Dans l’ambiguité

A propos du Kosovo, où l’ONU s’efforce d’aborder les difficiles tâches (démocratisation et cohabitation) qui avaient été les motivations officielles des opérations de guerre de l’OTAN, la réaction des Algériens, comme dans d’autres pays arabes, a été ambivalente, partagée entre deux sentiments contradictoires. On a constaté avec soulagement qu’une vague de solidarité s’est manifestée pour la première fois avec une grande ampleur dans les opinions d’Europe en faveur d’un peuple musulman opprimé, les albanophones kosovars. Mais ce sentiment se doublait d’une amertume nourrie par les fortes représentations d’un passé récent ou plus lointain selon les générations, ravivées par des faits et des déclarations qui ont fait mal: l’intervention, selon des hommes d’Etat ou des dirigeants politiques d’Europe, a eu lieu parce que sur « notre continent » (européen) on ne saurait tolérer des violations aussi graves et massives des droits de l’Homme et de la démocratie.

Les anciens dont je suis, s’ils se réjouissent d’un tel souci, regrettent qu’il n’ait pas mûri quelques décennies plus tôt, avant et pendant la guerre d’Algérie, quand l’Europe s’étendait de Dunkerque à Tamanrasset à travers trois départements français et que dès les premières semaines de l’insurrection, était dépêchée en Algérie une division française de l’OTAN stationnée en Allemagne pour sauvegarder ce qu’on appelait alors « le ventre mou » de l’organisation atlantique. Il s’agissait en fait de répondre aux voeux des gardiens de l’ordre raciste traduits en substance en termes de civilisation par le ministre de l’Intérieur de l’époque: avec les bandits et hors la loi, il n’y a pas d’autre dialogue que la guerre. Quant au ministre français résidant en Algérie, il justifiait ainsi la guerre à outrance dont il avait été fait le maître d’oeuvre par un gouvernement issu d’élections gagnées sur un programme de paix: « … il n’est pas un Français qui n’accepte la France chassée d’une terre où elle s’est installée par le droit discutable des armes mais qu’elle a conquise par l’indiscutable droit d’une oeuvre civilisatrice faite d’humanité et de générosité… » Les dirigeants français successifs, jusqu’à ce que de Gaulle commence à parler de paix des braves, justifieront les actions militaires par la défense de la civilisation contre une barbarie territorialement bien localisée au Sud de la Méditerranée, puisque leurs troupes aéroportées étaient allés la poursuivre jusque sur le canal de Suez nationalisé par Nasser, le dictateur égyptien comparé à Hitler.

Quant aux jeunes Algériens qui n’ont pas vécu tout cela, ils constatent aujourd’hui même que la machine de guerre atlantique s’assigne une nouvelle vocation mondiale (consacrée par la Charte adoptée pour son cinquantenaire), que l’Europe continue à honorer de sa pleine participation; mais l’OTAN reste toujours programmée, malgré le dernier cri de sa technologie, par son logiciel archaïque, celui du deux poids et deux mesures en n’importe quel point du monde. Ils s’interrogent: le principe d’une intervention en faveur de la démocratie et des droits de l’Homme (dans la mesure où elle serait justifiée) n’est-il pas valable pour les Kurdes et les Palestiniens, (pour ne parler que d’eux) et d’une façon générale pour les peuples auprès desquels l’Europe est présente par ses intérêts ?

Voilà pourquoi, malgré les progrès incontestables et réjouissants des sentiments de solidarité humaniste amplement orchestrés en Occident, et tout en souhaitant le plus grand succès à la Paix, la démocratie et une cohabitation fructueuse entre nationalités des Balkans, je comprends bien les sentiments mitigés de l’opinion algérienne dans la question du Kosovo. Les expériences depuis la colonisation à ce jour nous ont appris à pondérer nos jugements et à prendre en compte les données inavouées ou les plans d’ensemble qui encadrent toute démarche qui avance sous couvert d’instaurer démocratie et civilisation à l’ombre des baïonnettes.

Réconciliations à l’ordre du jour

L’Algérie quant à elle, est peut-être enfin sur le point de passer du cauchemar de la décennie qui s’achève à une phase qui la rapprocherait des modalités de règlement plus politiques et plus pacifiques de ce type de conflits, dans lesquels la référence aux façons de vivre sa culture, sa civilisation, sa religion, est avancée comme une composante et un enjeu majeurs. Les semaines à venir éclaireront probablement les modalités et les conditions, pas encore bien claires à ce jour, du processus que Abdelaziz Boutefliqa, le cinquième chef de l’Etat algérien depuis sept ans, a annoncé en cette fin Juin 99 comme devant être celui de la paix et de la concorde civile, prélude à une réconciliation nationale.

L’événement, par sa signification est énorme et n’a surpris que ceux qui contre toute raison imaginaient une solution purement militaire. Mais grandes sont encore les interrogations légitimes sur le contenu du processus et son devenir, pour un peuple déchiré par les haines et les horreurs d’une période récente, sur le fond de problèmes d’envergure anciens, avec une nation dont la perception de soi et des autres n’est pas encore assez claire ou s’est même compliquée et aggravée durant les périodes de la colonisation, de la lutte libératrice et de l’indépendance.

A peu près au même moment, l’Etat français reconnait officiellement la guerre qu’il a menée en Algérie de 1954 à 1962, et son président Jacques Chirac annonce son souhait de s’y rendre en visite officielle aussitôt que possible.

Sans doute les choses ont-elles davantage mûri que vers les années 80, lorsque les présidents Mitterand et Chadli avaient, par journalistes interposés, lancé le ballon-sonde d’une visite de l’ex-colonel Bigeard, devenu général, comme hirondelle annonciatrice d’une ère nouvelle algéro-française. Mais en fait d’éclaircie, une tornade s’ensuivit dans l’opinion algérienne. Il n’y avait pas meilleure façon de torpiller la réconciliation, en confondant pardon et oubli, qu’en faisant ce choix, bizarre et irréaliste dans ces conditions prématurées. On croyait en fait, pour arracher l’adhésion des Algériens, pouvoir tabler sur un consumérisme débridé tourné vers les produits français que Chadli avait encouragé dès son accession à la Présidence. L’option Bigeard à la rigueur aurait pu marquer la clôture d’un processus initié autrement, tels que la condamnation en parole et en actes de la chasse au faciès à l’encntre des travaileurs immigrés, ou de multiples activités et événements culturels en lesquels les deux peuples auraient retrouvé des raisons communes de renouer avec des espoirs anciens enfouis sous les drames vécus.

Il arrive trop souvent, tandis qu’on fustige à juste titre les écarts, les incompréhensions ou les oppositions culturelles entre les deux rives de la Méditerranée, qu’on sous-estime les efforts en quantité et qualité à déployer pour réduire ces écarts, comme ce fut le cas à la Conférence de Barcelone où le troisième volet, culturel, fut rajouté en dernier lieu pour faire bonne figure et non sans difficulté, en complément des volets économique et politique initialement privilégiés.

Les deux tragédies sanglantes qu’a vécues l’Algérie à quarante ans d’intervalle, avaient pris par plusieurs aspects une allure d’affrontements entre valeurs civilisationnelles. Les similitudes ou symétries de certains argumentaires et représentations qui, au Nord comme au Sud de la Méditerranée, ont alimenté ces deux tragédies _ par exemple la confrontation entre l’islam et l’occident _ ont même fait dire à des acteurs ou des chercheurs que les deux épisodes tragiques étaient de la même nature, l’un étant le prolongement de l’autre. Certaines motivations des attitudes de rejet mutuel absolu, telles que les invocations « d’identités » auxquelles se sont référés les acteurs les plus xénophobes des deux bords, vont-elles commencer à être exorcisées, de sorte que leurs enchainements maléfiques ne puissent plus rebondir au détriment des peuples algérien et français? Je me souviens par exemple de l’impact qu’eut durant la guerre de libération un numéro spécial de la revue française « La Nouvelle Critique » consacré à la culture algérienne, avec la participation d’intellectuels algériens et français, au moment où notre lutte était qualifiée par de nombreux medias de barbare et fanatique. L’éditorial se terminait par une phrase-clef: « Nous respectons le peuple algérien ». Le respect, sous ses différentes formes, est le maître-mot en matière de relations entre civilisations. En ce sens, le phénomène Zidane au cours de la Coupe du Monde 88 aura été un révélateur des décantations survenues et des possibilités existantes, annonciateur d’un printemps à faire éclore plus fiable que le coup d’épée dans l’eau des deux chefs d’Etat des années 80.

Parviendra-t-on à lui trouver les prolongements qu’il mérite? Quels écueils éviter, quelles voies privilégier?

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