Civilisations et clivages internes

Si j’ai souligné les points de vue de Tocqueville, après avoir évoqué initialement ceux de Huntington, en fait très répandus dans des variantes diverses, et si j’ai tenu à en indiquer la relation avec des événements qu’a traversés l’Algérie, c’est pour attirer l’attention sur l’importance des chocs en retour qui en découlent pour les représentations des Algériens, y compris au plan interne. Dans un large éventail, ils se retrouvent alors sur les positions de la xénophobie antioccidentale globale, même si elle est argumentée différemment selon qu’il s’agit de la génération de la guerre de libération ou de générations plus récentes, de démocrates ou d’islamistes, etc. Les intégrismes induisent des intégrismes symétriques, l’anti-occidentalisme indifférecié et sans nuance, est un des fruits de l’hégémonisme de cercles dirigeants ou courants politiques occidentaux. Il est en même temps une couverture idéologique commode pour les glissements conservateurs ou réactionnaires qui se produisent dans le camp des victimes. Faute d’alternative à ce qui est apparu comme l’échec ou les limites des « modèles » nationaliste, socialiste, capitaliste etc, les victimes sont entraînées vers des replis et des fausses alternatives que J. François Bayart ou Amine Mâlouf ont qualifiées d’illusions identitaires ou d’identités meurtrières, d’autant plus que les argumentaires ont commencé à être forgés par des dirigeants apprentis sorciers responsables de ces échecs qui ont eu recours abusivement à ces références ou ont même encouragé la création d’organisations sur cette base pour faire contrepoids aux oppositions démocratiques.

Mon autre remarque concerne l’opposition pour le moins outrancière (à côté d’aspects qui ont quelque fondement) que soulignent ces auteurs entre la démocratie de leur civilisation et la civilisation sans démocratie des autres (épinglée ainsi comme barbarie).

La mise en exergue de cette antinomie rejoint quant au fond un problème qui est au coeur des interrogations, des tâtonnements, des confusions et des déchirements du mouvement national algérien depuis déjà des décennies. Ce problème n’a pas avancé en temps opportun, faute d’une volonté de débats ouverts, alors que les matériaux et certaines opportunités existaient pour cela avant qu’il ne devienne explosif. Les luttes de clans et les enjeux de pouvoir dévoyés ont stérilisé les avancées souhaitables et les synthèses entre les facteurs pourtant identifiés comme complémentaires dans la proclamation du 1er Novembre 54. Mais celle-ci (qui, faut-il le noter, était rédigée uniquement en français, ce qui n’était pas une anomalie à l’époque) était trop générale à ce sujet, en raison du retard signalé, et pouvait donner lieu à des interprétations et sollicitations contradictoires. D’une part cette déclaration assignait à l’indépendance l’objectif d’instaurer une République algérienne démocratique et sociale; d’autre part, dans la même phrase elle précisait: « dans le cadre des principes arabo-islamiques ». Les luttes d’influence qui ont pris le pas sur une volonté de synthèse, sur la volonté de construire et consolider la nation, ont amené différents acteurs soit à balancer entre ces deux volets, soit à miser principalement sur l’un ou sur l’autre ou à les opposer alors qu’ils ne pouvaient aboutir et se renforcer qu’en marchant ensemble. Dans les échecs ultérieurs, les uns ont mis en cause un excès de « démocratie » (perçue comme perversion occidentale), les autres ont incriminé l’accent mis sur les valeurs arabo-islamiques. La vérité oblige à dire qu’il n’y a eu excès ni de l’une ni de l’autre, mais insuffisance flagrante (et perversion) des valeurs et des cultures positives qui pouvaient se rattacher à chacun de ces volets et les bonifier. A noter que ces insuffisances ont favorisé aussi la montée, dans des formes explosives qui auraient été évitées sans cela, d’une autre revendication à caractère identitaire, celle liée à la légitime reconnaissance de la composante berbère dans la culture nationale.

La nation algérienne se sentira et se portera mieux seulement lorsque les Algériens seront parvenus à mieux harmoniser ces deux facteurs (démocratique et civilisationnel) de la cohésion nationale et lorsque sur cette base saine, deviendra plus aisée la gestion des rapports de leur nation avec les autres démocraties et civilisations.

Passerelles démocratiques entre civilisations

Séjournant en France depuis sept ans pour la première fois de ma vie, les constatations que j‘ai pu y faire m’ont convaincu que, tant du côté français qu’algérien, non seulement une « guerre des civilisations » peut être évitée, mais des possibilités subjectives plus grandes se sont créées malgré la crise algérienne et à travers elle pour prolonger et faire fructifier les interactions positives passées. Même si le contexte économique mondial ne crée pas les conditions les meilleures à la solution des problèmes les plus aigus, les évolutions dans la société et le champ politique dans les deux pays me paraissent avoir ouvert la voie de part et d’autre à des réflexions et décantations encourageantes.

L’un des réconforts dans la vie des exilés algériens a été d’abord la découverte de marques émouvantes de solidarité, au delà d’incompréhensions inévitables et surmontables. Ce fut en réalité une redécouverte, en pensant à l’élan de protestation qui avait fini par soulever plus massivement l’opinion française contre la guerre d’Algérie (manifestations pour la paix et les morts du métro Charonne, mouvements des soldats du contingent etc) et aussi à ces moments difficiles en Algérie et en France quand, nationalistes ou communistes, nous découvrions des solidarités juives ou chrétiennes que nous ne soupçonnions pas auparavant. La convergence de certaines de nos valeurs respectives au milieu des épreuves atténuait alors les visions manichéennes que nourrissaient les ultras des deux bords. Elle nous apprenait déjà ou confirmait à certains d’entre nous que les « blocs civilisationnels » n’engendraient pas forcément en leur sein des comportements homogènes. Nous sommes bien héritiers et jusqu’à un certain point prisonniers de notre civilisation, qu’on ne peut troquer contre une autre comme on peut changer de chemise. Mais au sein de chacune de ces civilisations, des cultures _ politiques, artistiques, de modes de vie _ évoluent et se différencient en liaison avec des facteurs sur lesquels nous avons prise et qui engagent notre responsabilité.

Dans l’exil, j’ai découvert aussi de plus près en France l’intensité de l’effort d’ouverture intellectuelle et culturelle, ainsi que le contour de ces valeurs françaises qu’on a tendance de loin, notamment quand les échanges sont entravés de différentes façons, à schématiser soit en les idéalisant à l’excès, soit en les dépréciant ou les sous-estimant.

J’ai vérifié que les gens qui se réclament de la même civilisation ne constituent pas forcément un bloc homogène et abstrait auquel on pourrait imputer tout ce qui, bon ou mauvais, se déroule en son sein ou en son nom. J’ai constaté que pour de nombreux Français, la Marseillaise continuait à délivrer son message originel de liberté, le même esprit qui animait nos chants patriotiques, message occulté par le racisme ou la peur chez ceux des européens d’Algérie qui entonnaient son refrain comme un slogan de haine. Ils n’en retenaient que l’appel « Aux armes! pour « qu’un sang impur abreuve les sillons » des gros colons.

J’ai mesuré aussi de près le facteur de régulation, de stabilité et de développement que constituent pour la société et la nation françaises, les droits et devoirs du citoyen ainsi que la défense pied à pied des droits de l’Homme trop facilement considérés chez nous comme un luxe.

Et si subsistent encore en France des tendances fâcheuses à considérer que ce qui est bon pour la France est aussi bon, tel quel, pour les autres, j’ai constaté que ces tendances reculent, les clarifications émanant de chercheurs, journalistes tant français qu’algériens y contribuent. Si des étroitesses persistent encore sur des thèmes tels que la laïcité, la construction des mosquées, ou le mode d’habillement, entraînant par mimétisme ou conviction certains des nôtres à confondre l’ouverture bénéfique de la laïcité avec l’agressivité de l’athéisme militant, ces tendances sont battues en brèche par des conceptions plus ouvertes sur une meilleure compréhension de notre civilisation dans ses côtés forts et ses côtés faibles.

Une asymétrie importante et compréhensible jusqu’à un certain point subsiste: nous connaissons bien mieux la civilisation, la société et les différentes facettes de la culture française qu’ils ne connaissent les nôtres. Mais nous sommes déjà loin du début des années quarante en Algérie peu après le débarquement anglo-américain, époque à laquelle Raymond Aubrac rappelle dans ses Mémoires que personne dans les milieux de la « France Combattante » n’avait entendu parler d’un quelconque malaise algérien. Je vivais à cette époque à trente kilomètres de là et le village de Larbâa, comme le reste de l’Algérie commençait à bouillonner, saisi par une lame de fond qui ira en s’amplifiant jusqu’à, deux ans plus tard, la tragédie algérienne du 8 Mai 45 (40 000 morts algériens en une semaine de répression). Dans ce même village à la même époque, l’horloger européen, sympathisant pourtant avec les Algériens, me disait d’un air apitoyé: vous ne pourrez jamais parvenir à l’indépendance tant que vos femmes resteront voilées.

Pour toutes ces raisons, avec les Algériens qui ont formé leur jugement et leur esprit critique à des sources principalement francophones tout en s’appuyant sur le socle rénové de leur propre civilisation, j’exprime mon respect envers tous les chercheurs et « passeurs » de civilisations de France. Ils ne se contentent pas de nous faire connaître et apprécier le meilleur de leur expérience démocratique, mais ils font connaître à leurs concitoyens nos problèmes et les créations de notre civilisation, assurant aussi à leurs approches prospectives un surcroît de lucidité, par l’attention concrète et circonstanciée qu’ils prêtent à un ensemble de faits et signaux dans la sphère du combat d’idées en Algérie. De ce fait, ils oeuvrent à une Méditerranée vraiment « Nôtre », plus pacifique et prospère.

Les résultats et les rythmes de ce processus de rapprochement dépendent d’un double mouvement, qui a été à la base des progrès passés de l’Algérie et dont les avancées sont de la responsabilité des acteurs sur chaque rive: la poursuite de la dynamique de sécularisation démocratique en Algérie et la prise en compte positive et critique, plus judicieuse et harmonisée, des valeurs civilisationnelles islamiques.

Sadek Hadjerès
Chercheur en géopolitique, ancien premier secrétaire du PAGS (communiste) de 1966 à 1990
5 juillet 1999

Témoignage paru au 3ème trimestre 1999 dans « HERODOTE », n°94, revue de géographie et géopolitique, numéro consacré aux relations Europe du Sud_ Afrique du Nord

Notes:

(1) On trouvera des indications particulièrement précises dans des ouvrages très documentés comme :
– Alexandre del Valle, Islamisme et Etats-Unis, une allaiance contre l’Europe, L’Age d’Homme, 1999
– Richard Labévière, Les dollars de la terreur, les Etats Unis et les islamistes, Grasset, 1999
(2) D’une rive à l’autre, la guerre d’Algérie, de la mémoire à l’histoire, Ed Syros, 1993
(3)Voir notamment Alexis de Tocqueville, De la colonie en Algérie , présentation de Tzvetan Todorov, Ed. Complexe, Bruxelles
(4) (Indigènes musulmans algériens non naturalisés, c’était à un moment donné la mention portée sur nos cartes d’dentité)

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