Les non dits du « déclin islamiste »

Le rapprochement entre les deux grandes approches académiques occidentales de l’islamisme résulte ensuite d’une évolution paradoxale. Pour la plus médiatisée d’entre elles, le phénomène islamiste serait désormais « en déclin » voir « dépassé »  et l’ère du «post-islamisme » serait ainsi venue. Echec ou « dépassement » de l’islamisme résulteraient de l’impuissance des divers courants à triompher des régimes dictatoriaux qu’ils combattent; cet échec serait amplifié ou à tout le moins rendu évident par l’ isolement social dans lequel leur recours privilégié à la violence est supposé les avoir enfermé. Ceux d’entre eux qui auraient survécu à cette débâcle auraient été condamnés à la social-démocratisation et, comme tels, s’étant reniés, ils ne mériteraient plus leur appellation.

Délaissant la problématique fondatrice d’une « réappropriation culturelle de la modernité » pressentie à propos de l’Afghanistan ([8]), Olivier ROY a dressé par la suite le constat de l’ « échec de l’Islam politique ([9]) » avant de proposer la perspective de son dépassement par le « post-islamisme ([10]) ». La problématique de « l’échec » ([11]), qui avait pour effet bénéfique de consigner la « mort » politique du noyau littéraliste des courants islamistes, puis celle du « post-islamisme », qui entend prendre acte du dépassement du phénomène, ont constitué à bien des égards les deux points d’appui de la thèse du « déclin» énoncée aujourd’hui, notamment par Gilles Kepel ([12]).  Pour l’auteur de  Jihad, expansion et déclin de l’islamisme , la perception fondatrice du phénomène a d’abord  pris appui sur l’étude de la frange radicale du phénomène – personnifiée par les assassins du président Sadate ([13]). Elle s’est ensuite élargie à celle d’ une universelle « revanche de Dieu ([14]) ». Elle reprend largement aujourd’hui ([15]) la thèse du « post-islamisme en lui donnant toutefois une assise plus spécifiquement sociale : d’un bout à l’autre du monde musulman, transcendant largement les particularismes nationaux, c’est une identique alliance entre la « bourgeoisie pieuse » et « la jeunesse déshéritée » qui aurait, au cours des années 70 et 80, permis l’affirmation politique des courants islamistes. A l’aube du troisième millénaire, de l’Algérie jusqu’à l’Afghanistan, ce serait l’éclatement tout aussi généralisé de cette alliance fondatrice qui expliquerait l’irrésistible « déclin » du courant tout entier. A l’origine de cette démission de la bourgeoisie, on trouverait sa peur face à la dérive violente de la jeunesse déshéritée. Cette thèse pose plusieurs problèmes. Les études empiriques font tout d’abord cruellement défaut pour fonder la crédibilité et, surtout, l’universalité, d’un « déclin » islamiste généralisé, d’autant plus difficile à démontrer qu’il fait peu de cas de la persistante diversité des situations nationales. Derrière une part de vérité (les islamistes ne sont pas au pouvoir, leur capacité de mobilisation ira nécessairement en s’amenuisant, les groupes radicaux n’occupent pas, on le savait depuis longtemps, le centre du spectre de ce courant) le constat homogène du déclin aboutit en réalité à attribuer pour l’heure à la supériorité policière voir militaire des régimes le statut d’une victoire idéologique sur leurs opposants. La littérature de l’échec et de l’ « effondrement des islamistes » n’est en fait pas nouvelle. Depuis 1992 et le coup d’Etat des militaires algériens, on ne compte plus le nombre des segments « sains » des sociétés arabes ou/et musulmanes (femmes, soufis, Kabyles, armée, jeunes, démocrates, etc.) qui étaient sur le point, nous expliquait-on régulièrement, de rayer les islamistes de la carte politique algérienne et arabe. Prenons tout de même un tant soit peu appui sur les faits. Si le Refah turc est presque réduit au silence, n’oublions pas que c’est avant tout du fait de son interdiction judiciaire, intervenue à un moment où c’est sa montée en puissance et non son recul -comme l’ont bien montré les dernières élections locales qui ont suivi- en même temps que son légalisme persistant, qui inquiétait le clan des militaires turcs et leurs soutiens américains. Il en va de même du Hamas en Palestine qui évolue sous les tirs croisés des services de sécurité palestinien et israélien, mais a tout de même vu sa lecture de l’impasse des accords d’Oslo consacrée par les faits. Le Hizbollah libanais jouit, le premier ministre français a pu le vérifier en Palestine ([16]), d’une forte légitimité dans et hors du Liban, toutes confessions confondues. Au Maroc, les défilés islamistes continuent à mobiliser une franche majorité de la population féminine. Et la démonstration pourrait être étendue à une bonne partie du paysage politique régional.

Pour que l'on puisse parler d'un effacement des islamistes, en tant que forces d'opposition, il faudrait de toutes les façons parvenir à démontrer que s'y sont substituées d'autres forces politiques, notamment « laïques» qui feraient preuve d’une capacité de mobilisation supérieure. Or nous sommes loin d'un tel état de fait, a fortiori si l’on se hasarde à le généraliser à l’ensemble de la planète. Dans la contestation des ordres politiques internes, tout comme d'ailleurs dans la résistance face à l'intransigeance israélienne, les islamistes continuent imperturbablement à fournir à la fois le fer de lance et le gros des troupes.

La thèse du déclin a pour autre conséquence d’aboutir à conforter une représentation de la distribution de la violence hautement discutable. Gilles Kepel nous avait déjà invité à prendre la mesure de la continuité que l’assassinat de Boudiaf « par les islamistes » introduisait dans la logique d’action mise en évidence dans « Le prophète et le Pharaon ». Les faits lui ont déjà donné tort puisque l’on ignore aujourd’hui quasiment aucun détail des circonstances de  l’assassinat de ce président jugé trop entreprenant par ceux qui l’avaient placé au pouvoir. La thèse d’un quasi « monopole islamiste de la violence illégitime », qui aurait coupé les descendants d’Hassan al Banna de leur base, est infirmée non seulement par les révélations (au demeurant prévisibles) des officiers dissidents algériens mais par de multiples témoignages qu’il serait dangereux de vouloir trop longtemps ignorer. Chacun de ceux qui ne considère pas comme « obscène » ([17]) la recherche objective de la responsabilité des crimes commis en Algérie ou ailleurs a aujourd’hui les moyens de déconstruire l’itinéraire de la « montée en violence » de la crise algérienne en particulier, des scènes politiques arabes en général, et de savoir l’étendue et la sophistication des manipulations grâce auxquelles cette dérive a pu prendre une telle ampleur.

Cette répartition des rôles, cautionnée par un petit nombre d’intellectuels français, est bien loin de surcroît de connaître la même fortune sur le terrain, algérien, égyptien ou autre, dans ou hors des rangs des bourgeois, pieux ou non, ou chez n’importe lesquels de leurs compatriotes. Tant que des élections crédibles n’ auront pas été organisées pour en mesurer la réalité, personne  ne saurait à tout le moins s’aventurer à ériger la « peur de la bourgeoisie pieuse à l’égard de  la dérive violente de la  jeunesse déshéritée »  en principe explicatif.

Le paradoxe de ce très médiatisé « déclin » islamiste est  qu’il ne fait sens que si l’on accepte de prendre au pied de la lettre les lectures, tronquées selon nous, de ceux qui le proclament aujourd’hui. Pour rendre compte du réel politique arabe, la thèse du déclin à besoin de l’épouvantail que ses auteurs ont eux-même construit en consignant le phénomène à son expression littéraliste et radicale, épouvantail a bien des égards aussi virtuel que l’est donc aujourd’hui la mise en scène de sa disparition.

Au terme d’un itinéraire sensiblement différent, la thèse du déclin vient enfin renforcer le tronc commun de la vision développée dans le post-islamisme. « Ils ne sont pas ce que l’on avait dit qu’ils étaient ». « Ils ne sont pas devenus ce que nous avions dit qu’ils allaient devenir ». Cela suffit donc à énoncer leur « échec » ou leur « déclin ».

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