Le mystérieux « Ben Laden du Sahara »

Depuis 2003, le gouvernement américain considère le Nord de l’Afrique comme une nouvelle « zone à risques », du fait de l’extension du « terrorisme islamiste » international incarné par Al-Qaida. Son principal relais local serait le GSPC algérien (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), apparu en septembre 1998 et devenu, en janvier 2007, « Organisation d’Al-Qaida au Maghreb islamique ». Dès mars 2004, lors d’une visite en Algérie, le général Charles Wald, commandant en chef adjoint des forces américaines en Europe (EUCOM), affirmait que des membres d’Al-Qaida tentaient de s’établir « dans la partie nord de l’Afrique, au Sahel et au Maghreb. Ils cherchent un sanctuaire comme en Afghanistan, lorsque les Talibans étaient au pouvoir. Ils ont besoin d’un endroit stable pour s’équiper, s’organiser et recruter de nouveaux membres [1]».

Constamment réitérée depuis lors, cette thèse est largement à l’origine du spectaculaire rapprochement, autour de la lutte antiterroriste, entre Washington et Alger – même si celui-ci a connu depuis des hauts et des bas. À aucun moment, l’administration américaine de George W. Bush, comme les nombreux think tanks qui la soutiennent en multipliant les « analyses » fouillées du GSPC, n’ont sérieusement questionné la réalité et la nature de cette nouvelle menace. Pourtant, de nombreux éléments attestent que cette organisation (comme avant elle les GIA) est largement instrumentalisée par les services secrets de l’armée algérienne, le tout-puissant Département de renseignement et de sécurité (DRS, ex-Sécurité militaire), principal centre de pouvoir depuis le déclenchement, en janvier 1992, de la « sale guerre » conduite par l’armée pour « éradiquer » les mouvements d’opposition se réclamant de l’islam politique [2].

Il ne s’agit pas ici de revenir sur tous les aspects de cette manipulation du GSPC par le pouvoir algérien [3], mais sur l’événement en quelque sorte « fondateur » qui marque l’émergence de l’organisation sur la scène médiatique et politique internationale : l’enlèvement et la séquestration en 2003, pendant plusieurs mois, d’une trentaine de touristes européens dans le Sahara algérien. Contrairement à l’auteur d’un récent livre sur « Al-Qaida au Pays du Maghreb » [4], Mathieu Guidère, qui n’évoque pas une seule fois dans ce livre cette prise d’otages, mais attribue ce caractère « fondateur » à deux autres événements (l’attaque d’une caserne en Mauritanie en juin 2005 et la réaction du GSPC à l’enlèvement de deux diplomates algériens en Irak quelques semaines plus tard [5]), nous considérons que l’enlèvement des touristes est un élément clé : il a beaucoup plus frappé les esprits en Occident et a servi de légitimation à la présence américaine dans la région, ce qui en définitive – comme nous le verrons –, était le but recherché par cette action.

En effet, depuis la première enquête que nous avons menée sur cette affaire [6], de nouveaux éléments sont venus confirmer qu’il ne pouvait s’agir que d’une opération organisée de bout en bout par les chefs du DRS, dans le but notamment de conforter leurs intenses efforts diplomatiques pour obtenir de Washington un soutien financier et militaire.

Le maître d’œuvre sur le terrain de cette opération, comme on l’apprendra plus tard, est un certain Abderrazak « El-Para » (dont le vrai patronyme serait Amari Saïfi, et un autre pseudonyme Abou Haïdara), un ancien officier des forces spéciales de l’armée algérienne officiellement passé à la guérilla du GSPC et présenté par la presse algérienne et occidentale comme un « lieutenant de Ben Laden » chargé d’« implanter Al-Qaida dans la région du Sahel » : El-Para aurait rejoint la guérilla islamiste dès 1992 et serait devenu le « numéro deux » du GSPC après sa création en 1998. Pourtant, dans les documents alors présentés sur le site Web du GSPC de l’époque [7], il n’est qu’un émir local. Certes, les touristes enlevés ont bien reconnu parmi leurs ravisseurs celui qui est désigné officiellement comme « El-Para » ; mais celui-ci ne s’est jamais présenté sous son nom et ses hommes le désignaient comme l’« émir ». L’opinion publique ne connaissait pas son physique, les touristes l’ont identifié après l’enlèvement et l’état-major de l’armée algérienne, ancien employeur d’El-Para, a affirmé qu’il était celui qui agissait pour le compte du GSPC, lequel n’a pourtant jamais revendiqué cet enlèvement.

C’est cet imbroglio que je vais tenter d’éclairer ici, en reconstituant aussi précisément que possible la chronologie des événements, grâce à toutes les sources disponibles et aux entretiens que j’ai pu avoir avec certains des otages dans les années qui ont suivi leur libération.

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