Je voudrais tout d’abord rappeler les obstacles historiques au développement d’une relation mutuellement acceptable entre musulmans et non musulmans français. J’aborderai ensuite une dimension plus conjoncturelle de cette relation « Islam-Occident », qui aggrave ces difficultés structurelles héritées de l’histoire longue.

1°) LA CULTURE, RELIGIEUSE , D’UN « AUTRE » TROP PROCHE – AU COEUR D’UN PAYS « DESENCHANTE »

Parler de l’Autre, parler de soi

L’Islam en France est d’abord et avant tout le marqueur identitaire de « la culture de l’Autre » et donc de l’Autre tout court. Parler de « l’Islam », établir une relation avec « l’Islam » c’est donc, par excellence, parler de l’Autre ou communiquer avec lui. Or parler de l’Autre, on le sait , c’est à bien des égards parler de soi. C’est l’Autre qui nous dit qui nous sommes, quelle place nous occupons dans l’espace et , pour beaucoup, quel rôle nous y jouons. L’identité n’existe qu’au contact de l’altérité. C’est le second arrivé au sommet de la montagne ou sur les rivages de l’île « déserte » qui détermine la composante dominante de l’ego du premier occupant , mâle ou femelle, noir ou blanc, intellectuel ou manuel, gros ou maigre etc. Même si celui qui me rejoint dans mon île déserte est originaire de mon petit village, je chercherai et trouverai de toutes les façons le trait qui me/le spécifie et me permettra d’exister dans ma nécessaire unicité.C’est de l’Autre que dépend notre « relativité » et c’est donc sur ou contre lui que repose notre « identité ».

L’impossible « distance »

Dans le cas de la relation à l’Islam, la propension de l’Autre à affecter l’équilibre interne toujours fragile de notre ego est d’autant plus forte qu’il n’est pas « n’importe quel autre » . Il ne vient pas de la planète Mars, n’évolue pas dans un contexte vierge de représentations croisées. Il est tout au contraire majoritairement originaire (au niveau des représentations mais également , pour une fois, à celui des statistiques) d’une Afrique du Nord doublement proche, par l’étroitesse du détroit de Gibraltar comme par une histoire très largement commune à défaut d’avoir été véritablement « partagée ». De ce long tête à tête jalonné d’ Andalous et de croisés, de colons et de « fellagas », de rapatriés et d’ immigrés « ne témoignent pas seulement les événements avec leurs blessures, pas toujours cicatrisées, ou les noms de fruits et de légumes, de sciences ou d’étoiles, les transferts artistiques et littéraires, techniques et conceptuels, mais les fantasmes, les phobies ou les séductions obérant encore trop souvent les essais de rencontre » (Jean Michot) . Significativement, la relation à la culture de l’Autre dans sa version chinoise ou indienne dont, quelque part, l’usage est tout aussi nécessaire pour déterminer les frontières du territoire identitaire est moins traumatisante qu’elle ne l’est avec le voisin arabo-musulman. Au coeur du verdoyant Morvan, sur le chemin qui le conduit à un Centre de formation des Imams (de Château Chinon) dont la création a nourri tant de fantasmes médiatiques, le visiteur étonné découvre un temple bouddhiste dont l’or et l’écarlate de la façade soulignent l’exotisme tonitruant de l’architecture. Contrairement à la plus petite mosquée de nos banlieues, ce temple d’une autre « religion de l’Autre » a pu bénéficier du silence approbateur des vigilants gardiens de notre nationale « identité ». L’Autre musulman ne vient pas non plus du Viet-Nam, que la tempête coloniale a pourtant lui aussi traversée, à l’instar de l’Algérie, mais dont l’éloignement obscurcit le souvenir et dissout l’ appréhension. Dans le temps comme dans l’espace, le musulman nous est ainsi doublement (trop) proche. Il l’est tout autant sur le terrain de la référence religieuse, puisque, pour une bonne part, nous revendiquons les mêmes écritures. Notre « vieux » et « trop proche » voisin, est donc logiquement l’acteur le plus direct de la construction de notre identité collective, dans ses diverses strates linguistique (ses références ne sont pas latines) ethnique (il ne veut pas des Gaulois comme ancêtres) et bien sûr religieuse (son ultime prophète nous est méconnu et il refuse par dessus tout le nec plus ultra « laïque » de notre modernité) : c’est à l’aune du Sarrasin ou du Maure que s’est construit une partie de notre identité ethnique et politique, à celle du Mahométan que (sans oublier tout de mêmes nos propres guerres de religions) nous avons voulu rester chrétiens d’abord laïques ensuite.

Sur ce même registre spatial est venu s’ajouter le traumatisme de la reterritorialisation de la rencontre entre voisins. La perception de l’Islam se construit certes encore pour une part sur le territoire de l’Autre, par le biais – on y viendra – de ces « informations » qui traversent si rapidement mais si mal les mers; mais elle se fait de plus en plus souvent dans « l’ intimité de nos espaces publiques » , au sein de notre propre société. Nous ne plantons plus nos cathédrales sur les collines d’Afrique : nous découvrons avec stupeur des mosquées dans nos banlieues. Nous ne sommes plus « accueillis » chez l’Autre mais, écho prévisible du tourbillon colonial d’abord, produit délibéré de nos stratégies industrielles ensuite, c’est l’Autre qui est aujourd’hui chez nous. La précieuse distance est plus encore abolie. Mentionnons enfin la spécificité sociologique- héritée de la relation post coloniale- du vecteur humain de l’Islam : même si il est aujourd’hui en rapide évolution, il compte plus de travailleurs manuels que de représentants de l’intelligentsia technique ou artistique.

Un pays doublement « désenchanté »

L’Islam est la culture du plus proche de nos voisins à l’heure où le formidable déséquilibre né de la relation coloniale se résorbe, fut-ce très lentement, au bénéfice de la rive sud et donc « au détriment » subjectif de la rive nord. En 1930, année de l’apogée coloniale, « l’Islam », pourtant déjà « culture de l’Autre-voisin proche», pourtant déjà implanté en France, trouble moins de consciences que celui de nos banlieues des années 9O. L’identité nationale de la France s’accommode alors tout à fait de l’Islam folklorisé de la grande exposition coloniale du « centenaire de la conquête de l’Algérie ». Mahomet a-t-il changé depuis lors de message ? Certes non. Mais le support sociologique de la religion de l’Autre s’est irrésistiblement extirpé de l’architecture de la domination coloniale. Le « temps béni » d’une relation parfaitement unilatérale n’est plus. En cette fin de siècle, aussi inégalitaire soit elle demeurée, la relation entre les deux rives laisse donc au Nord le sentiment diffus et pas totalement infondé que le temps de sa fugitive hégémonie politique est derrière lui.

Le désenchantement de l’hexagone n’est pas seulement le résultat de la fin du rassurant paradigme colonial. Le triomphe de la rationalité économique a certes, en matière de développement, montré son formidable potentiel quantitatif. Mais il a peu à peu laissé entrevoir également ses contradictions et ses limites qualitatives : coût écologique élevé, affaiblissement du lien social, perte de repères éthiques. La crise des valeurs, masquée un temps par les paillettes du progrès technologique, s’exacerbe aujourd’hui au rythme du tassement des courbes de la croissance et du redressement arrogant de celles du chômage.

Si elle est à l’évidence accentuée par le caractère « allogène » du vecteur humain de « la nouvelle religion » (1) la tension générée par l’affirmation de l’Islam, participe aussi, pour une bonne part, de celle que génèrerait toute affirmation religieuse -quelle qu’elle soit- dans une société qui est en fait, stricto sensu, bien moins laïque qu’en perte accélérée de sens religieux. Tout autant que de son statut de « religion de l’Autre » l’Islam doit surmonter la réticence que génère son statut de religion tout court. Derrière l’étendard de la laïcité, c’est en effet l’étiolement de la superficie de la sphère religieuse davantage que sa séparation de la sphère publique qui a marqué le siècle des héritiers de Jules Ferry. La « tension islamique » exprime dès lors moins la concurrence de deux révélations que le trouble produit par l’énoncé d’une exigence de spiritualité dans une société qui croyait avoir réussi à « dépasser » toute prise en compte publique de la demande sociale de sacré.

2°) L’ISLAM AU PIEGE DU POLITIQUE ARABE

A bien des égards, l’image de l’Islam en France est ensuite, plus conjoncturellement, la résultante d’une pernicieuse coopération internationale tri-partite. Le premier acteur de ce trio est la communauté d’accueil dont vient d’être évoquée la difficulté compréhensible à s’accommoder de ce que l’on pourrait appeler la « perte de son monopole d’expression de l’universel ».

Les peurs exploitées

Le deuxième acteur de cette forme particulièrement stérile de la coopération Nord-Sud est la stratégie de communication que les régimes arabes ont adopté à l’égard de l’Occident depuis le début des années 80 et, de manière plus caricaturale encore, depuis le début de la crise algérienne. Elle consiste à exporter une image démonisée des oppositions islamistes qu’ils ont en fait eux mêmes largement contribué à radicaliser – y compris par toutes sortes de manipulation de la violence – et à capter ainsi à leur profit les dividendes des peurs occidentales. L’essentiel de la légitimité internationale de bon nombre de régimes arabes résulte en effet aujourd’hui de leur seul talent à discréditer, en la diabolisant, toute alternative à leur propre pouvoir. L’entreprise est aisée. Pourvu qu’on veuille bien conforter son ignorance et ses craintes, le public occidental est prêt à reconnaître à « ceux qui luttent contre les intégristes » le monopole de représentation des valeurs universelles et à faire d’eux ses seuls interlocuteurs politiques.

Du Caire à Alger en passant par Tunis, c’est pourtant une identique formule institutionnelle arabe qui porte la responsabilité de la plus large part de cette violence dite « intégriste ». Le premier ingrédient de cette recette en voie de généralisation est l’interdiction faite aux forces politiques réelles d’accéder à la compétition parlementaire; les élections ne servent donc pas désigner les gouvernants mais seulement à dire la qualité et le nombre des opposants que d’indéboulonnables princes entendent tolérer, pour les besoins d’une démocratisation seulement « cosmétique » et dépourvue de tout enjeu. Ce pluralisme de façade, cautionné avec complaisance par l'environnement occidental, permet de masquer le verrouillage absolu du système institutionnel, la banalisation de la répression (incluant toutes les formes de torture) et la généralisation de la corruption. Ce cocktail pernicieux génère inévitablement un certain degré de violence ou de contre violence contre le régime et contre ses soutiens locaux ou étrangers. Cette violence dite « terroriste » permet alors au régime d'entretenir la confusion entre les pratiques de la frange de ses opposants qu'il a lui même contribué à radicaliser et l'entière opposition légaliste, "justifiant" ainsi aux yeux de ses partenaires occidentaux le report éternel de toute ouverture démocratique.

Une fraction de l’intelligentsia arabe dite laïque, en Tunisie et en Algérie notamment, a fait le choix courageux de marquer sa différence et a pris le risque de dénoncer publiquement l’amalgame pervers entre dictatures militaires et « protection » « de la femme », « de la démocratie » ou « de la modernité » (2). Un autre compartiment de cette même intelligentsia a fait en revanche le pari plus douteux de confier son destin et celui des idéaux démocratiques dont il se dit porteur aux seules dictatures militaires ou para militaires incrustées au pouvoir depuis des décennies. Au nom de la « défense de la modernité » ou « des droits de l’homme » elle contribue largement aujourd’hui à conforter dans l’opinion occidentale la légitimité des entreprises éradicatrices qui permettent à des régimes coupés de toute racine populaire de se maintenir au pouvoir par la violence répressive et la manipulation de l’information.

D’une intolérance, l’autre.

Le troisième acteur de ce trio néfaste, dont il ne saurait être question de nier l’existence, est la composante extrémiste du courant islamiste et la rhétorique d’intolérance qui lui sert à « légitimer » ses modes d’actions politiques et à en amplifier l’impact médiatique. Même si la centralité de tels acteurs est pour une bonne part le résultat de la stratégie délibérée des régimes et la conséquence inévitable de l’aveuglement de l’environnement occidental qui les soutient, la rencontre entre la rhétorique intolérante de la fraction extrémiste des oppositions arabes et le ton assuré inhérent à tout prosélytisme religieux nourrit ici et là des représentations de l’Islam plus propres à conforter les fantasmes occidentaux qu’à les résorber. Ces diatribes conquérantes, qui ne proposent comme alternative à l’absolutisme des juntes militaires qu’un autre absolutisme aussi inquiétant, ou qui, sur la scène internationale, exigent la conversion immédiate des chefs d’Etats européens et annonce à l’Occident son inéluctable « islamisation » ne sont sans doute pas toujours très différentes de celles qu’en d’autres temps de vaillants « missionnaires » firent résonner dans les églises d’Afrique. Mais tel est bien le problème que posent ces discours qui laissent poindre, au détriment de toute perspective de coexistence, l’ambition plus prosaïque de substituer un impérialisme à un autre, de remplacer l’impéralisme occidental vieillissant par « impérialisme alternatif » que rien ne semble dissocier de son prédécesseur.

Les acteurs du piège médiatique une fois réunis, la représentation à grand spectacle peut se jouer, dans une orgie de décibels, de projecteurs et d’audimat. La parole est aux peurs ancestrales et à tous ceux qui par inconscience ou par stratégie ont décidé de les cultiver. Toutes voix intermédiaires, qu’elles viennent du centre modéré des courants islamistes, c’est à dire de l’immense majorité de ces courants , ou des oppositions arabes laïques non éradicatrices, ou des intellectuels occidentaux ayant dépassé le syndrome « intégriste », sont peu ou prou chassées de l’avant scène médiatique et cantonnées, dans le meilleur des cas, au silence relatif… des revues associatives.

"Les islamistes sont des fauteurs de guerre !" peuvent alors tonner les plus puissantes voix de nos médias avant de remplir leurs titres, couvertures et éditoriaux de provocations caractérisées à leur égard. "Nous ne cherchons qu'à "promouvoir la démocratie" peuvent alors se justifier aux heures de grande écoute les chantres intellectuels ou les stratèges politiques de notre "patrie des droits de l'homme" avant de cautionner les pires dérives militaires ou de signer avec les dictateurs de tout bord de juteux accords de défense qui -sous l'inusable label de la "lutte contre le terrorisme" – serviront à perfectionner d'épouvantables machines répressives. « Aidez-nous à combattre les terroristes » peuvent alors implorer nos alliés « laïques » c’est à dire éradicateurs avant que leurs policiers, geôliers et autres tortionnaires ne retournent alimenter la fureur de toute une génération de désespérés de la politique. Aidez nous à « sauvez la paix » peuvent prétendre les pompiers pyromanes de la coalition occidentale avant de recommencer à fabriquer en Palestine, en Irak, en Arabie Saoudite ou ailleurs, à coup d' occupations militaires, de colonisation arrogante, de "bouclages de territoires", d'embargos et autre perfusion de dictateurs, les désespoirs qui généreront la violence "islamique" de demain.

A quand la fermeture de ce tunnel-là ?

Notes

(1) On considérera que les Français de souche convertis à l’Islam ne jouent pour l’heure qu’un rôle très marginal dans sa représentation.

(2) Cf. par exemple Louisa Hanoune Une autre voix pour l’Algérie, La Découverte, 1996, Salima Ghazali dans l’hebdomadaire La Nation qu’elle dirige où la pétition d’un groupe de syndicalistes tunisiennes qui avaient dénoncé en 1994 l’usage de la cause des femmes comme instrument de pérénisation des pouvoirs autocratiques.

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