Des intellectuels négatifs aux native informants écrans

Quiconque, en Occident, veut se faire une idée rationnelle de l’islamisme doit surmonter deux obstacles. Le premier est constitué de l’accumulation des peurs inconscientes, « héritées », à l’égard de ce vieux voisin-ennemi musulman à qui, dans l’alchimie de notre construction identitaire, revient le rôle essentiel de nous dire qui nous sommes. Le second, plus trivial mais non moins efficace, est celui des stratégies délibérées de tous ceux qui, en Occident ou dans le monde musulman, ont des raisons de se sentir menacés dans leurs privilèges du moment et intérêt à instrumentaliser ces peurs plus qu’à les combattre.

Pierre Bourdieu, pour mettre à nu les ressorts de la désinformation sévissant sur la guerre civile algérienne, a magnifiquement déconstruit le (dys)fonctionnement de cette catégorie de médiateurs à ambition scientifique en créant à leur intention, en 1998, la catégorie d’« intellectuel négatif ». Leurs meilleurs alliés sont sans doute les native informants (« informateurs autochtones »).

Fort heureusement, l’histoire de la Révolution française n’a pas été écrite sur la base des seules mémoires des aristocrates « émigrés ». En eut-il été ainsi que, malgré la valeur de leur témoignage, l’exégèse des fruits politiques de la « terreur » nationale en eut été différente, privant des générations de modernisateurs du privilège de déceler les rayons des Lumières sous les flots du sang des élites royalistes déchues. En matière de révolution ou simplement de dynamique mettant en scène des acteurs « islamiques » (quand bien même seraient-elles singulièrement moins violentes que la Révolution républicaine française), aucune précaution de ce type ne semble prévaloir. L’un des procédés les plus efficaces pour brouiller toute perception lucide de l’argumentaire politique des islamistes consiste ainsi à ne confier son analyse ou même son exposé qu’à leurs plus farouches adversaires. C’est ce que font souvent les médias occidentaux, en recrutant, dans le camp de l’« Autre » musulman, tous ceux qui, pour des raisons variables – qui peuvent être parfois parfaitement légitimes –, sont disposés à conforter peurs et fantasmes. Opposants hautement respectables… ou marionnettes fabriquées pour la circonstance, tous n’ont pas les mêmes motifs. Mais tous – et surtout toutes – ont la même redoutable efficacité.

L’épisode Ahmed Chalabi (le leader en exil d’un groupuscule d’opposition irakien, conseiller du président Bush lors de la campagne contre Bagdad à partir de 2001) et la façon dont l’administration américaine dit s’être laissée, sans trop protester il est vrai, bercer par les conseils trompeurs de ce native informant ont-ils suffi à révéler le danger de ne prendre appui, pour construire notre connaissance du monde, que sur ceux qui confortent nos certitudes ? On peut malheureusement en douter : ONG incertaines ou associations fantoches artificiellement grossies par les médias pour leur seul talent à cautionner de l’intérieur la critique de celui « qui ne veut pas boire son verre comme les autres » poursuivent leur trompeuse mission d’« information ».

Enfermer l’autre dans le religieux

Pour pouvoir « légitimement » ignorer les revendications profanes et parfois les plus légitimes, il suffit de criminaliser l’exotisme du vocabulaire employé pour les exprimer. Les revendications « islamistes » se retrouvent ainsi confinées dans une sorte de « hors-jeu » du politique, interdisant non seulement leur prise en considération mais, le plus souvent, la reconnaissance même de leur existence.

[…] Le résultat est que le lecteur citoyen confronté à sa peur légitime d’Al-Qaida a peu de chances de prendre conscience que le jihâd de ses « agresseurs » a peut-être bien son équivalent dans le penchant avéré de George Bush, et de tous ceux qui ne s’opposent pas à ses entreprises, pour les raccourcis du hard power ; ou que leur étrange takfir a peut-être lui aussi des adeptes parmi les concepteurs de la « guantanamisation » des prisonniers de guerre. Il n’est pas question qu’il puisse non plus imaginer un instant que cette oumma des barbares puisse avoir quelque chose de commun avec n’importe laquelle des appartenances collectives auxquelles, de par le monde, un individu normalement constitué pourrait avoir légitimement envie de s’identifier.

Changer l’autre pour ne pas avoir à changer soi !

La rhétorique américaine du « Grand Moyen-Orient », même si elle évoque de façon récurrente la nécessité d’une solution pacifique du conflit israélo-palestinien, se garde le plus souvent d’identifier deux catégories de réformes qui sont pourtant sans doute les plus urgentes. La première est celle des dispositifs institutionnels régissant l’ordre mondial, c’est-à-dire l’unilatéralisme américain et l’impuissance dans laquelle il cantonne l’ONU, tout particulièrement dans le conflit israélo-arabe. La seconde est celle des régimes, notamment arabes, qui, en échange du blanc-seing qui leur est accordé en matière de gouvernance non démocratique, ont pris le parti prudent de se soumettre à cet « ordre ».

À ceux qui résistent ou à ceux qui s’opposent, il est en revanche demandé, avec beaucoup plus d’insistance, de s’« ouvrir » au monde, de « dialoguer » et/ou de « changer ». Dans cette logique, « Êtes-vous certains de ne pas vouloir dialoguer avec ma civilisation » veut dire « Êtes-vous certains de ne pas vouloir composer avec mon système ? », ou « Êtes-vous vraiment déterminés à en contester le déséquilibre ? » « Ne voulez-vous pas vous démocratiser ? » doit se traduire : « Êtes-vous sûrs de ne pas vouloir changer ce régime qui m’est si hostile pour, au nom de la démocratie, en promouvoir un qui le serait moins ? » C’est bien à l’Autre, et rarement à eux-mêmes ou à leurs alliés domestiqués, que sont vantées par les maîtres de la global war on terror les exigences de la réforme politique.

Dans la rhétorique du changement « démocratique », ce sont donc des « travers » des opposants et autres résistants et d’eux seuls dont il est question. C’est leur éducation et leur culture, dangereusement « islamiques », c’est-à-dire « indociles », qu’il convient de réformer. Ce qui ne doit en revanche surtout pas « changer », ce qu’il faut précieusement conserver à tout prix, c’est le rapport de forces qui permet à l’hégémonie des nantis de la politique, petits et grands, de perdurer. Le monde (de l’Autre) persiste-t-il à protester de plus en plus fort devant l’unilatéralisme de ce traitement ? On vous l’avait bien dit ! C’est donc qu’il y a urgence : il faut le « changer ».

[…] Remettre le phénomène Ben Laden « à sa place » ne consiste donc pas, comme le font nombre d’acteurs, notamment musulmans, à ne voir dans l’iceberg de la contestation mondiale que sa partie émergée, en le réduisant à un phénomène cantonné aux terroirs (notamment le courant salafi) où la modernisation politique n’aurait pas encore répandu ses lumières. Le double danger de cette posture – à laquelle les plaidoyers des « défenseurs de l’islam » sont souvent tentés de céder – est de minimiser l’ampleur des dénis de représentation qui nourrissent la radicalisation, et de laisser accroire qu’un cocktail de politiques éducatives suffirait à la faire rentrer dans les rangs de l’ordre mondial et de la modernité politique. Les adeptes des groupes radicaux ne représentent certes qu’une infime minorité dans le monde musulman, mais le nombre de ceux qui refusent de criminaliser leur action comme le font George W. Bush et Tony Blair est bien plus grand. Et les pratiques des concepteurs de la global war on terror, dans ses versions américano-irakienne ou européennes, ne permettront pas de le faire décroître, bien au contraire.

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