Un très étrange enlèvement au Sahara

L’affaire commence de façon mystérieuse, en mars 2003 : les médias européens, germanophones en particulier, annoncent la disparition de touristes européens dans le Sahara algérien. Entre le 22 février et 23 mars, six groupes de touristes ont été enlevés avec leurs véhicules, près d’Illizi : trente-deux personnes au total, dont seize Allemands, dix Autrichiens, quatre Suisses, un Néerlandais et un Suédois. Ils vont vivre une odyssée éprouvante – qui coûtera la vie à une femme, victime d’une insolation. Pendant des semaines, les médias, les responsables politiques et les familles des otages spéculent sur l’identité et les revendications des ravisseurs, qui restent inconnues. Après d’obscures tractations dont rien n’a filtré, les touristes enlevés seront libérés en deux groupes successifs, les premiers mi-mai, les seconds mi-août.

Entre février et août 2003, il n’y a ni communiqué de revendication ni demande financière ou politique de la part des ravisseurs. Il faut attendre la mi-avril pour que certains journaux européens émettent l’hypothèse d’une action du GSPC, sans pour autant avancer d’éléments probants. Plus troublant : certains otages témoigneront après leur libération que l’opération n’aurait pas été ordonnée par le chef présumé du GSPC à l’époque, l’émir Hassan Hattab, mais par El-Para lui-même, lequel aurait décidé seul des rapts alors qu’il se rendait avec ses hommes au Niger pour acheter des armes [8].

Le mystère durera pendant toute l’affaire, mais aussi après son dénouement. On constatera en effet que les médias et les responsables politiques, en Algérie bien sûr, mais aussi – ce qui est plus surprenant – en Europe, semblent s’être donnés le mot pour ne pas poser de questions gênantes et pour ne pas engager d’investigations sérieuses. Cette attitude ne changera pas après la libération des victimes, bien au contraire : les journalistes européens se jetteront alors sur les otages à l’affût de détails croustillants, mais ils omettront de relever les multiples incohérences dans le traitement de l’affaire par les autorités des divers pays concernés. Quant aux otages eux-mêmes, ce n’est qu’une fois le traumatisme plus ou moins dépassé que certains d’entre eux se poseront des questions. En Allemagne, où un véritable embargo médiatique semble avoir interdit la recherche de la vérité sur le fonds de l’affaire, il faudra attendre plusieurs années avant que de rares journalistes se lancent dans des investigations plus consistantes [9]. Les experts en terrorisme, eux, continueront à y voir l’acte inaugural de l’irruption de la menace d’Al-Qaida dans la région du Sahel. Le plus extraordinaire, toutefois, c’est que la justice n’interviendra pas. De la part de la justice algérienne, cela n’est guère étonnant ; mais celles des pays dont sont originaires les touristes enlevés n’agiront pas non plus.

Après leur enlèvement, les otages seront scindés en deux groupes distincts, ne sachant presque rien l’un de l’autre, et chacun d’entre eux étant gardé par une quinzaine d’hommes, qui manifestement ne connaissent pas la région et ne sont pas habitués au climat. Pourtant, l’opération semble bien avoir fait l’objet d’une préparation : à partir de la piste touristique de Bordj Omar Driss vers Al-Hadjadj en contournant l’Erg Tifanin, une petite piste provisoire a été aménagée pour accéder au camp installé pour les premiers otages enlevés le 22 février 2003, qui seront quinze quelques semaines plus tard (c’est ce groupe qui sera libéré au Mali le 18 août 2003, contre une forte rançon ; le second groupe, comptant dix-sept personnes, enlevées durant la seconde quinzaine de mars, sera libéré le 13 mai). Mais il semble qu’à l’origine, il n’était pas du tout prévu d’enlever autant de personnes et surtout pas de les détenir sur une période aussi longue. Le problème de la nourriture se révèlera crucial pour les deux groupes.

El-Para accompagne le premier groupe de touristes pendant quelques jours, le temps d’arriver à l’endroit choisi comme camp, puis il disparaît jusqu’au 19 mai. Pendant ce temps, ses hommes pensent qu’il négocie, ce qui – comme nous le verrons – n’est pas le cas. Toutefois, il accompagnera le second groupe pendant deux à trois semaines, mais il ne communique pas avec les otages : ses lieutenants se chargent des relations avec eux, tandis que lui reste distant et se fait traduire en arabe les entretiens en français, alors qu’il comprend parfaitement cette langue (selon les otages, ces entretiens sont filmés par les ravisseurs).

Les deux groupes passent donc plusieurs semaines dans deux camps fixes distincts pas très éloignés l’un de l’autre, dans la région d’Amguid, à environ 450 km à l’ouest d’Illizi. Les uns et les autres rapporteront que les ravisseurs qu’ils côtoient alors quotidiennement semblent pieux et sincères : ils leur expliquent avoir entrepris cette prise d’otages pour, d’une part, attirer l’attention de l’opinion publique internationale sur la situation en Algérie et, d’autre part, exiger une rançon leur permettant d’acheter des armes. Certains d’entre eux avaient fui la répression, connu les camps de détention du Sahara (de 1992 à 1995), vu les exécutions sommaires et expliquent qu’ils combattent ce régime, mais qu’ils ne veulent pas faire de mal aux otages. Ils racontent notamment que des religieux chrétiens avaient été enlevés par le passé par un groupe armé et qu’ils avaient été tués par les militaires qui avaient attribué ces assassinats aux islamistes (claire allusion aux sept moines français de Tibhirine, assassinés le 22 mai 1996). Les ravisseurs disent vouloir surtout éviter qu’une telle situation se répète et prennent très à cœur la protection de leurs prisonniers.

Donc, pour les otages, il est clair qu’il s’agit d’un groupe armé agissant pour un objectif politique. Ils s’attendent, tout comme leurs ravisseurs d’ailleurs, à ce que le monde entier soit informé de leur situation et des revendications de ce groupe et que des négociations soient engagées. Abderrezak El-Para, manifestement le chef de l’opération, est pour certains otages le chef du GSPC. Pourtant, ayant en principe à gérer les affaires des deux groupes, qui finalement ne sont pas si loin l’un de l’autre tant qu’ils restent en Algérie, il ne prend pas contact avec les gouvernements des pays d’origine des otages ni avec les médias.

Les ravisseurs disposent d’un émetteur radio permettant le contact entre eux et avec le chef, sensé leur donner des directives. Mais ils vont attendre vainement, pendant des semaines, un signe venant de lui et ils sont aussi peu informés de la situation que les otages. Ils sont persuadés que l’opération, dont ils reconnaissent qu’elle n’a pas été bien préparée, ne durera que peu de temps et espèrent de jour en jour un dénouement heureux. Or, pendant des semaines, il ne se passe rien. Une partie des otages a le droit d’écouter la radio et s’étonne de ce silence.

Pourtant, assez rapidement, les otages savent qu’ils ont été repérés par des hélicoptères de l’armée algérienne, qui les survolent régulièrement dès le 16 mars, parfois même quotidiennement, à très basse altitude. Il est certain que les prisonniers ont été localisés, d’autant plus qu’ils font tout pour attirer l’attention des pilotes. À la mi-avril, le premier groupe est même contraint de déménager du camp initial vers des grottes situées à quelques kilomètres, en raison, selon certains des ravisseurs, d’un débarquement de troupes non loin de cet emplacement. Un mois plus tard, quelques jours après la libération du second groupe, le premier se mettra en route vers le Sud, fuyant les militaires. Comment se fait-il qu’Abderrezak El-Para, qui manifestement se déplace beaucoup avec un groupe restreint, n’ait pu être localisé et mis hors d’état d’agir ?

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