Les Frères musulmans et la modernisation

Il existe plusieurs façons de lire, et de faire parler les textes des idéologues d’Al-Qaida. L’intérêt caché mais néanmoins essentiel de La Récolte amère (1988), où le numéro deux d’Al-Qaida Aïman al-Dhawahiri fait le bilan critique de soixante années d’expérience des Frères musulmans, est de montrer l’importance de la rupture modernisatrice opérée, n’en déplaise à leurs contempteurs automatiques, par les disciples d’Hassan al-Banna. En acceptant les règles du parlementarisme, les Frères ont en effet clairement rompu avec la lecture littérale de la pensée politique islamique classique, dont ils ont été de ce fait, dans le monde musulman, les principaux artisans de la modernisation « endogène ».

Ce ne sont pas leurs plaidoyers, ou ceux de leurs avocats, qui démontrent l’importance de cette rupture avec la lecture littéraliste du dogme musulman : c’est à l’inverse la violence des critiques des Qutbistes et celle, toute particulière d’Aïman al-Dhawahiri contre le bilan de l’action des disciples d’Hassan al-Banna depuis leur création en 1928.

Les Frères au révélateur de l’histoire du Yémen

Lorsque la pensée des Frères musulmans a été, comme en Égypte au début du XXe siècle, précédée par l’irruption de la modernisation politique, ils se sont effectivement efforcés de l’« islamiser », prônant la réintégration de la référence islamique dans l’univers du constitutionnalisme moderne. C’est ce qui incitera certains observateurs, qui confondent la forme et le fond, à penser qu’ils ont été les artisans du rejet de cette modernisation. Le terrain yéménite fournit une éclatante preuve que l’histoire est à tout le moins singulièrement plus complexe : lorsque ces mêmes Frères musulmans égyptiens, au sortir de leur propre confrontation avec la modernisation politique « importée », vont se retrouver au Yémen face à un système politique vierge de toute influence étrangère, ils vont se faire les artisans de la légitimation de cette modernisation et non point ceux de son rejet.

Le « retour » des soufis en politique

À l’époque où les confréries résistaient à la pénétration coloniale, ce sont elles qui représentaient alors aux yeux de l’Occident, on l’a parfois oublié, le « péril islamique ». Leur rôle aujourd’hui n’est plus aussi systématiquement « apolitique » que le regard occidental aime encore parfois le penser. Et, sans pour autant adopter les catégories de la pensée salafie, ou se priver de leurs anciennes exigences mystiques, elles ne sont pas en reste dans l’exigence d’application de la loi musulmane et demeurent de moins en moins passives face aux manifestations de l’hégémonie étrangère.

La tentation essentialiste occidentale

Pour le regard occidental, l’islamité du lexique des activistes tchétchènes, libanais, palestiniens ou irakiens borne encore souvent l’explication de leur résistance ou de leur opposition. Plus faible est l’ancrage de l’observateur dans la complexité sociologique et politique du terrain « islamiste », plus forte est sa propension à ne prendre appui que sur ce qu’il connaît, ou croit connaître, à savoir le dogme, la terminologie (jihâd, fitna, takfir, salafi, etc.) et les tendances essentialisées de l’histoire longue des acteurs, optant ainsi pour le confort d’une explication culturaliste globalisante.

Cultures différentes, valeurs communes

L’Amérique du Nord et l’Europe sont-ils « deux pays, qui, traditionnellement, historiquement, partagent les mêmes valeurs et ont donc vocation à mener les mêmes combats ? », comme l’affirmait le président Jacques Chirac, au cours d’une conférence de presse tenue à Londres le 18 novembre 2004 avec le Premier ministre Tony Blair ? Sans doute. Quid toutefois des autres continents ? Ne partagent-ils donc aucune de nos valeurs ? Et est-ce donc contre eux, Africains et autres Asiatiques, qu’Europe et Amérique devront mener ces « combats » communs à venir ?

Pourtant, musulmans et non-musulmans éprouvent en réalité une même difficulté à établir une distinction essentielle : comme Atatürk (pour qui la modernité ne pouvait s’acquérir qu’en portant une casquette à visière identique à celle des Européens), ils confondent l’appareillage symbolique (emprunté à l’histoire, la religion ou la culture) qui donne aux valeurs (de justice sociale, d’égalité entre individus, etc.) la saveur « endogène » qui les rend légitimes aux yeux de chaque communauté, ethnique, nationale ou religieuse, avec l’enjeu pratique, universel, de la référence à ces « valeurs ». Ils pensent donc ainsi que l’usage de lexiques différents implique l’adoption de valeurs qui le sont tout autant.

Or, pour l’essentiel, il n’en est rien. Les valeurs humanistes ne peuvent être aujourd’hui corrélées à aucune culture particulière. Lorsque la situation à laquelle doit faire face la communauté internationale s’appelle torture, ou lorsqu’elle s’appelle famine et maladie, ou encore privation de liberté, autoritarisme politique, violence aveugle, intolérance, tous « combats » que la France et les États-Unis ont sans doute à cœur de mener « en commun », la diversité culturelle qui identifie le camp « de l’Amérique et de la France » n’a plus cours.

Les replis du voile islamique

Les Algéroises qui refusaient, lorsque la France s’étendait « de Dunkerque à Tamanrasset », de suivre les injonctions de l’épouse du général Massu de « se libérer de leur voile », évoluaient à l’évidence dans un contexte différent de celui dans lequel, en 1974, la Tunisienne Hind Chelbi s’est (re) voilée à la face du modernisateur Bourguiba.

Leur motivation était différente mais néanmoins comparable à celle qui a conduit, en 2003, une journaliste d’Al-Jazira à les « rejoindre ». À l’heure de la mondialisation, Khadija Ben Ganna avait non seulement suivi de près le débat français sur l’interdiction du port du voile mais, quelques mois plus tôt, l’expulsion de l’école française de Doha (où étudient ses enfants) d’une élève qui avait refusé de s’y soumettre. Trente ans après Hind Chelbi, la décolonisation est certes achevée. Mais l’heure est à une global war on terror où les marqueurs identitaires de l’islam, identifiés un temps par les élites modernisatrices musulmanes à ceux du sous-développement, sont, comme au temps des luttes indépendantistes, corrélés à nouveau à la violence terroriste. La pression ne s’exerce plus toutefois par les mêmes vecteurs. Ce n’est plus l’épouse du général Massu qui se préoccupe de la modernisation de la « Française musulmane ». D’autres « modernisateurs » ou d’autres « modernisatrices », armés ici de leur crainte de la contestation politique et là de leur interprétation très restrictive de la laïcité, ont pris le relais. Tous et toutes partagent néanmoins une très identique ambition : celle de lui faire abandonner son couvre-chef… « islamique ».

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