Mon témoignage contribuera-t-il, comme je le souhaite, à une réflexion qui dépasse un certain nombre d’idées reçues des deux côtés de la Méditerranée? Je m’en tiendrai en effet essentiellement à un domaine, celui des représentations liées aux civilisations, un domaine dans lequel le subjectif est roi, quoique lié aux enjeux objectifs sous-jacents. J’assume cette subjectivité, avec son risque de partialité, à partir d’un itinéraire politique personnel qui s’est situé durant plus d’un demi-siècle, physiquement et moralement, sur la rive Sud de la Méditerranée. Mais je le fais dans une volonté d’échange constructif avec ceux qui estiment que nos nations, nos Etats et nos sociétés gagneraient à considérer nos civilisations respectives comme de plus en plus capables d’ouverture réciproque autour d’objectifs mutuellement bénéfiques.

De prime abord cet espoir parait fondé, à entendre seulement les hommes d’Etat, les politiques et les grands medias qui n’ont jamais autant appelé à la Paix, à la démocratie, à la tolérance, aux réconciliations. Espoir vite tempéré par la grande difficulté avec laquelle avancent de tels processus, sinon parfois le divorce flagrant entre les déclarations d’intentions et les actes. Des peuples d’Afrique, d’Asie, nouveaux parvenus au droit d’arborer un drapeau, n’ont accédé à une indépendance formelle que pour s’entredéchirer dans des massacres d’envergure. Dans ces conflits, où sont souvent impliqués à des degrés divers des forces d’Occident, soit étatiques soit occultes, les protagonistes appellent à leur rescousse des représentations de langues, de religion, de civilisation et de culture qui s’affrontent dans une grande confusion.

J’aborde quelques aspects des représentations croisées « islam-occident » au moment où la problématique de paix et réconciliation s’anime ou se réanime en quelques points chauds autour du bassin méditerranéen. Parmi ces noeuds conflictuels, deux d’entre eux en cours de rapide évolution, au Kosovo et en Algérie, réveillent ou suscitent des perceptions parallèles ou qui s’entremêlent de longue date chez moi et chez un grand nombre de mes compatriotes. En les évoquant au long de cet article, je me suis résolu à un détour par des événements en apparence plus lointains géographiquement ainsi qu’à des références à la façon dont des auteurs occidentaux abordaient les rapports de leur civilisation avec la nôtre. J’ai constaté en effet, comme je l’illustrerai plus loin, que les problèmes que je soulève de cette façon ont été et restent au coeur de représentations très actives dans les esprits, les motivations et les comportements des acteurs algériens actuels, qu’ils aient ou non vécu ou connu personnellement (selon leur âge et leur niveau d’information) les événements et problèmes en question.

Le lecteur préférant connaître le profil de celui qui apporte son témoignage ou son opinion, je commence par présenter les raisons pour lesquelles, en matière de controverses civilisationnelles, je crois ne pas céder facilement à la tentation de partialité, tout en me sentant à l’aise dans mes racines.

J’estime en effet que l’adhésion aux valeurs communes entre civilisations (ou résultant de leurs interactions) n’implique pas pour chaque intéressé le renoncement à sa personnalité ou le non respect de l’autre, ce à quoi poussaient les vaines politiques françaises d’assimilation que j’ai connues dans ma jeunesse, y compris lorsqu’elles émanaient d’esprits et d’intentions généreuses et désintéressées.

Né indigène algérien musulman (comme le mentionnait l’état civil français), ayant grandi et traversé ma vie comme tel, je parle et j’aime les trois langues en usage dans mon pays, dans les créneaux et selon les modalités appropriées à chacune d’elles dans la vie sociale. J’ai pratiqué dans mon jeune âge la religion de mes parents et j’ai gardé pour les valeurs qu’elle m’a appris et inspirées, ainsi que pour les gens de coeur et de bon sens qui en sont adeptes un profond et naturel sentiment de respect et de fraternité. Avec l’ensemble du mouvement patriotique, notamment associatif (comme les Scouts Musulmans Algériens dont j’ai été un responsable, les medersas libres et l’AEMAN, (association des étudiants musulmans d’Afrique du Nord, à Alger, dont j’ai été président en 49-50), j’ai revendiqué l’officialisation de la langue arabe et la liberté du culte musulman, toutes deux étouffées par l’administration coloniale. Je poursuivrai tout naturellemet la défense de ces composantes nationales quand je serai communiste, défense qui apparemment est incompréhensible pour l’auteur (sous pseudonyme et certainement ignorant des réalités algériennes) d’un ouvrage collectif de « Reporters sans frontières » (Le Drame algérien). Il trouvait anormal que le PCA ou le PAGS se soient prononcés pour l’arabisation (à l’inverse, d’autres leur reprocheront d’en avoir critiqué les modalités et estimé que cette arabisation légitime devait être menée de façon progressive et progressiste) ou qu’ils ouvrent leurs rangs à des militants musulmans (!).

J’ai commencé à lutter à partir de l’âge de quinze ans pour l’indépendance de mon pays dans les rangs du mouvement patriotique PPA (Parti du Peuple Algérien), au sein duquel j’ai exercé des responsabilités dans la Mitidja et comme responsable élu (une première ) dans l’organisation du PPA des étudiants d’Alger. En 1948-49, j’ai défendu lors de la première crise du PPA (qualifiée faussement de « berbériste » par les dirigeants bureaucrates de ce parti et la presse coloniale) la voie d’une algérianité moderne, démocratique et sociale, respectueuse de la richesse et de la diversité culturelle de la nation, en souhaitant aussi un fonctionnement organique du parti qui fasse du débat dans la base militante et la société le garant d’une mobilisation et d’une discipline révolutionnaires. Les étroitesses d’un grand nombre de dirigeants du PPA en ces domaines, furent l’une des raisons qui m’incitèrent à poursuivre mon combat politique, social et culturel dans le Parti Communiste Algérien, dont je fus un élu (du deuxième collège, musulman) de la région industrielle et agricole d’Est -Mitidja où j’étais médecin, tandis que je dirigeai aussi « Progrès », une revue culturelle, scientifique et idéologiqe.

Après le déclenchement de l’insurection du 1er Novembre 54, je serai responsable national adjoint de l’organisation armée « Combattants de la Libération » dont je négocierai, en compagnie de mon camarade Bachir Hadj Ali, leur intégration dans l’Armée de Libération Nationale en Avril 1956. Après sept années de vie clandestine sur le sol national durant la guerre, ma carrière de médecin-chercheur universitaire fut à nouveau interrompue trois ans après l’indépendance par le coup d’Etat dirigé par le colonel Boumediène. Je ne sortirai de cette deuxième clandestinité que vingt quatre ans plus tard, en 1989 avec la fin, tout au moins formelle, du parti unique nationaliste à discours socialiste, vitrine et instrument d’un pouvoir militaro-clanique. J’avais pendant cette nouvelle période clandestine, dirigé le PAGS (Parti d’Avant-Garde Socialiste) comme premier secrétaire. Je me suis dégagé de toute activité partisane à partir de 1991 pour me consacrer à des travaux de recherche en géopolitique.

Je fais partie d’une catégorie relativement restreinte d’Algériens qui ont eu la chance de découvrir et apprécier, grâce à la scolarisation, un volet de la civilisation occidentale autrement plus attrayant pour nous que les méfaits directement endurés de la colonisation, jusqu’à ce que ne soit arrachée l’indépendance, un espoir fabuleux que j’eus la joie, à l’âge de trente quatre ans, de voir se réaliser. Nombreux comme moi continuent à partager avec la civilisation de l’ancienne puissance dominante un certain nombre de valeurs de liberté, de démocratie et de progrès social que les sociétés d’Occident ont fait émerger chez elles non sans peine et souvent dans la douleur. Nous y sommes attachés non pas parce qu’elles sont celles de Galilée, Molière, Voltaire, Robespierre, Jaures, Zola, Lincoln, Mozart, Goethe, Garibaldi ou tant d’autres envers qui nous avons la plus grande estime, mais parce que comme eux nous considérons qu’elles sont la création et le bien commun de l’humanité.

Nombreux sont ceux d’entre nous qui, ayant intériorisé ces valeurs, ont combattu et continuent de mener le combat pour elles, s’attirant la haine et la répression des courants les plus rétrogrades du nationalisme chauvin ou de l’intégrisme religieux, alimentés et attisés par les groupes d’intérêt qui ciblent à merveille leurs attaques en nous taxant d’agents de l’Occident, selon des variantes de diabolisation accouplées souvent en épithètes composées: judéo-chrétienne, judéo-marxiste, berbéro-matérialiste, parti français, laïco-assimilationnistes etc. Dans tout mon itinéraire, et un grand nombre d’Algériens sont dans mon cas, j’ai affirmé et défendu ces valeurs universelles pour elles-mêmes, en ne cachant pas mon estime et mon admiration pour la composante de la civilisation occidentale qui, à partir du quinzième siècle en particulier, a su, par l’intermédiaire des oeuvres de grands penseurs comme l’Andalou Ibn Rochd (Averroes), prendre dans l’Europe médiévale qui préparait la Renaissance, le relai des acquis précédents de l’humanité et les développer, une fois la civilisation musulmane entrée en léthargie pour les raisons historiques et géopolitiques que les spécialistes connaissent bien.

Mais précisément si j’ai pu et peux encore en direction de mes compatriotes défendre sans aucun complexe des valeurs universelles qui me sont parvenues à travers l’Occident, c’est parce que je me retrouve et me sens de civilisation musulmane, avec mes compatriotes en Algérie, avec mes frères et soeurs en civilisation dans le monde arabe et bien au-delà. Ce sentiment, cette conscience, cet esprit de solidarité sont un fait de société et de civilisation et ne passent pas obligatoirement par le rapport à la foi ou à une philosophie. C’est du même ordre que ce qu’a voulu exprimer un Copte égyptien quand ils a dit de façon métaphorique que sa religion était le christianisme et sa Patrie l’islam. Tout en éprouvant une indignation intellectuelle et morale égale, je ressens de façon plus intense et plus immédiate la souffrance d’un musulman slave de Bosnie ou albanais du Kosovo que celle des malheureux Huttus ou Tutsis que des manipulations de cercles occidentaux sous couverture « civilisationnelle religieuse » ont fini par se faire entredéchirer atrocement.

Je n’en éprouve pas pour autant, et c’est aussi le cas de la majorité de mes « coreligionnaires », une particulière sympathie pour les monarques musulmans qui se couvrent de légitimité religieuse pour brader à l’Occident le territoire et les intérêts national et social de leurs peuples. Ce qui confirme bien que dans la représentation que se font les adeptes d’une civilisation et de la religion avec laquelle elle s’entremêle, les éléments spirituels et de foi pure ne sont pas seuls en cause. L’appartenance à la catégorie d’exploité ou d’exploitant, d’opprimé ou d’oppresseur, le camp dans lequel on se trouve par rapport à un événement donné, interfèrent de façon très forte pour donner un contenu séculier à l’allégeance religieuse formelle.

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