Après sept années d’une « sale guerre » (1992-1999) qui a fait quelque 200 000 morts, 20 000 « disparus » et provoqué le déplacement forcé de plus de 1,5 million de personnes, la violence perdure en Algérie, endeuillée en 2007 par des attentats suicides. La « loi de réconciliation nationale » mise en œuvre par le régime en février 2006, loin de pacifier le pays, a surtout fait fonction d’autoamnistie pour les responsables militaires et policiers responsables de violations massives des droits humains, tandis que la grande majorité des membres des groupes armés échappaient également à la justice. La longue lutte des familles de disparus, réclamant « vérité et justice », s’est heurtée jusqu’à ce jour à l’indifférence du pouvoir et de la communauté internationale. Tandis que certaines associations de victimes prônaient en 2007 une forme très restreinte de justice transitionnelle inspirée du modèle marocain de l’Instance Équité et Réconciliation, exonérant les responsables des crimes de toute poursuite.

Depuis le putsch du 11 janvier 1992 ayant interrompu les élections législatives, l’Algérie vit au rythme des attentats, massacres, exécutions sommaires et disparitions forcées. Ces crimes ne relèvent malheureusement pas du passé, même si leur intensité a considérablement diminué depuis 1999. Après le coup d’État, le commandement militaire, de facto au pouvoir, a gelé toutes les institutions constitutionnelles et promulgué l’état d’urgence (toujours en vigueur seize ans plus tard). Sous prétexte de lutte contre la subversion, toute l’opposition, islamiste ou non, a été anéantie ou mise au pas. Des dizaines de milliers de personnes ont été arrêtées, déportées dans des camps de concentration, torturées, exécutées ou victimes de disparitions forcées. À partir de 1994, face à la rébellion armée se réclamant de l’islam politique, des milices ont été mises en place et de faux groupes armés islamistes contrôlés par les agents des services secrets de l’armée (le Département de renseignement et de sécurité, DRS) ont fait la guerre aux maquisards ainsi qu’aux populations civiles suspectées de sympathie pour ces derniers (1).

En 1996, commencent les massacres collectifs attribués aux islamistes, qui provoqueront le déplacement forcé de plus de 1,5 million de personnes. Cette phase de la guerre contre-subversive conduite par les chefs de l’armée — selon le modèle de la « guerre moderne » conceptualisée par les militaires français lors de la guerre d’indépendance algérienne (2) — atteint son summum en 1997-1998 à Raïs, Bentalha, Sidi Youcef, Sidi-Hamed, Rélizane, etc., où à chaque tuerie, plusieurs dizaines à plusieurs centaines de morts sont à déplorer. Ces abominables crimes accompagnent une terrible lutte au sommet du pouvoir et ne connaissent un déclin tangible qu’une fois que le général-président Liamine Zéroual démissionne et cède sa place à Abdelaziz Bouteflika. Élu en avril 1999 lors d’un scrutin truqué, ce dernier s’empresse alors d’annoncer une loi dite de « concorde civile », sensée ramener la paix dans le pays, en amnistiant sous certaines conditions les membres de groupes armés. Son prédécesseur avait quant à lui déjà promulgué en 1995 une loi de clémence (« rahma ») allant dans le même sens.

L’État « responsable mais pas coupable » des crimes de la « sale guerre »

À partir de 1999-2000, les violences ont en effet beaucoup diminué, mais on observe depuis 2007 une nouvelle recrudescence, avec notamment de spectaculaires attentats suicides. Quotidiennement, des militaires périssent dans des embuscades et des miliciens sont tués, tandis que les « forces de sécurité » arrêtent de nombreux suspects, détenus arbitrairement, torturés et maintenus au secret pendant des semaines ou des mois.

La lecture du jeu des divers acteurs de ce nouveau « champ de bataille », qu’il s’agisse des « décideurs » de l’ombre ou des « émirs » des maquis, est encore moins aisée aujourd’hui que dans les années 1990. Après l’élimination des GIA (Groupes islamiques armés), est apparu en septembre 1998 le GSPC (Groupe salafiste pour la prédication et le combat), qui a assuré la relève tout en se démarquant de certaines méthodes de ses prédécesseurs. Au fil des années, avec la disparition ou la marginalisation de certaines de ses figures de proue, cette formation est devenue de plus en plus opaque (3). Ralliée à Al-Qaida en septembre 2006 (devenant « Al-Qaida au Maghreb » en janvier 2007), elle a fait siennes depuis les méthodes de l’organisation mère, en perpétrant des attentats suicides, pour la première fois en Algérie depuis 1992.

Quant aux protagonistes du « sérail » algérois, leur fonctionnement est plus obscur que jamais. Des généraux « janviéristes » — ainsi qualifiés pour leur responsabilité dans le putsch de janvier 1992 —, ne restent plus en fonction début 2008 que l’omnipotent Mohammed Médiène, alias « Tewfik », chef du DRS depuis septembre 1990 et considéré comme le véritable maître du pays. Ses principaux partenaires (et parfois concurrents), les généraux Mohammed Lamari, Khaled Nezzar et Larbi Belkheir, ont officiellement été écartés ; quant à son bras droit à la tête du DRS, le général Smaïl Lamari, il est décédé en août 2007. Mais tout écartés qu’ils soient, leur part active dans les affaires et les jeux d’influences n’ont pas disparu. Et s’ajoutent à ces vieux loups les « seconds couteaux », les colonels devenus généraux, les généraux devenus généraux-majors, chefs de région militaire, chefs des Centres territoriaux de recherche et d’investigation (CTRI) dépendants du DRS et autres sous-chefs. Tous réclament pour services rendus leur part des revenus des circuits de corruption et, s’ils ont été trop ouvertement impliqués dans la « sale guerre », des garanties d’impunité.

La responsabilité des « forces de sécurité » et de leurs chefs — souvent nommément identifiés par des centaines de témoignages — dans les violations massives et systématiques des droits humains commises au nom de l’État (disparitions forcées, torture et exécutions sommaires) est largement établie (4). S’agissant des crimes et violations des droits humains (massacres, viols dans les maquis, attentats à la bombe…) attribués aux groupes armés se réclamant de l’islam — et souvent revendiqués par eux —, l’implication de leurs chefs et de leurs exécutants est également certaine, même si des doutes sérieux perdurent souvent sur leur indépendance réelle. De nombreux témoignages, tant de rescapés que de membres des services de sécurité, confirment en effet la responsabilité des chefs du commandement militaire et du DRS dans nombre de ces crimes, du fait de leur recours massif aux techniques d’infiltration et de manipulation inspirées de l’« école française » de la « guerre moderne » (5). Et dans tous les cas, aucune enquête indépendante, investigation policière sérieuse ou procès équitable n’a établi l’identité des véritables commanditaires des crimes commis depuis 1992.

Car la justice algérienne est aux ordres et ne fonctionne que sur injonctions des « décideurs ». Les magistrats sont mis au pas ou révoqués à la moindre incartade, les témoins intimidés ou corrompus et les suspects menacés. Les seuls membres des forces de sécurité qui ont été condamnés l’ont été pour insubordination, délits criminels ou dans le but de les écarter des institutions auxquelles ils appartenaient. Mais on n’a jamais vu qu’un militaire ait été condamné pour torture dans le cadre d’un interrogatoire ou qu’un policier ait été poursuivi pour avoir liquidé un suspect, pratiques habituelles depuis de longues années. Pourtant, dans le douloureux dossier des disparitions forcées, nombre de responsables d’enlèvement, membres du DRS, de l’armée ou de la police, sont connus nommément des familles de victimes, qui n’ont pas hésité à les désigner dans leurs tentatives de dépôt de plainte. L’implication de ces organes dans les enlèvements est cependant très officiellement occultée, ce qui a permis à M e Farouk Ksentini, président de la commission des droits de l’homme mandatée par l’État, de déclarer en 2006 que ce dernier était « responsable mais pas coupable » de ces crimes.

L’indifférence de la communauté internationale face à la demande de vérité et justice

Les premières victimes de la violence d’État qui ont osé crier publiquement leur douleur en demandant des comptes aux autorités, ce sont les mères et épouses de disparus. C’était à l’automne 1997, après la grande vague des enlèvements suivis de disparition de la période 1994-1996, quand les familles ont pris conscience qu’elles n’étaient pas seules, que ces disparitions étaient massives et systématiques — près de 20 000 selon les ONG de défense de droits humains, principalement des hommes — et qu’ensemble elles devaient affronter l’espace public. Dans les premiers rassemblements timides, les familles demandaient que les disparus soient relâchés ou présentés devant la justice. Mais rapidement, elles ont revendiqué le droit à la vérité sur le sort des leurs. Et plus elles ont pris de l’assurance, bravant les interdictions de manifestation et la répression des forces de l’ordre, plus elles ont exigé avec insistance que les responsables de ces enlèvements soient jugés.

À force de courage et d’obstination, ce mouvement de protestation, très majoritairement composé de femmes — parmi lesquelles des mères de famille qui n’avaient que rarement quitté le domicile —, bien que persécuté par les autorités, s’est révélé capable d’affronter l’hostilité ambiante. Et elles n’ont pas hésité à s’adresser directement aux commanditaires de ces enlèvements. En novembre 1998 par exemple, l’Association nationale des familles de disparus écrit une lettre ouverte au chef d’état-major de l’époque, le général-major Mohamed Lamari, celui-là même qui avait ordonné à ses forces spéciales de ne plus faire de prisonniers, mais de tuer les suspects (6). Le moteur de la revendication de vérité et justice, ce sont ces femmes. Il leur fallait d’abord conquérir la reconnaissance de leur droit à l’existence, alors que jusque-là, elles étaient — parce que majoritairement voilées — traitées d’épouvantails et considérées comme des génératrices de terroristes, la plupart des victimes étant des islamistes.

Les premiers questionnements des médias occidentaux et des représentants de la communauté internationale sur le rôle des agents de l’État dans cette violence sont apparus au moment des massacres de masse de 1997. Dans des villages et quartiers situés dans des régions très fortement militarisées (principalement dans l’Algérois), quadrillées par les milices et l’armée, des hordes d’assaillants ont pu massacrer des civils en toute quiétude, des heures durant. Les quartiers étaient bouclés par les militaires, qui n’intervenaient pas et bloquaient l’arrivée des secours. Les Algériens étaient choqués et révoltés et beaucoup, malgré les risques de poursuites, ont crié leur révolte en accusant le pouvoir de laisser massacrer les leurs — voire d’orchestrer directement ces tueries, par l’entremise d’islamistes manipulés. Pour les « généraux décideurs », ces cris d’alarme ne devaient pas être entendus à l’extérieur du pays, d’autant plus que la revendication d’une enquête internationale indépendante visant à établir les faits et les responsabilités commençait à faire son chemin. Il ne fallait surtout pas que l’ONU s’empare du sujet et que des journalistes curieux mettent leur nez dans les affaires algériennes.

Face à cette levée de boucliers, le régime algérien a mis en branle un appareil médiatique et diplomatique sans précédent. Grâce à ses soutiens dans la communauté internationale, principalement en France, il a pu éviter que des représentants légitimes d’organes onusiens, qu’il s’agisse de rapporteurs spéciaux ou de commission ad hoc, visitent le pays. Et il a aussi réussi un coup de maître, avec la complicité de l’ONU : en accord avec les autorités algériennes, son secrétaire général Kofi Annan a mandaté en juillet 1998 une délégation de personnalités (dont la Française Simone Weil), présidée par l’ancien président portugais Mario Soares, pour une « visite d’information » en Algérie. Dès son arrivée, le programme de ce « panel » a été pris en main par les représentants de l’État. Les visites guidées sur les lieux de massacres ne pouvaient qu’aboutir à la seule mise en cause des terroristes islamistes, sans le moindre questionnement sur leurs commanditaires et en ignorant presque totalement la terrible « machine de mort » clandestine des forces de répression. Et en conséquence, les conclusions du panel ont parfaitement correspondu aux attentes du régime, si ce n’est quelques frileuses recommandations, notamment sur la question des disparitions forcées.

Depuis lors, fort de cette caution onusienne de personnalités qui ont accepté de rester sourdes aux exigences de vérité, le pouvoir algérien, maître es négationnisme, a réussi à imposer dans l’opinion internationale la représentation dominante de cette décennie de sang, celle de l’absolue barbarie des islamistes, contrée par les méthodes un peu trop rudes de l’État. À coups de falsifications des chiffres, d’intimidations et de promesses d’indemnisations des familles démunies, les disparitions forcées — malgré leur caractère massif et systématique, justifiant la qualification de crimes contre l’humanité — ont été présentées comme des dépassements regrettables mais individuels de membres de forces de l’ordre dépassés par les événements.

Le pouvoir a en revanche constitué en tabou absolu la question de sa responsabilité dans les massacres de masse : les services d’action psychologique du DRS ont forgé à cette fin la formidable fable des « partisans du qui tue qui » (7) — complaisamment relayée par certains médias occidentaux — pour discréditer, en les accusant de « dédouaner les islamistes », les défenseurs des droits humains mettant en cause cette responsabilité (8).

Simulacres de justice

Parallèlement au combat des familles de victimes des forces de sécurité, s’est affirmé celui, tout aussi légitime, des familles de victimes du terrorisme revendiqué par les groupes armés se réclamant de l’islam. Mais très tôt, celui-ci a fait l’objet de sournoises instrumentalisations. La première organisation de victimes du terrorisme a ainsi été créée par le pouvoir, dès 1994. Par la suite, d’autres ont vu le jour. Contrairement aux associations de familles de disparus, elles ont presque toutes été officiellement reconnues par le régime : pour contrer les revendications des victimes de la répression d’État, il a ainsi mis en avant ces autres victimes pour promouvoir l’idée, largement reprise par les médias, que la violence proviendrait exclusivement des « terroristes », assimilés aux seuls islamistes.

Les organisations elles-mêmes se sont laissées embarquer dans cette stratégie, où elles étaient en définitive réduites au rôle de supplétifs civils ou armés — comme miliciens — dans une « sale guerre » menée contre les populations civiles par les chefs militaires et leurs clientèles politiques. Puis, lorsqu’elles ne pouvaient plus servir, elles ont été abandonnées. Mis à part quelques indemnisations, leurs revendications n’ont pas été prises en compte. Malgré tout, certains de leurs membres voulaient la vérité sur les violations commises par de présumés islamistes et que les coupables soient jugés, tandis que d’autres tentaient de les faire reconnaître comme crime contre l’humanité (9). Cela ne pouvait être accepté du pouvoir, car des procédures judiciaires rigoureuses auraient ébranlé sa thèse d’un « terrorisme islamiste » seul responsable de la « décennie rouge », en mettant à jour l’implication du commandement de l’armée, et principalement du DRS, dans la manipulation de ce terrorisme.

Le point commun entre les victimes, c’est leur revendication de vérité et de justice. Des centaines de personnes ont certes été inculpées, jugées et condamnées, mais ont-elles réellement commis les crimes qui leur sont imputés ? Les enquêtes judiciaires préalables à ces procès n’ont toujours été que des simulacres, et la plupart des meurtres n’ont pas été élucidés. En particulier les plus emblématiques d’entre eux, comme les assassinats des journalistes Tahar Djaout (1993) et Saïd Mekbel (1994), d’Abdelkader Hachani, numéro trois du FIS (1999), des moines de Tibhirine (1996) ou du chanteur Lounès Matoub (1998). De même, aucun des massacres n’a fait l’objet d’une investigation digne de ce nom. Quant aux plaintes pour torture ou enlèvement, elles ne sont tout bonnement pas reçues. Certaines victimes ont bien essayé de faire inculper pour torture les généraux Khaled Nezzar et Larbi Belkheir en France, mais leurs plaintes n’ont pas été reçues ou ont été classées sans suite, raison d’État oblige.

Les décideurs ont cherché à tourner la page de la décennie de sang, à faire cesser le rappel incessant de la « sale guerre » et à présenter l’Algérie comme un État de droit, en proie à un terrorisme certes encore virulent mais « résiduel ». Ils ont voulu faire croire à une pacification grâce à la loi de 1999 sur la « concorde civile » et à celle de 2006 sur la « réconciliation nationale ». L’une et l’autre prévoient un abandon des poursuites de membres de groupes armés, l’exonération de leur peine ou leur libération de prison s’ils n’ont pas commis de massacres collectifs, attentats à la bombe ou viols. Mais les modalités d’application de ces dispositions sont si indéterminées que les autorités sont suspectées d’avoir promulgué ces lois afin notamment d’exfiltrer leurs agents des maquis et de remercier les « repentis » collaborateurs issus des groupes armés. La seconde loi est considérée à juste titre comme une amnistie générale pour les membres des forces de sécurité « toutes composantes confondues », contre qui « toute dénonciation ou plainte doit être déclarée irrecevable par l’autorité judiciaire compétente (10) ». S’ajoute à cela que toute déclaration non conforme à la version officielle de la « tragédie nationale » est désormais passible d’une peine de prison.

Pour tenter de faire taire les seules voix en Algérie qui continuaient de réclamer publiquement la vérité et la justice, en l’occurrence les familles de disparus, l’État a enfin prévu des indemnisations en leur faveur, à condition qu’elles attestent du décès de leur parent et souvent de son appartenance à un groupe terroriste. Nombre de ces familles, découragées mais surtout démunies, ont accepté de se plier à ce diktat, mais certaines continuent leur combat de plus d’une décennie.

L’impossible justice transitionnelle

Face à cette situation, souvent considérée comme bloquée et désespérante, certains responsables d’associations de victimes de violations commises par l’État ou par les groupes armés se sont réunis en mars 2007 à Bruxelles pour constituer, avec le soutien de la Fédération internationale des ligues des droits de l’homme (FIDH), une « Coalition des associations de victimes » afin d’élaborer des revendications communes. Une initiative assurément positive, puisque, des années durant, tout avait été fait pour diviser les victimes et les dissuader de mener un combat commun.

Annonçant vouloir œuvrer à la mise en place d’une « Commission pour la vérité, la paix et la conciliation », la « coalition » n’a cependant pas défini une stratégie reprenant clairement les demandes de vérité et justice qui ont toujours été celles des victimes. Elle a certes précisé que cette commission devrait être « respectueuse des devoirs de justice, de vérité, de mémoire, de dignité et de réparation ». Mais, s’agissant de « justice », on doit comprendre qu’il s’agit d’une singulière « justice transitionnelle », puisque le mot ne figure pas dans l’intitulé de la commission à créer et que rien n’est dit sur l’éventualité de procédures judiciaires contre les responsables présumés de violations des droits de l’homme.

Faute de définir les conditions dans lesquelles une justice transitionnelle pourrait être envisagée, ce projet peut apparaître comme une simple réforme des propositions émises en la matière depuis dix ans par les décideurs algériens. Ceux-là mêmes, toujours au cœur du pouvoir, qui sont responsables des crimes contre l’humanité commis à leur instigation par les « forces de sécurité » et qui ont amnistié en pratique ceux perpétrés par les groupes armés se réclamant de l’islam. Ces décideurs ont en effet pratiqué à leur manière une sorte de « justice transitionnelle » en promulguant les trois lois de « clémence », de « concorde civile » et de « réconciliation » (1995, 1999, 2006). Le principal point nouveau revendiqué par la coalition est la recherche de vérité, objectif de fait absent pour les instances constituées par le pouvoir.

Tandis que le régime cherche donc à instaurer la paix et la réconciliation à coups d’ukases, la Coalition des associations de victimes semble, elle, préconiser implicitement le modèle de l’« Instance Équité et Réconciliation » (IER), mise en place au Maroc début 2004. Très controversée, celle-ci s’est contentée de répertorier les violations des droits humains commises entre 1956 et 1999 et de rédiger un rapport confidentiel, remis au roi Mohammed VI en novembre 2005. La version publique de ce rapport, elle, ne devait pas mentionner les noms des responsables de crimes et aucune sanction n’a été prévue contre eux. L’IER a pu organiser des séances télévisées offrant à des victimes la possibilité de parler de leurs souffrances. À défaut de justice, une attention particulière a été portée aux réparations en faveur des victimes, préoccupation que l’on retrouve à la fois dans le projet de la coalition algérienne et dans la loi de « réconciliation nationale ». La Coalition des associations de victimes semble ainsi favoriser une solution excluant toute intervention de la justice, ce que prétend justement imposer le pouvoir.

Et force est de constater que la coalition pêche également par sa sélectivité ou son exclusivisme : ses organisateurs ont omis d’associer à leur initiative d’autres militant(e)s des droits humains qui continuent à juger essentielle la revendication de justice, en particulier ceux se revendiquant de l’islam politique, comme d’ailleurs toute personne soupçonnée — à tort ou à raison — de proximité avec ces derniers. Et cela alors même que la majeure partie des victimes des « années de sang » ont été des militant(e)s ou des sympathisant(e)s du Front islamique du salut (FIS).

En janvier 1995, les représentants de ces derniers étaient pourtant partie prenante de la « plateforme de Sant’Egidio », adoptée à Rome par l’ensemble des organisations politiques algériennes d’opposition partageant le « rejet de la violence pour accéder ou se maintenir au pouvoir », le « respect de l’alternance politique à travers le suffrage universel » et la « consécration du multipartisme », et proposant au pouvoir des « négociations » pour mettre fin à la « guerre civile ». Treize ans après le rejet de ce programme par le pouvoir, comment pourrait-on croire aujourd’hui que l’éviction de ceux qui, se revendiquant de l’islam politique, affirment leur volonté de lutte pour les droits humains universels, puisse déboucher sur une « paix réelle et durable » ?

La confusion régnant autour des termes « islamiste », « terrorisme/terroristes », « amnistie », « disparitions », « massacres », « patriote » ou « repenti » produit une perception biaisée de la situation et tend à légitimer la version officielle des faits. La recherche de vérité ne passe pas seulement par l’identification des véritables commanditaires et auteurs de crimes : elle implique aussi la définition précise de la terminologie propre à l’expérience algérienne. Sans ce travail de fond, toute solution ne peut être que partielle et superficielle — comme l’a montré notamment l’expérience de l’Argentine.

Si une justice transitionnelle doit intervenir, elle ne peut aboutir à des résultats satisfaisants pour une majorité de victimes qu’à la condition d’être mise en œuvre au cours d’une véritable transition politique, perspective toujours dramatiquement absente dans l’Algérie de 2008. Et à l’issue d’une négociation entre acteurs indépendants et intègres, de toutes obédiences, dans le but de trouver ensemble une sortie à la crise durable et acceptable par le plus grand nombre.

François Gèze et Salima Mellah
10 avril 2008

Article publié dans le dossier de la revue Mouvements : « Vérité, justice, réconciliation. Les dilemmes de la justice transitionnelle », Mouvements, n° 53, mars-mai 2008 (en vente en librairie le 10 avril 2008).

Source: http://www.algeria-watch.org/fr/article/analyse/impossible_justice.htm

Notes

1. Voir sur ce point l’étude détaillée de Salima Mellah, Le Mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation, Comité Justice pour l’Algérie, mai 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_19_mvt_islamiste.pdf>.

2. Voir Marie-Monique Robin, Escadrons de la mort, l’école française, La Découverte, Paris, 2004.

3. François Gèze et Salima Mellah, « “Al-Qaida au Maghreb”, ou la très étrange histoire du GSPC algérien », 22 septembre 2007, <www.algeria-watch.org/fr/aw/gspc_etrange_histoire.htm>.

4. Voir notamment : Algeria-Watch et Salah-Eddine Sidhoum, « La machine de mort. Torture et centres de détention secrète », octobre 2003, <www.algeria-watch.org/fr/mrv/mrvtort/machine_mort/machine_mort.htm>.

5. Pour des références détaillées, voir : Salima Mellah, Le Mouvement islamiste algérien entre autonomie et manipulation, op. cit.

6. Jeanne Kervyn et François Gèze, L’Organisation des forces de répression, Comité Justice pour l’Algérie, mai 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_16_forces_repression.pdf>.

7. Voir sur ce point le témoignage documenté d’un ex-colonel dissident du DRS : Mohammed Samraoui, Chronique des années de sang. Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Denoël, Paris, 2003, p. 19-22.

8. Salima Mellah, Les Massacres en Algérie, 1992-2004, Comité Justice pour l’Algérie, mai 2004, <www.algerie-tpp.org/tpp/pdf/dossier_2_massacres.pdf >.

9. « Le mouvement de défense des victimes du terrorisme a été manipulé », Libre Algérie, 14-27 février 2000, <www.algeria-watch.org/farticle/onvtad.htm>.

10. Ordonnance n° 06-01 du 28 Moharram 1427 correspondant au 27 février 2006 portant mise en œuvre de la Charte pour la paix et la réconciliation nationale.

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