« La question de l’islam comme force politique est une question essentielle pour notre époque et pour plusieurs années à venir. La première condition pour en traiter avec un minimum d’intelligence c’est de ne pas commencer par y mettre de la haine ». (Michel Foucault) [1]

Que sont les islamistes devenus ? Ont-ils vraiment « perdu la bataille » ? Se sont-ils réellement transformés au point de ne plus mériter leur nom ? Des thèses convergent aujourd’hui pour les dire « sur le déclin », voire « dépassés ». Nous serions entrés dans l’ère du « post-islamisme ». Comme toujours dans ce domaine où notre discours sur l’autre nous parle tout autant de nous, les étiquettes et les mots ont leur importance. Qui a réellement évolué ? Les islamistes ou le discours de ceux qui ont fait profession d’en parler ? Les tenants du « déclin de l’islamisme » ou de son dépassement par le « post-islamisme » nous révèlent-ils une véritable évolution en profondeur de la réalité politique du monde musulman ou se sont-ils seulement décidés à renouveler la terminologie qu’ils emploient pour en rendre compte? Si, dans notre manière d’appréhender l’islamisme, un glissement sémantique permet d’améliorer notre communication avec un courant politique qui est en fait loin d’avoir disparu, il doit être considéré comme salutaire. Mais peut-être ne faut-il pas en attendre davantage. Car les circonstances qui ont, d’un côté comme de l’autre de la mer Méditerranée, nourri la réaction islamiste ainsi que les débordements et autres malentendus qui lui sont liés sont encore devant nous. Quelles que soient la dénomination qu’on leur donne et la vitalité que l’on veut ou non leur reconnaître, les « néo» ou « post» islamistes continuent à fournir les gros bataillons de la contestation des ordres politiques arabes ou de l’ordre régional palestino-israélien. La tonalité triomphaliste et parfois revancharde des écrits qui nous annoncent leur « échec » ou leur « dépassement » montre par ailleurs que l’émergence d’une modernité qui ne soit plus perçue comme l’imposition unilatérale d’un modèle civilisationnel unique- n’est pas encore à l’ordre du jour de notre relation avec notre vieil alter-ego musulman. Or c’est là l’une des premières conditions de l’atténuation de la réaction islamiste et du penchant ethnocentriste occidental dont, pour l’essentiel,  elle s’est longtemps nourri.

Dans la lecture par le regard occidental des dynamiques politiques du monde musulman, une idéologisation excessive a sans doute longtemps abouti à surdéterminer le poids du lexique des acteurs islamistes au détriment de la substance de leurs comportements ou de leurs pratiques. A l’échelle méditerranéenne, l'épouvantail intégriste continue à être brandi de concert par la quasi-totalité des acteurs étatiques. La criminalisation idéologique de ceux qui – dans chacun des systèmes politiques arabes comme dans l'ordre politique régional et mondial – se retrouvent souvent sur la première ligne de la contestation, fonctionne plus que jamais comme une efficace machine à dissoudre dans l'émotionnel et l'irrationnel oppositions et résistances, aussi légitimes qu’elles puissent être, aux maîtres des ordres politiques nationaux, régionaux et internationaux. En Algérie, les leaders d'une junte militaire passée maîtresse dans la manipulation de la terreur, pour avoir pris soin de se poser en « rempart contre l'intégrisme», ont pu acquérir ipso facto la confiance sans limite des institutions financières internationales et bourrer impunément leurs prisons et leurs urnes. Chaque fois qu’ils sont parvenus à faire passer leurs adversaires pour des « intégristes», les Israéliens ont réussi à délégitimer le large front des déçus palestiniens d'Oslo, et les Russes à écraser sous les bombes toute velléité autonomiste au sein de leur empire en déroute. Les leaders occidentaux eux-mêmes savent bien que la recette de la « menace intégriste» contient de mystérieuses enzymes capables de convertir les angoisses en tous genres de leurs concitoyens en autant de dividendes électoraux.

Dans le décryptage de la vie politique égyptienne, algérienne ou tunisienne, médias et, parfois, segments de l’appareil académique s’obstinent ainsi à la fin de l’an 2000 à se réjouir des « victoires » que, par un subtil mélange de contre-mesures idéologiques ici, de « reprises en main » légales ou constitutionnelles ailleurs, de terreur policière et de manipulation médiatique un peu partout, les régimes dits « laïques », si discrédités et si autoritaires soient-ils, continuent de remporter sur une inusable « menace fondamentaliste».

Cette lecture du phénomène  islamiste, que j’appellerai « de la première génération » commence toutefois, fût-ce lentement, à laisser la place à d’autres perspectives.

Les nouveaux consensus

En simplifiant quelque peu, on pourrait résumer la production académique sur l’islamisme, en France comme dans l’univers anglo-saxon, à deux grandes familles ([2]). L’une, qui a sans doute été la plus médiatisée, a pris appui sur l’expression la plus radicale du phénomène (dont l’une des manifestations les plus abouties a été l’assassinat du président Sadate) pour construire l’explication de sa totalité. L’autre, que l’auteur de ces pages a très tôt voulu faire sienne, a mis l’accent sur la dimension culturelle, identitaire et nationaliste du phénomène, nuançant sa dimension strictement religieuse, considérant comme relativement marginale sa composante extrémiste et dénonçant par dessus tout son antinomie supposée avec les dynamiques de modernisation sociale et de libéralisation politique ([3]).

Après une longue période de divergence, à l’aube du troisième millénaire, l'expertise académique a commencé à se rassembler autour de quelques principes explicatifs de base. L’importance quantitative des courants islamistes et leur relative centralité dans le spectre idéologique des oppositions arabes ne sont plus guère discutées :

«En l'espace de deux décennies, la contestation politique à fondement religieux, autrement dit l'islamisme, s'est imposée comme l'unique langage de la protestation sociale et de l'opposition aux pouvoirs en place dans la majeure partie du monde arabo-musulman([4]). » L'époque où l'ancrage social du phénomène était réputé se limiter aux quelques groupuscules de sa périphérie radicale est dépassée. Plus personne n’ose voir dans ces groupes la résultante d’un dysfonctionnement d’ordre seulement économique qui aurait produit des laissés pour compte du développement  tentés par ailleurs de s’exclure eux-mêmes du champ de la politique institutionnalisée par peur du verdict des urnes.

«L'appellation islamiste couvre aujourd'hui des projets forts divers, allant du légalisme le plus manifeste au renversement des pouvoirs en place, où les uns recourent à la mosquée et les autres à l'assassinat, où certains prêchent la régénération morale de l'homme musulman et d'autres l'instauration de la cité islamique ([5]). » Il est admis que la rhétorique islamiste, sous le manteau du discours religieux, peut véhiculer une infinité de revendications tout à fait profanes, non seulement économiques ou sociales mais également, de plus en plus souvent, démocratiques. En même temps que ses dimensions relative et plurielle, la nouvelle génération des lectures de l’islamisme commence à reconnaître au phénomène sa plasticité et « des Talibans jusqu’à Erbakan ([6]) » son extrême diversité en même temps que la vigueur de ses dynamiques internes de transformation. La rhétorique d’un retour planétaire du religieux qui avait cru pouvoir mettre sur le même plan la puissante dynamique culturelle du Sud musulman et les quelques milliers de « new born christians » ([7]) est aujourd’hui oubliée, même par ses promoteurs. Les visions purement « monistes » du phénomène étant de plus en plus difficiles à argumenter, il en va de même de ces antinomies simplificatrices – opposant l’islamisme à la modernité ou à la démocratie- qui avaient trop longtemps été érigées en passage obligé de toute entreprise d’interprétation. Cette évolution est accélérée par le fait que non seulement la production occidentale mais également celle de la première génération des auteurs arabes laïques – qui ne s’en distinguait pas substantiellement- sont en passe de perdre le monopole de la représentation académique du phénomène.

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