Que veulent les islamistes ?

L’agenda des islamistes n’est pas si hermétique ou incohérent que cela. Ils entendent certes affirmer leur « droit à parler musulman », et c’est de là que naît une part de leur difficulté à se faire entendre. Mais, pour l’essentiel, derrière le voile de la rhétorique religieuse, ce sont des droits très universels dont ils réclament le plus souvent, en économie ou en politique, localement ou mondialement, la reconnaissance. Et c’est peut-être bien de là que vient la véritable difficulté de l’Occident à les entendre.

Une mobilisation transsociale

Les islamistes ne sont pas seulement des pauvres « oubliés de la croissance ». Ils ne sont pas davantage des « riches » enivrés de l’argent gaspillé du pétrole, ni des « jeunes » (produits d’une démographie… incontrôlée), ni des « bourgeois pieux », ni des « intellectuels », ni seulement des « civils », des « militaires », des « hommes » (machistes) ou des « femmes » (aliénées). Ils sont tout cela à la fois, dans une diversité comparable à celle d’acteurs d’autres mobilisations nées en réaction à une forme ou à une autre de domination.

Al-Qaida, fille des dénis de la représentation politique

La naissance d’Al-Qaida a signalé avant tout le désaveu cinglant réservé par les nantis de la politique de ce monde aux stratégies légalistes de contestation de leur hégémonie politique. Trois grands « dénis de représentation », pour l’essentiel, sont à l’origine de la radicalisation et de la transnationalisation de la révolte qui a gagné au début des années 1990 une partie des rangs islamistes.

La génération montante des oppositions aux ordres étatiques arabes a pris d’abord la mesure année après année de l’étanchéité du verrouillage de la formule politique qui s’est substituée un peu partout aux promesses fugitives de « transition démocratique ».

Le deuxième « échec du politique » est de même nature, mais au plan régional : il résulte de l’exacerbation du conflit israélo-arabe, plus « asymétrique » que jamais, et de l’état d’abandon dans lequel se retrouvent, dès que se referme l’impasse des accords d’Oslo de 1993, les espoirs du camp palestinien.

Le troisième dysfonctionnement politique est mondial : l’effondrement de l’URSS, en mettant fin à la division du « camp occidental », a fait disparaître une forme de régulation essentielle des appétits de Washington, dont la politique étrangère va désormais s’organiser autour d’un interventionnisme de plus en plus unilatéral.

La corrélation de ces trois niveaux de négation du politique – national, régional et mondial – va progressivement creuser le fossé du malentendu entre, d’une part, les millions de citoyens qui dans toute une région du monde, s’en estiment les victimes et, d’autre part, la coalition de ceux qui, au niveau mondial, régional ou dans les différents ordres nationaux, en sont les bénéficiaires : l’administration américaine et ses alliés idéologiques néoconservateurs, l’État hébreu ensuite, largement soutenu par son opinion publique et ses puissantes capacités de communication, les élites gouvernantes arabes enfin, démunies pour leur part de tout support populaire. C’est en quelque sorte cet échec généralisé de la régulation politique des tensions du monde qui ouvre au début de la décennie 1990 la boîte de Pandore de la radicalisation islamiste. La rébellion d’Al-Qaida, enfant monstrueux des injustices du monde, peut être consi-dérée comme l’une de ses principales expressions.

[…] Pour des millions de citoyens du monde musulman (et pas seulement pour eux), le mirage d’un « nouvel ordre » mondial universaliste, désintéressé et pacifique, cède irrésistiblement le pas à la réalité du soutien qu’une superpuissance arrogante et de plus en plus manifestement autiste apporte par tous les moyens, y compris militaires, à un seul camp, dont les acteurs sont faciles à identifier. Ce sont d’abord les porteurs de ses propres intérêts financiers et de sa vision idéologique étroite, c’est-à-dire, respectivement, une petite caste militaro-industrielle étroitement liée au pouvoir et un électorat chrétien et juif très organisé ; ce sont ensuite les acteurs étatiques régionaux qui l’aident à les défendre : Israël d’une part, les régimes autoritaires arabes d’autre part.

Sayyid Qutb est-il le père d’Al-Qaida ?

La théologie de guerre, élaborée par Qutb et laissée en héritage à Abdessalam Faraj, puis à Aïman al-Dhawahiri, Ben Laden et la dernière génération des « jihadistes », participe bien évidemment de la compréhension de leur génération. Encore faut-il lui poser les bonnes questions ; ne pas confondre effets et causes, référentiel idéologique et programme politique, exemplarité de la trajectoire de Qutb et « paternité » ou a fortiori « causalité » de la radicalisation islamiste.

[…] La violence qui a nourri la pensée de Qutb est pour l’essentiel la même que celle qui a nourri, vingt ans plus tard, la radicalisation de Ben Laden ou, trente ans plus tard, celle de Mohamed Atta. L’histoire réelle laisse peu de place à la thèse d’un repli purement sectaire qui aurait « corrompu » des esprits sains, par les seules vertus néfastes d’Internet, placé au cœur de toutes les explications et honoré lui aussi de toutes les responsabilités qu’il ne porte pas. Si les descendants de Qutb trouvent attirantes les catégories de sa « théologie de la libération », c’est avant tout parce qu’ils sont confrontés aux mêmes dénis de représentation et aux mêmes dysfonctionnements politiques nationaux et régionaux que ceux qui ont poussé Qutb à se couper de son monde.

Qutb et ses héritiers se sont dressés contre ce qu’ils ont perçu comme l’alliance entre des puissances étrangères à la fois dominatrices et cyniques, discréditées dans leurs valeurs, ayant réussi à soumettre des élites autochtones elles-mêmes manipulatrices et dictatoriales. La répression, assortie de tortures, la manipulation et le refus de la politique au profit de la violence par les acteurs étatiques nationaux et étrangers de l’actualité moyenne-orientale sont déjà au cœur de cette recette de la radicalisation sectaire et politique. La « torture inhumaine » y tient une place centrale, cette torture subie par Qutb comme par al-Dhawahiri et côtoyée par Ben Laden et Atta – cette torture même que les États-Unis sous-traitent cyniquement jusqu’à aujourd’hui à leurs « fidèles alliés » égyptiens.

L’islamiste radical et l’ambassadeur de France

Oussama Ben Laden, l’« islamiste radical saoudien », est-il le seul à formuler le diagnostic accablant – qui fonde sa révolte – de soumission du royaume saoudien aux intérêts financiers de l’administration américaine ? Rien n’est moins sûr. Avant même que Ben Laden n’ait formulé son terrible réquisitoire, un ambassadeur français en poste durant plusieurs années dans la capitale du royaume saoudien était arrivé à une conclusion parfaitement identique. Il l’avait formulée il est vrai en des termes moins théologiques : concluant une impitoyable description des ressorts de la relation entre les États-Unis et le royaume saoudien, il avait comparé celle-ci (« tu payes et je te protège ») à celle qui unit… un souteneur et une prostituée.

Radicalisation sectaire et contre-violence politique

Il n’est pas question de nier ou de sous-estimer le fait que la dérive du repli communautariste (seule mon appartenance, culturelle ou religieuse, peut produire du « bien », de l’« universel ») soit présente dans certains compartiments du paysage islamiste. Il reste toutefois à pondérer à la fois l’étendue relative de ce repli et le degré de sa spécificité « musulmane ».

La pire façon d’entretenir la vigilance antisectaire serait de laisser ses gardiens supposés la priver de son assise universelle, de laisser s’instaurer le sentiment que l’émoi humaniste est réservé désormais aux uns plus qu’aux autres, et que les principes qui fondent les nations, et le monde, ont de ce fait une géométrie à deux vitesses. La vigilance antisectaire ne saurait être détournée de sa fonction et dévoyée au service d’objectifs politiciens sectoriels ou des ambitions territoriales d’un camp ou d’une tribu au détriment de ceux de tous.

1 2 3 4 5 6

التعليقات مغلقة.

Exit mobile version