mais, selon les termes du Coran que le ministre cite en conclusion. « Dieu sait mieux qui est dans l’égarement et qui suit la voie droite ».
﴿ إِنَّ رَبَّكَ هُوَ أَعْلَمُ بِمَن ضَلَّ عَن سَبِيلِهِ وَهُوَ أَعْلَمُ بِالْمُهْتَدِينَ ﴾[القلم: 7]
Qui sont donc ces intégristes comme on les appelle en Algérie de préférence à «fondamentalistes » ou «islamistes ?
Selon l’auteur »les dirigeants algériens sont parfaite¬ment conscients de cette évolution et, pour chercher à l’atté¬nuer mènent une politique consistant à donner, sous différen¬tes formes, des gages à l’Islam, religion d’État aux termes de la Constitution. Telle est la perspective dans laquelle il convient de considérer l’action du ministre des Affaires reli¬gieuses et l’insistance avec laquelle il se réclame de la pensée, sujette à interprétations extensibles, du cheikh Abdelhamid Ibn Badis et de son indiscutable autorité.
Cependant toute cette activité officielle de rénovation musulmane, de construction de mosquées nouvelles, d’ouver¬ture d’établissements d’enseignement religieux ne suffit pas à faire taire les reproches et revendications que les milieux islamistes font circuler dans le peuple. A la faveur de la prati¬que religieuse dont le renouveau est attesté dans la plupart des classes sociales, parmi les foules ferventes qui remplissent les mosquées, se répètent rumeurs et critiques visant le plus sou¬vent à ce qu’on rapporte l’ « hypocrisie » des détenteurs du pouvoir et la « corruption » des « profiteurs du régime ».
« Nous constatons que trente ans après le1er novembre 1954 et vingt-deux ans après l’indépendance, les principes islami¬ques auxquels s’identifiait la Révolution ne sont pas la source d’inspiration et d’orientation de l’État algérien actuel. Aussi, les objectifs de la Révolution algérienne n’ont pas été réalisés. Plus grave encore, la Révolution a été dénaturée. Le système politique et les institutions qui gèrent l’Algérie ne sont pas de nature islamique, alors que la Révolution devait rendre l’Algérie à elle-même, c’est-à-dire au message islamique (…) », observe le ministre.
Tout pouvoir en Algérie, pour être légitime, doit traduire dans les faits le message islamique
D’après lui «le peuple algérien souffre de l’arbitraire, de mesures répres¬sives et d’une injustice sociale flagrante. Le désordre adminis¬tratif et économique, la corruption et le favoritisme deviennent en somme les caractéristiques propres à un régime dont l’inca¬pacité de gestion n’est plus à démontrer. La source des maux qu’endure le peuple se trouve dans la nature même du régime, dans ses rouages et dans ses méthodes inefficaces. Le malaise populaire est profond. Il ne peut disparaître que par un change¬ment profond (…).
« Il est temps que ceux qui dirigent l’Algérie se conforment, aussi bien dans leurs comportements que dans leurs décisions, aux sources et principes islamiques auxquels s’identifiaient les Chouhada (martyrs) et les Moudjahidine de la Révolution. Tout pouvoir en Algérie, pour être légitime, doit traduire dans les faits le message islamique. ».
Selon Roger Du Pasquier, »il faut bien le reconnaitre: ce n’est plus l’Islam d’un Ben Badis qui s’exprime ici ; c’est surtout aussi celui des Mawdudi (1903-1979), des Sayyid Qutb (1906-1966) des Kichk (1933-1996) et autres inspirateurs des mouvements islamistes qui maintiennent en effervescence une bonne partie de l’Orient musulman. »
Retour aux sources profondes :
»Cependant, poursuit-il, il ne convient pas de faire la part trop belle à l’intégrisme ni d’exagérer le rôle des influences extrémistes et extérieures, car, en Algérie, le renouveau islamique est bien autre chose encore. C’est plutôt, à en juger par de nombreux indices convergents, un mouvement général et spontané que rien ne semblait annoncer au moment de l’indépendance et dont l’ampleur surprend les milieux religieux eux-mêmes. Mais il ne faut pas non plus trop généraliser, car si l’Algérie donne l’impression de vouloir revenir à ses sources profondes, elle ne saurait effacer toutes les marques laissées par la civilisation de la puissance qui l’a si longtemps occupée et dont faction transformatrice s’est exercée non seulement sur la physiono¬mie du pays, mais sur les mentalités.
S’il ne s’agit pas d’intégrisme, quel est alors cet Islam auquel tant d’Algériens demandent des raisons de vivre? Est-il retour à des valeurs traditionnelles et spirituelles ou plutôt recherche d’une grandeur passée à restaurer et d’un renouveau dans le sens plus moderne de la justice sociale ? »
Les origines du mouvement réformiste remontent, aux 2 B (Bennabi et Ben Badis) selon Pr. Abdelouahab Hammouda:
»Dans la salle d’attente du ministère des Affaires religieuses, sur les hauteurs du quartier de Hydra, une personnalité marquante de l’entourage du ministre. Pr. Abdelouahab Hammouda (1939-2017) tient à souligner la réalité et l’authen¬ticité du renouveau islamique présentement vécu par l’Algérie. La situation qui prévalait auparavant n’avait jamais pris l’as¬pect d’une décadence irrémédiable ou même d’une crise profonde de la religion ; la profession de foi, la Shahâda, n’a jamais cessé d’être répétée dans la population, ni le Prophète d’être vénéré ; le jeûne du Ramadan a toujours été fidèlement observé. Mais, du fait du régime colonial, les valeurs islami¬ques étaient refoulées et demeuraient comme en hibernation. Elles ne demandaient qu’à ressurgir à la première occasion favorable. Et maintenant que le phénomène est en plein déve¬loppement, il est juste de rappeler que ses origines remontent au mouvement réformiste qui, bien avant l’indépendance, avait été marqué par des personnalités telles que le rénovateur Malek Bennabi (1905-1973) et surtout le cheikh Ibn Badis. Leur influence demeure considérable, mais cela n’empêche nullement les musulmans algériens de donner actuellement expression à une grande variété de formes et de tendances comprenant un éven¬tail allant d’un conservatisme intransigeant et d’un intégrisme obtus à des positions nettement «progressistes » et même marxisantes.
Certaines dominantes sont perceptibles. Ainsi, dans leur majorité, les jeunes semblent animés, comme dit M. Hammouda, par « une profonde aspiration à se réaliser islamiquement ». De façon générale, constate-t-il, on est plutôt en présence d’un Islam qui se veut renouveau dans un sens de libération, de justice sociale, notion qui revient constamment dans les discours islamistes et qui s’accompagne couramment d’une volonté de renouer avec la grandeur des belles époques de l’histoire musulmane. Cela se combine avec un besoin d’af¬firmer son identité islamique, et cela en rejetant le modèle occidental aussi bien dans sa présentation matérialiste-capita¬liste que dans ses applications soviéto-communistes. »
Dans l’Algérie nouvelle une élite intellectuelle authentiquement islamique et « l’intelligence musulmane s’est réfugiée dans le peuple ».
»Quoi qu’il en soit, poursuit l’auteur, il faut reconnaître dans la population algérienne une présence de la foi en même temps que de beaucoup de bonne volonté et de disponibilité. Ce qui peut-être, manque le plus, ce sont des maîtres, des guides qui s’imposent par leur person¬nalité et par leur exemple dans tous les domaines de la vie. A l’heure actuelle les imams et autres chefs religieux prêtent trop souvent le flanc à la critique et au reproche de ne pas accorder leur comportement à leurs paroles. Sont aussi insuffisants la science religieuse, la connaissance de la Loi, ou Sharî’a, le sens du sacré, la spiritualité, imperfections bien difficiles à redresser pour une administration. Mais il n’y a pas de raison de perdre espoir sur cette terre d’Algérie où comme on a déjà pu le constater en maintes circonstances, «l’intelligence musulmane s’est réfugiée dans le peuple ». Cette dernière remarque ne doit pourtant pas dissimuler ce fait fort important qu’il existe dans l’Algérie nouvelle une élite intellectuelle authentiquement islamique dont M. Hammouda est non seulement un représentant qualifié, mais un pôle d’at¬traction. Car, surtout en fin de journée, il est fréquent que son bureau, au ministère des Affaires religieuses, serve de lieu de rencontre à des spécialistes de la pensée musulmane, comme les professeurs Cheikh Bouamrane et Amar Talbi ou à des médecins de vaste culture orientale et occidentale, comme les Dr Ahmed Aroua, écrivain et conférencier, et Saïd Chibane (médecin) frère du ministre, et alors s’engagent des conversations qui permettent au visiteur étranger de découvrir des aspects nou¬veaux du réveil islamique et du mouvement de réexamen des valeurs qu’il a mis en branle sur le plan de l’intellectualité. L’une de ces conversations s’est prolongée chez le Dr Aroua qui habite une maison magnifiquement située sur les hauteurs d’Alger, en présence du professeur Bouamrane puis de M. Hammouda venu plus tard rompre le jeûne qu’il avait observé ce jour-là pour des raisons personnelles. »
Préoccupations et orientations de la pensée dans les milieux cultivés de l’Islam
Roger Du Pasquier rapporte dans ce chapitre des extraits de sa conversation avec les Oulémas et professeurs algériens en disant qu’il en reproduis ici quelques extraits, car cet entretien lui a semblé plus significatif des préoccupations et de l’orientation de la pensée dans les milieux cultivés de l’Islam que bien des publications, universi¬taires ou non, parues en Europe sur ce sujet :
» Pr Bouamrane : – Nous vivons présentement une période de sahwa, d’éveil d’un état de léthargie, de longue somnolence. Le monde musulman semble revenu à un état de conscience, de lucidité, de clarification. Ainsi une chance nous est donnée de clore la phase de notre décadence.
Dr Aroua : – On assiste certes à tout un remue-ménage, mais il ne manque pas de raisons de se demander s’il s’agit vraiment d’un réveil de l’Islam. En tout cas la situation actuelle est susceptible d’interprétations divergentes et parmi tout ce qui paraît en Occident sur ce sujet, il n’est pas facile de s’y retrouver.
En expliquant que ses deux interlocuteurs sont d’accord pour constater que de nombreuses publications déforment l’image de l’Islam aux yeux du public européen. Ils s’en prennent évidemment à Péroncel-Hugoz (1940) et à son Radeau de Mahomet, et plus encore à deux de leurs compatriotes. Ali Mérad (1930-2017) et Mohammed Arkoun (1928-2010), à qui ils adjoignent le Marocain Abdallah Laroui (1933), lesquels ont fait carrière dans l’Université française mais sont sans crédit en milieu musulman et se sont, en quelque sorte, placés eux-mêmes en dehors de l’Islam. «Ils sont encouragés par certains éléments qui ont intérêt à discréditer l’Islam dont, en fait, ils rejettent la transcendance. Car, ce qu’ils recherchent, ce n’est qu’une vérité d’ordre scientifique. Ils sont des produits de l’orientalisme. Or c’est l’orientalisme lui- même qui est discrédité… »
Le phénomène « réveil de l’Islam », est extrêmement complexe et difficile à définir ? !
En tout cas le phénomène qu’on appelle « réveil de l’Islam », de quelque point de vue qu’on le considère, est extrêmement complexe et difficile à définir, car il se compose d’une multi¬tude de courants diversement orientés, traditionnalistes, « salafi » ou modernistes, estime le Dr Aroua. Il faudrait recourir à l’ijtihâd (effort personnel de recherche et de compré¬hension) pour discerner ce qui est valable dans ces courants et comment ils peuvent légitimement s’adapter aux conditions de notre temps.
Le Pr Bouamrane pense que tous ceux qui considèrent l’Islam du dehors, y compris les orientalistes faisant le plus autorité, saisissent mal ce qui s’y passe. Tels sont, entre autres, les islamologues de la tendance Rodinson (1915-2004) toujours enclins à appliquer leurs schémas marxistes aux pays musulmans, comme si les conditions y étaient comparables à celles de l’Occident, alors qu’il s’agit en réalité de situations comportant d’irréductibles disparités. »
Les trois courants principaux de l’Islam au Maghreb :
L’auteur relève qu’à l’intérieur de l’Islam, »particulièrement en Afrique du Nord, on se trouve en présence de trois courants principaux: le 1er, et le plus puissant, aspire au retour à la tradition et à ses formes moyennant les indispensables et inévitables adaptations à la modernité; assimilé par les Européens à l’intégrisme ou désigné par d’autres termes également inadéquats, il correspond aux sentiments de la foule qui souhaiterait restau¬rer la pureté originelle de la religion et la stricte observance de l’islam tel qu’il avait été révélé. Le second courant est le réformisme hérité des Afghani (Jamal-Eddine (1839-1897)), des Abduh (Mohamed 1849-1905) et des Iqbal (Mohamed (1877-1938)); ses tenants voudraient supprimer les mauvaises habitudes et men¬talités jugées périmées tout en conservant l’essentiel de la tradition et en empruntant à l’Occident sa science et sa technologie sans toutefois se laisser influencer par lui en ce qui concerne les valeurs morales, culturelles et humaines. Le troi¬sième, enfin, est un courant plus laïcisant qui se manifeste notamment en Tunisie; il considère que l’Islam est une grande chose et lui rend hommage, mais tend à en séparer l’État dans l’idée que celui-ci doit être administré selon des critères occidentaux d’efficacité alors que la sphère religieuse devrait se limiter à la vie privée des citoyens. En précisant que cette dernière tendance est extrêmement dangereuse, esti¬ment ses interlocuteurs, car elle s’appuie sur des notions contraires aux principes de base de la communauté musul¬mane. La laïcité qui la caractérise est liée à l’idée de nationa-lisme, laquelle, héritée du XIXe siècle européen, est étrangère à l’Islam. »
Solidarité des gens qui croient aux mêmes valeurs
»Le domaine musulman, tout au début de son histoire, avait certes constitué un État unique mais, lorsqu’il se fut étendu à des espaces beaucoup plus vastes et divers, il en forma plu¬sieurs qui, tous ensemble, continuaient à se réclamer de l’Islam et de la communauté, l’Umma. Celle-ci, dans l’Islam, n’est pas l’État; elle représente plutôt la solidarité des gens qui croient aux mêmes valeurs. Dans toute l’aire géographique qu’elle occupait, le musulman n’était nulle part un étranger. Et le Pr Bouamrane rappelle le cas célèbre du grand historien Ibn Khaldûn (1332-1406) qui, né à Tunis de parents yéménites, occupa un poste dans le gouvernement de Grenade avant d’aller poursuivre ses études à Fès (Maroc) et à Tlemcen (Algérie). On le retrouve plus tard au Caire en qualité de qâdi du rite malékite puis ambassadeur auprès de Tamerlan. Nulle part il n’eut à présenter de passeport et personne ne s’est soucié de sa nationalité. »
Chaque pays musulman tient à sa spécificité et tous divergent d’envisager l’avenir de l’Islam:
«Hélas, on est bien loin aujourd’hui de cette forme de com-munauté, constate le Dr Aroua:- Chaque pays musulman tient à sa spécificité et tous divergent dans leurs manières d’envisager l’avenir de l’Islam. On ne peut pas en trouver deux qui l’entrevoient dans des perspectives identiques. Dès lors chaque musulman raisonne à partir de la nation à laquelle il appartient. On le constate déjà avec l’Afrique du Nord pour¬tant habitée par des peuples qui au fond, n’en forment qu’un seul, qui ont la même culture, les mêmes usages, mangent le même couscous et néanmoins assignent à l’Islam un rôle sensiblement différent dans la vie de chacun de leurs pays. Ainsi le Maroc, qui n’a pas été touché par l’influence ottomane mais est plutôt héritier de la civilisation andalouse, envisage l’Islam selon une tradition plus spécifiquement maghrébine. Au contraire la Tunisie, plus moderne, plus libérale, plus accueillante à la culture française, s’est aussi ouverte à l’in¬fluence du kémalisme turc. On le voit dans la manière d’abor¬der certaines des grandes questions qui préoccupent pendant ce temps-là, la conscience musulmane, comme la position de la femme, la contraception.»
Comment les Algériens envisagent-ils l’Islam et son avenir ?
Dr Aroua remarque que « l’Algérie placée entre ces deux voisins, a subi un destin particulièrement mouvementé. Elle avait possédé une unité que rompit le régime turc ; vint l’émir Abdelkader (1808 -1883) qui la dota d’une conscience plus musulmane qu’algérienne ;puis l’occupation française accentua les divisions. Enfin la lutte de libération, ou la révolution, fut conduite à la fois sous la ban¬nière de l’Islam, du nationalisme et de la justice sociale. Il en est résulté une certaine unanimité, laquelle, pourtant, laisse sans réponse la grande question : comment, les Algériens, envisagent-ils l’Islam et son avenir ? »
Pr Bouamrane s’exprimant à son tour affirme : « Ce qui frappe, en Tunisie, c’est l’in-fluence du kémalisme, spécialement dans la Néo-Destour. Bourguiba lui-même, qui semble culturellement plus français qu’arabe, avait été pris d’admiration pour Atatürk qui avait repoussé l’occupant étranger, et cette forme de nationalisme, parfaitement valable sur le plan politique, l’avait impres¬sionné. Mais, ce qui était beaucoup moins valable, c’était de rendre l’Islam responsable des erreurs de l’Empire ottoman et du retard de la Turquie, ce qui avait conduit Atatürk à le rejeter et à imposer la laïcité. Cependant Bourguiba, en pré-sence d’une société profondément musulmane, a échoué dans ses tentatives de laïcisation et a dû se contenter de formes mitigées », ajoutant que « lors de nos rencontres universitaires et culturelles, existe une sorte de malaise entre nos collègues tunisiens et nous nous ne sommes pas au même diapason. Le fond, qui est le Maghreb islamique, reste le même mais trop d’éléments de francophonie et d’occidentalisme sont venus se greffer par-dessus. Il en va de même de l’élite politique et intellectuelle qui dirige le pays ; elle n’est ni vraiment occiden-tale, ni musulmane, mais se veut tunisienne, donc déterminée par la géographie, ce qui est un concept non islamique. Jamais la spécificité de l’Islam ne saurait dépendre de limites géo¬graphiques, car elle est faite de notions communautaires et de solidarité ».
»Ce qui embrouille encore la situation du monde musulman, constatant les interlocuteurs de M. Du Pasquier, c’est l’influence des deux Super Grands dont résultent trois tendances : deux procèdent de liens spéciaux avec l’une ou l’autre de ces grandes puissances et la troisième cherche à en être également dégagée. Les Algé¬riens s’efforcent, sans toujours y parvenir, de suivre cette troi¬sième voie, d’être tiers-mondistes. Ils s’y appliquent en particu¬lier dans les domaines de l’économie et de la culture. »
« Cependant, remarque le Pr Bouamrane certains donnent des images caricaturales de cette troisième tendance, ainsi Qadhafi (1942-2011) et son Livre vert. Mais il demeure isolé et n’a pas réussi à faire école. Quant au peuple libyen, il n’a pas vraiment fait encore l’expérience de la liberté. »
Les confréries soufiques accusées généralement d’avoir pactisé avec l’administration coloniale :
Dr Ahmed Aroua précise à son tour qu’« il faut revenir à la tendance dite faussement « intégriste », car c’est elle qui accroche le plus les masses. Elle attire et agit même en l’absence de chefs entraînants et capables. Les gens qui suivent ce mouvement croient se retrouver dans l’Islam. Mais, ce qui leur manque le plus, c’est une véritable réflexion sur la réalité totale qu’il constitue et sur ses relations avec le monde moderne, car il est des gens qui raisonnent sans tenir compte de ce dernier, ce qui leur a déjà fait commettre bien des erreurs. Ceux-là s’attachent sur¬tout aux aspects extérieurs, formels, de la tradition religieuse, aux vêtements, au voile des femmes, à la barbe. Mais l’Islam n’est pas cela ; il concerne bien davantage le fond de l’âme, le cœur, la vie intérieure, l’esprit ; il est plus façon de penser et d’être que façon d’agir. »
»Abondant dans le même sens, le Pr Bouamrane
estime qu’en ce qui concerne la vie intérieure, les aspects spirituels et mysti¬ques de l’Islam, l’Algérie nouvelle a exagéré la critique des confréries soufiques accusées généralement d’avoir pactisé avec l’administration coloniale. « On est allé trop loin ; il faut le reconnaître et rappeler l’importance, par exemple, de la loi mystique des Junayd (env.858-922) et des Ghazâlî (1058-1111) qui ne s’écarte nulle¬ment des fondements essentiels de l’Islam, mais au contraire donne une tonalité nécessaire à la vie musulmane. Même dans le cadre de l’école Ibn Badis qui est la nôtre, il faut avoir le courage de faire son autocritique à ce sujet. Car si Ibn Badis (1889 -1940) s’en était pris aux confréries et aux mystiques liés au pouvoir colonial, il s’en trouvait qui ne l’étaient pas. Assurément certai¬nes confréries ont eu des comportements très critiquables, mais cela ne suffit pas à condamner tous les mystiques musulmans… La mystique doit revenir ; c’est un besoin. On le voit déjà dans l’attitude de bien des Européens. »
Le Prophète était mystique en même temps qu’homme d’action
Pour sa part Dr Aroua explique à l’auteur que : « – L’Islam est unité, mais il y a plusieurs élé¬ments qui s’y combinent ainsi que le montre la vie même du Prophète. Il était mystique en même temps qu’homme d’action. Ce qu’il nous faudrait, c’est retrouver l’unité qui constituait sa personnalité. Il était un homme complet qui avait une vie conjugale et savait apprécier ce qu’il mangeait. Il disciplinait ses tendances naturelles, les commandait, mais ne les supprimait pas. Refuser ce monde n’est pas musulman ; se tourner complètement vers ce monde n’est pas musulman non plus. »
»De son côté Pr Hammouda, qui vient de rompre son jeûne, estime qu’il n’y a nulle opposition entre un mysticisme réelle¬ment islamique et l’enseignement du cheikh Ben Badis. Celui-ci, qui était homme de piété et de science en même temps que patriote, et à qui l’Algérie est en partie redevable d’avoir pu maintenir l’arabe en tant que langue nationale et même d’avoir gardé sa conscience islamique, avait dû lutter contre cette déviation du soufisme qu’était le maraboutisme, mais sa per-sonnalité comportait tout de même un aspect mystique, aspect que ses disciples ont probablement trop ignoré. En tout cas, lorsqu’il eut l’occasion de rencontrer personnellement le cheikh Benalioua de Mostaganem, maître vénérable qui, lui, représentait un soufisme authentique et non maraboutique ou dégénéré, les deux hommes ne s’opposèrent nullement mais au contraire semblent s’être parfaitement entendus. S’il y eut désaccord, il se produisit entre leurs disciples respectifs à qui on doit en imputer la responsabilité. » Ce cheikh Ahmed Benalioua, souvent mieux connu sous le nom d’El-Alaoui ou Al-‘Alawî »fut effectivement l’une des personnalités les plus exceptionnelles et les plus éminentes de l’Islam algérien, écrit l’auteur. Personnifiant la pure tradition soufique, pour lui a présence rayonnante de ce maître spirituel incomparable qui avait attiré des disciples bien au-delà des frontières du pays. Mais en Algérie même il est trop négligé et ceux qui s’en réclament aujourd’hui manquent d’envergure et d’au¬torité. D’ailleurs une incertitude entoure sa succession. »
Lorsqu’un locataire s’apprête à quitter sa demeure, ce n’est pas au prochain locataire qu’il en remet la clé, mais au propriétaire !
»Peu avant sa mort, en 1934, relate Pr Hammouda, on avait demandé au cheikh s’il ne jugeait pas opportun de désigner un successeur, mais il fit cette réponse : – « Lorsqu’un locataire s’apprête à quitter la demeure où il a vécu, ce n’est pas au prochain locataire qu’il en remet la clé, mais au propriétaire !» Cependant la volonté de celui-ci n’a pas paru évidente à chacun et la succession du cheikh a suscité divers problèmes et contestations que certains estiment toujours non résolus. Il n’empêche que la tarîqa (confrérie) basée à Mostaganem continue d’exister et poursuit une certaine activité, mais sans rien qui puisse se mesurer avec le temps, dont se souviennent quelques vieux disciples. » »Quoi qu’il en soit, affirme l’auteur, la soif de spiritualité est aussi une compo¬sante de l’actuel renouveau islamique où se mêlent – et s’affrontent – tant de courants divers et tendances contradic¬toires en Algérie allant de l’intégrisme le plus formaliste et le plus étroit à un réformisme gauchiste et révolutionnaire. Mais, par la force des choses, ceux qui mettent l’accent d’abord sur les valeurs spirituelles sont aussi ceux qui se manifestent le moins à l’extérieur. Ils existent pourtant et ce sont eux sans doute les authentiques héritiers de l’ancienne tradition des saints, comme Abou Madiân de Tlemcen, qui ont fait la vraie gran¬deur de l’Islam algérien, de tous ces « Sidis » dont les koubbas blanches parsèment le pays où, à travers les siècles, ils ont répandu leur baraka. »
*/ – Lejeune Musulman n° 46, du mars/Juin 2022