Huntington, chercheur ou Croisé ?

Sachant qu’il est difficile de répondre à cette question sans prendre en compte les tendances dominantes dans le contexte international, je me suis proposé de mieux saisir la pensée de ceux qui, comme Samuel Huntington, passent pour avoir cherché à théoriser ce type de problèmes à l’échelle planétaire, dans les conditions de l’après-guerre froide. Ce repérage est incontournable puisque l’appellation de « Mare nostrum » est captée aujourd’hui par les maîtres de la VIème flotte américaine. Comme l’a confirmé le dernier épisode balkanique, aucune question concernant les rives de la Méditerranée euro-arabe ne peut faire abstraction de cette présence colossale.

En abordant la lecture de l’ouvrage « Le choc des civilisations », j’étais résolu à ne pas me laisser enfermer dans l’opinion qui m’était parvenue par ouï-dire, à savoir l’acharnement de l’auteur à inventer ou réactiver de nouveaux Satans et une nouvelle Grande Peur, en lieu et place de l’ex- diable rouge, afin de donner des cibles et des justifications à un système de domination qui en avait besoin pour fonctionner. A la lecture, j’ai compris que cette réputation n’était pas usurpée. Mais j’ai surtout mieux saisi à quoi servait le flou dont il entourait un certain nombre de faits de civilisation et constats pourtant tirés du réel et parfois de l’anecdotique, mais morcelés et réarticulés de façon simpliste et d’un air innocent pour les besoins d’une cause présentée comme un postulat, dont la légitimité coule de source et doit rester indiscutée: « les intérêts américains tels qu’ils ont été historiquement définis » (p346).

Il table, sans que ce soit inévitable, sur la possibilité d’un ou plusieurs chocs mondiaux à venir entre les quelques civilisations majeures de notre planète, plus vraisemblablement, précise-t-il, entre musulmans et non musulmans. Les arguments de civilisation se transforment tout naturellement chez lui en stratégie militaire, il les noue en faisceau pour alimenter une logique guerrière qu’Huntington énonce crûment et sans détour, (voir en particulier les pages 340). Il exhorte donc l’OTAN à élargir au plus vite son rayon d’action pour agir à temps et sauver à tout prix l’Occident, dont il assimile les valeurs fondamentales (notamment la démocratie) à celles de la plus grande partie de la chrétienté (n’englobant pas les orthodoxes). Il s’agit d’une aire de vieille civilisation, qui selon lui présente des signes inquiétants de déclin. Elle doit faire face aux défis des mondes islamique, chrétien-orthodoxe et chinois, dont il dit craindre la montée et les ambitions et dont il veut déjouer la coalition et les convergences possibles par une stratégie globale préventive.

J’ai tiré de cette lecture l’impression que les approximations et les incohérences qui caractérisent son approche des faits de civilisation ne sont pas seulement celles de toute vision essentialiste ou subordonnée à un objectif prétabli, donc vouée à être mise à mal par les réalités complexes. Elles n’expriment pas seulement une fausse prudence scientifique ou le souci de ne pas donner l’image dévalorisante d’un Dr Folamour va-t-en guerre ou d’un Machiavel du racisme. Quant au fond, ce qui préoccupe le plus Huntington, ce n’est pas tant de fournir une image véridique des civilisations et de leurs interactions complexes. Une image plus fidèle dans laquelle s’entremêlent le plus souvent aussi bien les visées hégémoniques des groupes dominants que les passerelles et les interpénétrations bénéfiques entre les sociétés concernées, aussi bien les affrontements que les compromis et les consensus. L’important pour lui, en dépeignant des évolutions univoques, c’est d’alarmer et d’effrayer suffisamment pour faire passer le noyau dur de sa démonstration auprès des siens (car il ne s’adresse qu’aux Occidentaux et ne se préoccupe que de leurs seuls intérêts, ignorant ou feignant d’ignorer que dans son a priori réside la source des menaces qui l’effraient). Le centre et la raison d’être de sa démonstration, c’est l’Occident avant tout (sous leadership US), coiffant tout et par les moyens qui ne prêtent pas à discussion, ceux de la technologie militaire la plus puissante et la mieux pourvue en informatique et renseignement.

Une fois ceci assuré à ses yeux, pourquoi être regardant et scientifiquement exigeant quant à l’approche complexe qu’appellent la nature et les tendances d’évolution des civilisations et des religions? C’est plus simple: elles sont bonnes tant qu’elles donnent une marge à qui sait les manoeuvrer, tant qu’elles laissent au bon vieux pragmatisme américain les mains libres à la manipulation des passions collectives. Pour lui, au delà de sa présentation le plus souvent globalisante des civilisations et religions, celles-ci ne sont pas intéressantes en tant que telles, par les valeurs qu’elles défendent. L’essentiel pour lui apparait à travers les voies sécuritaires qu’il préconise, c’est ce qu’on peut faire dire à ces civilisations et religions et leur faire faire par le biais de leurs adeptes. Le bon religieux, c’est celui qui marche aujourd’hui avec notre stratégie; demain ce sera un autre, qu’il appartienne à cette religion ou branche de religion ou à une autre.

Le pire n’est donc pas que la démonstration de Huntington ne tient pas théoriquement la route. Le pire est qu’en voulant légitimer les intérêts et la raison du plus fort, il sème à tous vents les graines de violence, avec les conséquences incalculables et imprévisibles pour tous.

Suis-je emporté, en disant cela, par un anti-américanisme primaire? Non, les intérêts américains légitimes, confrontés aux intérêts tout aussi légitimes défendus par les autres peuples et Etats, ne s‘expriment heureusement pas à travers les seules conceptions réductrices de Huntington, le pragmatisme américain sait aussi faire preuve de souplesse en tenant compte des résistances qui sont opposées à son hégémonisme. Mais en soulignant les grands dangers de thèses qui, sans être exprimées aussi crûment, sont répandues à différents niveaux d’institutions et sociétés d’Occident, je me réfère à des actes et des méfaits précis, dont certains ont soucent causé des torts irréparables. Les actes sont le meilleur éclairage de la réthorique dont ils se couvrent. Les péripéties traversées par l’Algérie, depuis les sombres temps où le sud de la Méditerranée était rattaché d’autorité au pacte atlantique pour légitimer la répression coloniale, aident à décrypter Huntington et les rêves de ceux qui, comme les Conquistadores, ont la civilisation et la religion plein la bouche et le glaive à la main. Il y a une profonde contradiction entre le discours libéral-démocratique et les actes, qui a comme corollaire l’ampleur des dégâts qui en ont découlé partout dans le monde et notamment l’incapacité de prévoir et maîtriser les conséquences à terme (tels que les retours en boomerang) des opérations initiées (1).

La responsabilité des acteurs inspirés par des démarches à la Huntington est est à deux niveaux. L’un se situe dans la matière inflammable qu’accumulent directement ou indirectement leurs pratiques politiques et économiques bien connues, qui portent les révoltes sociales à des points d’exaspération extrême, tout en détruisant ou affaiblissant les forces et les modes de résistance démocratique à ces agissements. L’autre responsabilité est au niveau du battage médiatique et des manipulations idéologiques qui par des voies diversifiées convergent vers le même résultat désastreux, favoriser parmi les mécontents la montée des représentations et des interprétations les plus négatives de l’islam, cependant que sont découragées ou combattues les interprétations de l’islam qui ouvrent la voie à la tolérance, au rapprochement dans l’action entre les courants de pensée qui privilégient la recherche de l’intérêt mutuel au delà des diversités nationale, ethnique, religieuse, linguistique, idéologique, etc.

J’en donne comme suit une ample illustration algérienne.

Mode d’emploi

Alger, 1991: La guerre du Golfe a bien eu lieu. Les Algériens, après la première année d’un pluralisme fragile imposé au pouvoir du parti unique, l’ont cruellement ressentie à la différence de spectateurs d’Europe qui l’ont peut-être vécue comme un jeu vidéo. Au point qu’elle a réalisé une rare et insolite unanimité contre l’intervention occidentale: aussi bien de la part des courants démocratiques, pourtant écoeurés de l’invasion du Koweit par un Saddam bourreau de son propre peuple, que de la part des islamistes et principalement du FIS qui, sensible à la pression populaire, a fait volte face contre son bailleur de fonds saoudien, pourtant « gardien des deux lieux saints » de l’islam. Cela permit au FIS d’organiser des manifestations géantes (qui contibuèrent beaucoup à sa montée spectaculaire) en solidarité avec le laïc Saddam, qui entretemps avait ajouté la profession de foi islamique sur ses drapeaux.

La « Tempête du désert » s’est apaisée en ensevelissant sous les sables un nombre incalculable de civils et soldats irakiens. Sur toutes les chaînes de TV parabolées, les Algériens scrutent avec inquiétude et amertume les grandes manoeuvres qui vont suivre. La « démocratie » (valeur fondamentale de la Chrétienté selon Huntington) a triomphé grâce à son bras armé américain, quoique le peuple irakien n’en verra pas la couleur et gardera son Saddam. Les champions de la démocratie d’Outre Alantique se sont tout de même souciés des aspirations des musulmans d’Irak opprimés; ils ont encouragé la révolte des Kurdes au Nord et des chiïtes au Sud pour les abandonner ensuite à la terreur de Saddam. Mais ils ont d’autres bons amis en Islam. La théocratie saoudienne est au premier rang, modèle de démocratie comme on le sait.

Quant à l’Algérie, qui s’essaye dans une maladroite euphorie à la démocratie pluraliste depuis très peu, des rumeurs persistantes depuis la guerre du Golfe laissent entendre que bientôt, pour la punir de ses audaces passées, ce sera à son tour d’être mise à genoux. On n’aime pas les Etats susceptibles de rester ou devenir des puissances régionales indociles. Pour le confirmer, un lourd avertissement tombe, indiscrétion distillée depuis Londres: l’Algérie aurait l’intention de faire dans la région d’Ain Oussera un petit pas dans des recherches nucléaires susceptibles de déboucher sur l’arme atomique. Ceux des Algériens qui étaient bien avant cela partisans des utilisations pacifiques de l’atome et d’une dénucléariation complète de la Méditerranée, trouvèrent ce coup de semonce trop suspect pour être moral, pour deux raisons. D’un côté, il émanait d’un Etat qui avait été le seul à utiliser par deux fois cette arme qui volatilisa en quelques secondes des dizaines de milliers de civils japonais, sans que la nécessité militaire en fin de guerre mondiale soit évidente; D’un autre côté, dans une région aussi explosive que le Moyen Orient, il tolérait que l’Etat hébreu soit seul à fabriquer cette arme et à en brandir la menace contre ses voisins, assurés que le veto _ seul contre tous _ des USA à l’ONU le couvrira en toutes circonstances.

En Algérie cependant, les faucons US n’auront pas besoin de faire bombarder les installations algériennnes comme ce fut le cas lors du fameux raid-pirate israélien sur l’Irak. Les « bons » musulmans algériens, ceux que les services US et pakistanais ont entraînés et armés (en livrant à certains des missiles Stinger dont ils n’ont pas craint les dangers de dissémination), sont progressivement de retour d’Afghanistan. Une mosquée du quartier Belcourt-Belouizdad porte d’ailleurs le nom de Kaboul et les prêches qui en émanent fustigent les « mauvais » musulmans. Entendez par là ceux qui oeuvrent pour que s’instaure enfin trente ans après l’indépendance un début de démocratie, alors que pour les « Afghans » et la majeure partie de l’islamisme politique algérien à cette période, la démocratie est globalement « koufr », impiété et pire, apostasie.

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