De nouveaux islamistes ou de nouveaux politologues ?

Dans la foulée de la thèse de « L’échec de l’Islam politique », le dépassement de l’islamisme est en effet censé résulter également d’une sorte d’ incapacité dont ses militants auraient fait preuve à suivre la voie tracée par la lettre de leur discours. Obligés de se rallier au camp de la démocratie, ils se seraient en quelque sorte reniés. Dès lors qu’ils acceptent d’inscrire leur action dans le cadre d’un Etat-nation, qu’ils défendent les ambitions de cet Etat ou qu’ils réconcilient le lexique islamique avec les valeurs de la modernité, les islamistes ne mériteraient  plus leur nom. Tel est bien le message que, chacun à leur manière, nous adressent aujourd’hui les promoteurs du post-islamisme. A tous ceux qui ont penché pour l’idée que – dans leur « substance » même – les dynamiques de « réislamisation » et de modernisation n’étaient pas nécessairement et systématiquement antinomiques, les termes de cette affirmation posent un double problème. Celui du caractère tardif de l’identification de ces conduites modernes bien sûr mais plus encore le fait qu’elles soient considérées comme autant de signes d’une rupture substantielle dans l’évolution du phénomène. Même si la lettre du discours des acteurs islamistes tenait expressément à s’en démarquer, les germes de cette modernité étaient en effet perceptibles dans la matrice même du phénomène et attestés de longue date par une large fraction des observateurs académiques ([18]). Les hommes et les femmes que l’on nous décrits aujourd’hui comme des acteurs «ne méritant plus la dénomination d’islamistes» ressemblent en fait étrangement à ceux que d’autres auteurs ont décrits de longue date comme étant de parfaites expressions du phénomène . Dans certains cas, les nouveautés censées illustrer le passage à l’ère du « post-islamisme » avaient même été désignées comme étant constitutives de l’essence même du phénomène. La fin de l’islamisme algérien résulterait ainsi ([19]) de la transformation du Front Islamique du Salut, à l’instar d’une certain nombre d’autres partis islamistes (dont le Hizballah), en un courant « islamo-nationaliste ». Les disciples d’Abassi Madani sont-ils vraiment «devenus» nationalistes ou bien n’est-ce pas cette soif d’une revanche culturelle du Sud, bien plus qu’une hypothétique « revanche de Dieu » ou que la composante religieuse de leur discours qui a servi depuis toujours de carburant à leur mobilisation ([20]) ? Les femmes iraniennes ont-elles vraiment attendu l’an 2000 pour être capables de manier des représentations sociales « combinant explicitement l’islam et les valeurs de la modernité » ([21]) ou bien des dynamiques de la « Révolution sous le voile », qui nous ont en fait été de longue date décrites avec brio [22])., n’étaient elles pas concomitantes aux premières années de la Révolution ? Pourquoi prétendre alors, au risque d’enfoncer des portes déjà largement ouvertes, y découvrir quelque chose d’ inédit qui attesterait de l’ère du « post-islamisme » ?. Comment la « dictature des Mollahs» fondée par Khomeiny a t-elle réussi à accoucher d’un système institutionnel qui a permis aux électeurs iraniens de renvoyer leurs maîtres -président et députés – dans leurs foyers, performance qu’aucun système réputé « laïque » (hormis peut-être celui du Liban, au demeurant … confessionnel) n’a à ce jour réussi à accomplir à l’échelle de toute une région ? La réconciliation du lexique musulman avec la modernisation sociale et la libéralisation politique n’a-t-elle commencé qu’à l’aube du troisième millénaire ou bien était-elle déjà perceptible dans l’essence même de la réaction islamiste ?

A défaut de lever cette ambiguïté, qui n’est pas seulement terminologique, on risque de laisser subsister, dans l’analyse d’une composante encore importante des scènes politiques arabes, de sérieux malentendus. Si la modernité du courant islamiste lui était inhérente dès sa phase constitutive, le retrait soudain du label « islamiste » aux représentants de sa présente génération ressemble alors à la simple mise en cohérence a posteriori d’une fragile construction académique avec une réalité sociale qui aurait eu l’insolence de refuser de s’y conformer. Ce ne sont pourtant pas « les islamistes qui se sont proclamés utopistes, pavant de la sorte la voie de leur échec en tant que tels et de leur conversion en idéologues conservateurs utopistes », souligne lui aussi Baudouin Dupret. « Ce sont bien les chercheurs qui leur ont imputé collectivement et globalement ce projet pour pouvoir, en fin de parcours, conclure à leur échec. En ce sens, il n’y a d’échec que de la science politique ([23])».

Bien sûr, pour les islamistes aussi bien que pour les régimes qu’ils combattent, l’usure du temps se fera sentir chaque jour davantage. Le pouvoir mobilisateur que procure la réconciliation symbolique entre la modernisation exprimée par la terminologie occidentale et la culture indigène « intuitive », de nature réactionnelle, ne durera pas éternellement. La portée utopique de la réintroduction dans le discours politique d’un lexique « endogène », ira donc inexorablement en s’affaiblissant, tout particulièrement lorsque, comme en Iran ou au Soudan, elle sera portée par des élites assumant conjointement l’exercice du pouvoir. Il est ainsi évident qu’il y aura un jour place pour l’expression d’une phase « post-islamiste ». Mais nous n’en sommes pas là.

Au delà de l’islamisme

Le recours privilégié à un lexique islamique longtemps marginalisé par l’hégémonie culturelle occidentale, coloniale et post-coloniale, pour déstabiliser les élites issues de la génération nassériste ou baathiste qui s’accrochent aujourd’hui au pouvoir a encore devant lui quelques belles années. Le rythme de l’intégration de cette génération d’acteurs politiques à la scène légale,  dépendra bien moins, pour sa part,  de l’évolution « idéologique » de ses membres que de la pratique des régimes : les oppositions islamistes, à l’instar de toutes les autres, interagissent bien plus qu’on ne le pense souvent avec l’environnement politique dans lequel elles évoluent. Les régimes auront ainsi, de ce point de vue, les opposants islamistes « qu’ils mériteront ». Seules des ouvertures démocratiques effectives permettront sans doute d’achever de les ancrer dans le giron légaliste et institutionnel où une large majorité d’entre eux sont prêts à évoluer. C’est cette inéluctable participation au pouvoir qui, en amenant militants et théoriciens à se confronter aux exigences de la mise en œuvre pratique de leurs projets, verra très vraisemblablement les héritiers d’Hassan Al-Banna perdre irrésistiblement une partie de la force qui résulte actuellement du coefficient utopique de leur discours de mobilisation.

Sur le terrain de la relation Nord-Sud cette fois, pour que les ressources mobilisatrices de la réaction à l’hégémonie culturelle occidentale commencent à s’épuiser, il faudrait que la panoplie symbolique de la culture musulmane ait pleinement repris son rôle dans la production de la modernité universelle. Cela implique bon nombre d’évolutions des comportements, aussi bien chez les acteurs de la rive musulmane que de la part de cet Occident alter-ego et repoussoir qui est au cœur de leur identité politique. Le dépassement de l’islamisme implique l’émergence d’une modernité consensuelle, construite par des acteurs capables, pour accepter le dénominateur commun de la modernité, de s’extraire de l’univers de leurs appartenances intuitives. Il faut donc qu’une lente alchimie permette à cette  modernité  de ne plus être perçue, au Sud, comme l’imposition unilatérale d’un modèle civilisationnel unique et allogène. Au Nord, cette évolution implique d’admettre que les valeurs considérées comme universelles, mais également certains apports faits à la pensée universelle puissent être exprimées ici et là avec des matériaux et/ou légitimés par des références empruntées à des histoires ou à des cultures autres que la seule culture occidentale. Sur la rive du sud musulman, ce dépassement implique d’éviter le piège d’une réaction à l’ethnocentrisme occidental, qui fait parfois prendre aux islamistes – lorsqu’ils adoptent une attitude de rejet automatique et irraisonné des valeurs ou des principes qu’ils considérent comme étant liés à la culture occidentale – le travers même qu’ils reprochent aux occidentaux. En jetant « le bébé de la modernisation » avec « l’eau (du bain) de l’acculturation coloniale, un compartiment au moins des acteurs de la dynamique de « réislamisation » entretient la confusion entre la substance de valeurs (la justice sociale, le droit des minorités, le droit pour la femme d’évoluer dans l’espace public professionnel ou politique etc.) bien plus souvent communes qu’on ne veut le croire et l’appareillage symbolique, tiré des histoires respectives, avec toutes leurs spécificités, qui sert à légitimer ces valeurs dans les consciences individuelles ou collectives des acteurs. Cette pernicieuse confusion n’est pas nouvelle. Kemal Ataturk l’avait faite en sens inverse lorsqu’il avait cru devoir imposer, pour rendre irrésistible sa modernisation, une forme de casquette à visière alors répandue en Europe au détriment du fez porté traditionnellement dans son pays. Une partie au moins de la rhétorique développée en France – fut-ce dans un contexte très différent-  contre le port du « hijjab » à l’école appartient à cette même catégorie, prouvant que la réaction islamiste que génère ce dysfonctionnement de la communication interculturelle  a encore quelques « belles » perspectives devant elle.

François Burgat
Esprit, août / septembre 2001, pages 82-92

Notes

[1] Michel FOUCAULT, Dits et Ecrits III, Paris, Gallimard, 1996, p 708.

[2]  Qu’il n’est pas facile de « personnifier »,  bon nombre  d’auteurs ayant insensiblement évolué de la première vers la seconde.

[3] Cf  FB L’islamisme au Maghreb ; la voix du Sud », Paris, Karthala 1988 et  Payot, Paris, 1995, édition augmentée(Petite Bibliothèque) ; L’Islamisme en face, Paris, La Découverte, 1995, 1996 (édition augmentée). En matière économique, la démonstration a été faite que dès les années 80, la pensée des Frères Musulmans était loin d’être incompatible avec la dynamique de modernisation. Cf notamment Bjorn UTVIK Independence and Development in the Name of God, The Economic Discourse of Egypt’s Islamist Opposition 1984-1990, Faculty of Arts, Acta Humaniora, University of Oslo 2000. Sur le terrain du droit, les travaux de Baudouin DUPRET ont démontré l’extrême variété, et donc, pour les analystes,  le danger d’une utilisation simplificatrice de la référence à la « loi islamique » : Au nom de quel droit. Répertoires juridiques et référence religieuse dans la société égyptienne musulmane contemporaine, Maison des sciences de l’homme, Paris, 2000.

[4] Basma KODMANY DARWICH et May CHARTOUNI-DUBARRY, Les Etats arabes face à la contestation islamique, Paris, IFRI, Armand Colin, 1997.

[5] Idem.

[6] Selon la formule de l’universitaire égyptien SAAD ED DIN IBRAHIM emprisonné au cours de l’année 2000 par le régime du président Moubarak pour avoir semble t-il pris un peu trop au sérieux les objectifs citoyens de son centre de recherche (Ibn Khaldoun) observatoire et défenseur des droits de la société civile en Egypte.

[7] FB, « Judaïsme, christianisme, islam : trois intégrismes ? », Confluences, Paris, octobre 1999.

[8] L’Afghanistan : islam et modernité politique, Seuil, 1985

[9] Olivier ROY L’Echec de l’Islam politique, Paris, Seuil, 1992.

[10] Olivier ROY Le Post-islamisme, Revue des Mondes Musulmans et de la Méditerrannée (85-86) p. 9-30.

[11] "Non pas que l'islamisme disparaisse de la scène politique. (…) Mais il a perdu son impulsion d'origine. Il s'est "social démocratisé". Op.cit.

[12] Gilles KEPEL, Jihâd : expansion et déclin de l’islamisme, Gallimard 2000 ; Antoine BASBOUS L'Islamisme, une révolution avortée ?, Paris, Hachette Littératures, 1999.

[13]  Le Prophète et pharaon: les mouvements islamistes dans l’Egypte moderne, Paris, Seuil, 1984.

[14]  La Revanche de Dieu , Paris, Seuil, 1992.

[15] En omettant spectaculairement de faire la moindre référence à l’ouvrage (O.ROY L’échec de l’Islam politique, supra) auquel la problématique du « Déclin » emprunte largement, preuve supplémentaire, s’il en était besoin, que les sciences sociales relèvent bien en France de la catégorie des sciences dites « molles ».

[16] Où ses propos sur le « terrorisme » du principal acteur de la résistance libanaise à l’occupation israélienne lui ont valu d’être malmené par les étudiants de l’Université de Bir Zeit, au mois de février 2000.

[17] Selon la formule employée par le philosophe français André Glucksman. Pierre Bourdieu a dénoncé avec éloquence cette attitude dans « Les intellectuels négatifs »,  Liber (Supplément à la revue Archive des sciences sociales – Collège de France), 1998.

[18] outre  les travaux d’ESPOSITO, BINDER, ENTELIS, FULLER, lire Baudouin DUPRET in “La problématique du nationalisme dans la pensée islamique contemporaine. Introduction », Revue Egypte-Monde Arabe, 15/16, Le Caire, 1993 ; Augustus Richard  NORTON (éd), Civil Society in the Middle East, E.J. Brill Leiden.New York, 1995, (2 volumes); Amani QANDIL “Le courant islamique dans les institutions de la société civile : le cas des ordres professionnels en Egypte”, in Modernisation et nouvelles formes de mobilisation sociale; Faribah ADELKHAH La Révolution sous le voile, Paris, Karthala, 1991, Nilüfer GOLE : Musulmanes et modernes : voile et civilisation en Turquie, (trad Jeannine Riegel), Paris, La découverte, 167 pages, 1993 (coll. textes à l'appui).

[19] Olivier ROY, Le post-islamisme, article cité,  p 88.

[20] F.B. « Les héritiers islamistes», Libération, octobre 1988 (Rebonds) ; « Des Fellagas aux intégristes », Le Monde, 3 janvier 1991 (Débats).

[21] Nouchine Yavari d’HELLENCOURT, « Le Féminisme post-islamiste en Iran », REMMM op cit page 99.

[22]  Fariba ADELKHAH, supra.

[23] Avec une touche de nuance A propos de Gilles Kepel, Jihad, expansion et déclin de l’islamisme, Seuil 2000 (…/…) qu’a-t-on gagné à rapporter la multiplicité des dynamiques observables localement à une phénoménologie unique ? Ceci renvoie, par ailleurs, à un problème similaire à celui que posait la thèse d’Olivier Roy (L’échec de l’islam politique). On a le sentiment, en effet, que les deux auteurs imputent un projet révolutionnaire à des mouvements politiques, affirment le constat de ce qu’ils n’ont pas réussi dans les objectifs qu’ils s’étaient assignés et en concluent à leur échec. Ce faisant, toutefois, ils perdent de vue deux choses, me semble-t-il. D’abord, que le projet révolutionnaire n’était peut-être pas tant celui de ces mouvements – à l’exception d’un petit nombre d’entre leurs représentants – que celui qu’ils prêtaient à ces mouvements. D’autre part, que Paul Ricœur a bien montré ce mécanisme par lequel toute utopie, par définition projetée dans l’avenir, nécessairement progressiste et révolutionnaire, a vocation à se transformer en idéologie, par définition tournée vers un passé, nécessairement conservatrice et institutionnalisée (L’idéologie et l’utopie). Mais ce ne sont pas les islamistes qui se sont proclamés utopistes, pavant de la sorte la voie de leur échec en tant que tels et de leur conversion en idéologues conservateurs. Ce sont bien les chercheurs qui leur ont imputé collectivement et globalement ce projet pour pouvoir, en fin de parcours, conclure à leur échec. En ce sens, il n’y a d’échec que de la science politique.

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