« La preuve que les Américains voulaient »

Dans son documentaire déjà cité diffusé en juillet 2007 sur la chaîne allemande WDR, la journaliste Susanne Sterzenbach accorde elle aussi, suite à son enquête, un rôle décisif, dans le déroulement des événements de l’époque, au projet américain de sanctuarisation de la zone du Sahel [30]. Dès 2002, le Pentagone, à travers l’Office of Special Plans (qui préparait également la guerre en Irak), avait mis sur les rails l’« Initiative Pan-Sahel », qui structurera sous égide américaine – quelque mille soldats des forces spéciales seront envoyés sur place dans ce but – la coopération antiterroriste entre la Mauritanie, le Mali, le Niger et le Tchad [31] (en juin 2005, l’Initiative Pan-Sahel sera élargie à l’Algérie, au Maroc, à la Tunisie, au Sénégal et au Nigéria, devenant la Trans-Saharian Counter-Terrorism Initiative, dotée pour cinq ans par Washington d’un budget annuel de 100 millions de dollars).

Dans ce contexte, l’enlèvement des touristes européens apparaîtra comme une justification idéale pour cette nouvelle présence américaine en Afrique. Et, de fait, au cours des mois suivants, des centaines d’articles fleurissent dans la presse occidentale, présentant cette affaire comme marquant l’ouverture d’un second front géographique dans la « guerre globale contre la terreur » de l’administration Bush. Et cela sans craindre les affirmations délirantes, comme par exemple celle du journaliste américain Stewart M. Powell fin 2004, selon lequel « on estime que la région du Sahara abrite désormais plusieurs milliers des quelque 30 000 djihadistes qui sont passés dans les camps d’entraînement de Ben Laden en Afghanistan dans les années 1990 [32] ».

Une « estimation » évidemment de pure propagande, puisque, comme l’explique Jeremy Keenan, interviewé par Sterzenbach dans son film, il n’y avait aucune activité terroriste dans la région avant 2003 : « Il n’y avait rien. Pour de nombreuses raisons, on peut dire cela avec certitude. D’une part, il n’y avait pas d’incidents terroristes classiques dans cette région avant l’ “affaire des otages” ; d’autre part, la base économique de la population dépend du tourisme. Le Sahara était une des régions les plus sûres du monde. La région est traditionnellement hostile à toute forme d’extrémisme islamique. Des extrémistes ne pourraient pas séjourner plus de cinq minutes dans cet environnement hostile. » Le gouverneur de Kidal, au nord-est du Mali, localité qui durant cette affaire était souvent présentée comme un fief des extrémistes, rapporte qu’il y avait bien des prêcheurs venus du Pakistan et d’Algérie, des membres de la Jamaâ Tabligh qui ont des adeptes dans la région. Mais ces derniers sont bien connus, et tout à fait paisibles. Ils ont même participé aux négociations pour la libération des otages.

Keenan poursuit en expliquant la nature très singulière du groupe des ravisseurs des touristes européens : « La plupart des preneurs d’otages étaient des vrais salafistes. Ils ne voulaient pas tuer, mais ils étaient dirigés par un agent du DRS. Je ne pense pas que les autres preneurs d’otages le savaient. Toutes les preuves, interviews et protocoles d’audition que j’ai vus montrent qu’ils ont été induits en erreur par leur propre chef, l’émir El-Para, qui portait une douzaine de noms différents et avait une histoire personnelle très douteuse. »

Et Keenan donne son explication de la détention particulièrement longue du premier groupe d’otages. Initialement celui-ci devait être libéré juste après celui relâché le 13 mai. Le 19 mai, leurs ravisseurs leur indiquaient que leur libération était planifiée ce même jour. Keenan est alors à Alger : « [Les services algériens] faisaient d’énormes efforts pour emmener les otages dans la zone du Sahel afin que la thèse de la présence terroriste dans le corridor fonctionne. S’ils avaient été libérés en mai, la stratégie principale aurait échoué. Je pense qu’au sein des services secrets algériens, il y avait un désaccord à ce propos, s’il fallait les laisser courir en Algérie ou s’il fallait les transférer vers le Sud pour atteindre l’objectif final. […] J’avais un rendez-vous avec un ministre à Alger le 19 mai. Le ministre lui-même me disait : “Ils sont libres, c’est magnifique, nous devrions exporter notre armée partout dans le monde.” Nous étions dans son bureau privé et avons écouté général Lamari à la radio. Il racontait le déroulement de la libération. Le soir, tout a été démenti. »

Pour Keenan, « les Algériens voulaient à tout prix prouver quelque chose. Autrement dit, ils ont transporté le terrorisme du Maghreb par le Sahara au Sahel. La seule raison pour déplacer cette affaire d’otages vers le Sud était de transplanter la terreur ou le terrorisme, de l’emmener du nord vers le sud dans la zone du Sahel, donc exactement ce que voulaient les Américains. Les Américains avaient maintenant la preuve de la “théorie de la terreur en forme de banane” – la forme de la zone qui s’étend dans le Sahel. Voilà donc la preuve que les Américains voulaient. […] Maintenant ils reviennent toujours sur cette preuve qui entre-temps n’est plus récente : le GSPC a enlevé trente-deux otages, voilà la preuve. »

Fin 2003, un groupe du GSPC retourne vers le nord avec des armes (achetées, selon la presse algérienne, avec la rançon reçue du gouvernement allemand [33]). Révélée par des images satellites américaines, l’information est transmise à l’armée algérienne qui bombarde le convoi, au sud d’In Salah : la guerre contre le terrorisme est déclenchée dans le Sahara…

Quant à Al-Para, curieusement, on n’entend plus parler de lui ni de ses actions pendant sept mois. Le 18 mars 2004, il est fait prisonnier, avec ses hommes, par un groupe de rebelles tchadiens, le MDJT. Après d’obscures tractations entre ce groupe et les services libyens, ces derniers récupéreront El-Para et le remettront aux autorités algériennes, le 27 octobre 2004. L’épilogue de l’affaire sera plus étonnant encore : officiellement détenu par les autorités algériennes, officiellement considéré comme « ennemi numéro un » dans le Sahel par les États-Unis – qui l’avaient qualifié de « Specially Designated Global Terrorist », catégorie où figurent Ben Laden et ses principaux lieutenants – et par l’Allemagne – où le tribunal de Karlsruhe avait émis contre lui un mandat d’arrêt international [34] –, aucun de ces deux États ne s’intéressera vraiment à lui. Plus extraordinaire : le 25 juin 2005, l’État algérien, lui, va faire juger et condamner El-Para, par le tribunal criminel de la cour d’Alger, à la réclusion à vie pour « création d’un groupe terroriste armé [35] » ; mais ce jugement sera prononcé… par contumace, car, selon la justice algérienne, qui ne recule pas devant l’absurdité, El-Para serait toujours « en fuite »…

Ce qui, dix-huit mois plus tard, n’émouvra pas le secrétaire d’État allemand à la Sécurité, August Hanning, en visite en Algérie en janvier 2007 : « Nous ne le [Abderrezak al-Para] réclamons plus. D’après mes informations, il est entre les mains des autorités algériennes. Il est jugé et condamné pour des actes qu’il a commis en Algérie [36]. » Propos des plus surprenants, puisque El Para n’avait pas encore été jugé pour le rapt des trente-deux touristes. Il ne l’était toujours pas en septembre 2007. Depuis trois ans, El-Para a tout simplement disparu. Aveu implicite, s’il en était besoin, de la volonté du DRS d’effacer de la scène « terroriste » et médiatique un agent devenu inutile. Et cela avec la pleine bénédiction des services de renseignements occidentaux…

Salima Mellah
23 septembre 2007
Publié sur Algeria-Wach
http://www.algeria-watch.org/fr/aw/otages_sahara.htm

1 2 3 4 5 6 7

Comments are closed.

Exit mobile version