Du reste, au fur et à mesure que s’amplifiera la subversion islamiste dans sa phase ascendante et ses formes violentes, les milieux US ne cacheront pas leurs calculs, tablant sur la montée au pouvoir dans un avenir proche de leurs amis du bon Islam. Les mauvais esprits auront remarqué qu’en contrepartie, ces amis tout à fait acceptables ne cacheront pas leur sympathie pour les bons chrétiens américains, dont pas un ne perdra la vie au plus fort des assassinats d’étrangers. Situation des plus confortables pour les nouveaux investisseurs, s’installant quand les autres partent. Ils travaillent quasiment en statut d’extraterritorialité dans les vastes champs d’hydrocarbures du sud algérien. Heureux de damer le pion aux Français, ils verront d’un bon oeil se déployer une campagne contre la partie des Algériens qui se réclament d’une démocratie inspirée d’un modèle républicain, des intellectuels qu’on assassine tandis que ceux encore en vie sont accusés d’être des laïco-assimilationnistes affiliés au « hizb França » (le parti de la France). Pour couronner le tout dans cette folle guerre d’anathèmes civilisationnels, des fanatiques sanglants s’attaqueront aux Français chrétiens, diabolisés comme ennemis de l’islam au nom de soi-disant fetwas se présentant en ce vingtième siècle comme la continuation parfaite des pourvoyeurs de bûchers de la catholique Inquisition médiévale. Les moines de Tibhirine paieront de leur vie les frais de cette démonstration, eux pour qui il n’y avait pas de bonnes et mauvaises religions ou civilisations, mais avant tout des êtres humains égaux dans leur aspiration à vivre en paix.

Mais bientôt la folie meurtrière frappera aussi les Américains là où ils s’attendaient le moins, comme dans l’attentat du World Trade Center, perpétré par ceux-là qu’ils avaient couvés et formés dans le terrorisme professionnel. L’opinion et les dirigeants de la superpuissance, placides quand les bombes frappaient ailleurs, ont-ils compris pourquoi ceux parmi les musulmans en qui ils plaçaient leurs espoirs en les encourageant à l’intégrisme, sont venus rompre leur option du « zéro mort » américain? Certes, l’écrasante supériorité des USA en de nombreux domaines décisifs de puissance, leur donne une marge de manoeuvre suffisante pour gommer et absorber (au détriment des autres) les conséquences les plus graves de leurs bévues. Mais ce ne sont pas les supputations de Huntington qui aideront les centres de décision à corriger radicalement les causes de ces erreurs, car à mon sens elles relèvent les unes et les autres des mêmes racines structurelles, de la même subordination à la logique propre des gigantesques toiles d’araignée financières: ce sont elles qui les amènent à considérer les civilisations, l’islamique notamment, comme des blocs homogènes, qu’il serait rentable de manipuler à travers des réseaux professionnels, sans avoir à s’embarrasser des évolutions et contradictions de ces civilisations en fonction des contextes historiques et des politiques suivies par les USA à différentes échelles territoriales.

Ce sont les mêmes raisons structurelles qui les amènent à faire comme si le mode de traitement par le rapport de force militaire était la garantie suprême, comme si l’effondrement du projet global de l’URSS et du système socialiste n’avait pas montré le contraire, au même titre d’ailleurs que les déroutes significatives des contingents USA au Liban et en Somalie, tandis que l’affaire du Kosovo elle-même, qui avait nécessité un déploiement militaire international sans précédent contre un Etat de troisième dimension, aurait été une impasse sans le facteur politique créé par les agissements criminels du pouvoir de Serbie.

Civilisations et géostratégies

Comment les cercles internationaux qui, activement ou par passivité, ont fait durant cette crise algérienne le jeu de la violence, vont-ils agir pour cueillir les dividendes des voies pacifiques et de la réconciliation, aujourd’hui qu’elle a quitté le champ des tractations secrètes pour être officiellement prise en charge par les autorités algériennnes? Les leçons seront-elles tirées de l’horrible confusion dans laquelle nombre de ceux qui ont cru qu’ils se sacrifiaient pour leur foi et les valeurs de leur civilisation sont tombés victimes des stratèges mondiaux du pétrole et des comptes en banque, victimes d’une nouvelle division internationale du travail qui ne sait pas s’instaurer sans les écraser ou les affamer?

Aujourd’hui, les USA procèdent à un redéploiement économique et politique spectaculaire en direction des pays du grand Maghreb, en compétition redoublée avec l’Union européenne, impliquée de son côté dans le processus amorcé à Barcelone en 1995. Souhaitons que les rivalités normales entre groupes d’intérêts américains et français n’interfèrent pas de façon négative sur les rapports bénéfiques de nos pays avec ces deux composantes de l’Occident auquel nous avons affaire. A défaut d’un changement de nature de la stratégie globale des USA, qui n’est pas à l’horizon, que peuvent espérer les peuples de cette région? Qu’au moins des considérations tactiques mieux pesées ne nuisent pas gravement aux intérêts mutuels de toutes les parties. Les peuples du Maghreb, restés bien en deça de leurs espérances et de leurs possibilités après plusieurs décennies d’indépendance, n’ont aucun intérêt à ce que les différences de civilisation débouchent irrémédiablement ou préventivement sur des chocs frontaux, qui n’assureraient les intérêts et l’honneur des uns que si les autres sont à genoux et humiliés. Sur ce terrain, le redéploiement de la politique française envers le Maghreb, bénéficiant d’une expérience plus longue et diversifiée de la civilisation musulmane et des cultures sud-méditerranéenes, peut bénéficier chez les Algériens d’un préjugé plus favorable, pour diverses raisons qui contrebalancent tout ce qu’il y eut de négatif dans son passé colonial.

Une chose est certaine: l’amélioration des représentations réciproques est tributaire avant tout de la nature des stratégies globales, des considérations d’intérêt, des orientations économiques et politiques mises en oeuvre de part et d’autre dans la conduite de leurs relations internationales. Mais dans ce cadre, une marge importante existe, qui engage la responsabilitté des medias, des hommes de culture et de science, des acteurs sociaux en général dans l’amélioration ou la détérioration du climat en matière de rapports culturels et de civilisation, qui eux-mêmes sont susceptibles d’influencer les relations globales. Aussi dans la nouvelle étape qui pourrait s’ouvrir, dans la société algérienne comme entre les peuples des deux rives, la façon de « tourner la page » n’est pas sans importance. La tourner mais non l’arracher ou la mutiler, de façon à pouvoir la relire ensemble dans une sérénité constructive. Non pour remuer le couteau dans des plaies qu’il faut cicatriser, mais pour favoriser un double travail que nos sociétés, de part et d’autre et ensemble, ont besoin d’opérer sur elles-mêmes.

Il y a d’une part un travail de déminage de tout ce qui peut continuer à faire mal au nom « d’identités », en suivant à la trace la génèse de représentations dévalorisantes, d’étroitesses et d’amalgames mis en avant par ceux qui, par intérêt ou préjugés, ont bâti ou consolidé des murailles d’incompréhension propices à tous les mauvais coups. Il y a d’autre part à découvrir ou redécouvrir les facteurs de rapprochements et de convergences que nous avons gâchés ou n’avons pas su faire fructifier suffisamment (certains de ces facteurs, toujours vivaces, ont d’ailleurs empêché des évolutions encore pires). En un mot, nous avons à mener la vie dure à toutes ces représentations secrétées en permanence, attisées à l’occasion par les politiques et groupes d’intérêts, qui tendent à nous convaincre, à partir de nos réelles différences, que nous vivons dans deux mondes irréconciliables depuis la bataille de Poitiers et les Croisades. La conquête coloniale et la guerre de libération en particulier, par ce qui en est dit ou ce qui n’est pas dit, font l’objet, dans nos sociétés et nos systèmes d’enseignement réciproques, d’un traitement où la malveillance et la paresse se conjuguent pour confiner les esprits et les coeurs dans l’animosité, la méfiance et la soif d’une éternelle revanche. Des études intéressantes ont été menées conjointement en ce sens par des auteurs algériens et français (comme celle de Gilles Manceron et Hassan Remaoun) (2) qui ont démonté un certain nombre de mécanismes par lesquels l’histoire algéro-française est maintenue des deux côtés de la méditerranée dans un « cocon de chrysalide, malgré les pistes ouvertes par plusieurs historiens algériens et français dont le mérite a été d’aller à contre-courant des tendances officielles.

Le mal est d’autant plus profond qu’il n’est pas l’expression seulement de pressions de l’environnement social et de défaillances dans les systèmes actuels d’information ou d’enseignement. Il remonte à loin, c’est le prolongement d’orientations et de pratiques encore plus dangereuses et plus inquiétantes que le comportement des « lampistes », porteurs du racisme ou de la xénophobie « ordinaires »: l’algérien obscurantiste, petit permanent du FLN qui agite à longueur d’année le spectre de « al-ghazw ath-thaqafi » (l’invasion culturelle), ou son symétrique français qui voit dans tout ce qui est écrit en arabe des « Alcorans » comme ces soudards qui avaient saccagé les bibliothèques privées lors de la prise de Constantine en 1837 et brûlé les ouvrages rescapés pour se réchauffer, à la grande indignation d’un officier français qui s’est sans doute souvenu de Bonaparte en Egypte.

C’est à un autre niveau, à première vue inattendu, que des visions manichéennes se sont cristallisées. De telles orientations ont été délibérément assumées par des penseurs qui les ont béatifiées au nom d’une conception de leur _ et de la _ civilisation. On trouvera sous la plume de Alexis de Tocqueville, champion et théoricien révéré de la démocratie libérale, qu’il identifie à l’Occident chrétien, des pages qui feraient pâlir certains des généraux dans leur relation des faits les plus odieux de la conquête (3). En ce sens qu’il répond froidement et de la façon la plus cynique à des questions portant sur la finalité et la légitimité de cette entreprise que les généraux ne se posent même pas, occupés qu’ils sont à faire leur « métier ». Tocqueville les a assurés d’une couverture idéologique respectable, ce qui les dispense d’avoir à s’interroger sur des actes systématiques et à grande échelle qu’on qualifie aujourd’hui de crimes contre l’Humanité. Reprenant les accents du monarque absolu Louis XIV (il faut brûler le Palatinat!), le libéral Tocqueville ne se contente pas de préconiser maintes opérations avec des détails et explications techniques très étudiées que je laisse au lecteur le soin de découvrir à la source. Il considère que tout cela est légitimé par les objectifs stratégiques de la France qui doit affirmer sa puissance dans la région à l’égard des autres nations concurrentes, que pour cela il est nécessaire d’anéantir tout foyer (existant ou en formation) de civilisation des autochtones qui d’ailleurs, dit-il comme pour se justifier, comme les Indiens d’Amérique ne sont pas aptes à accéder à la civilisation, etc.

En plus de qualités de rigueur dans l’analyse, sa proximité et sa maîtrise du terrain, on doit reconnaître à Tocqueville d’avoir été plus franc et plus direct que Huntington. Des historiens, géographes et hommes de lettres français qui dans les années trente de ce siècle (aux alentours du centenaire de la colonie) enfourcheront aussi le même thème de la civilisation en clamant la latinité de l’Algérie et de la Méditerranée, considérant les quatorze siècles d’islam comme une parenthèse, mais sans le talent ni l’aura de démocrate de Tocqueville.

Dur à lire et à entendre, pour nous les I.M.A.N.N.(4), descendants des non-civilisables qui en ont réchappé, mais sans doute aussi pour les démocrates français contemporains, qui cent soixante ans plus tard, se font en général une autre idée de la façon de démontrer les avantages d’une civilisation. Texte néanmoins éclairant pour tous, nous appelant à la réflexion et à la vigilance envers un phénomène souvent observé et déroutant si on en reste au schéma qui voudrait qu’un démocrate en son pays l’est automatiquement envers les autres peuples. Le paradoxe a souvent amené les Algériens à se poser une question embarrassante jusqu’à entraver une souhaitable unité d’action avec les Français qui avaient vocation de les comprendre (ce fut le cas par exemple lors du Front Populaire qui rejeta en 1936 les doléances très modérées du Congrès musulman, ce fut le cas encore pour les premières années de la guerre de libération): était-il plus avantageux d’avoir affaire à des démocrates imbus d’une mission civilisatrice et voyant tout à travers leur modèle idéologique, ou à des conservateurs autoritaires guidés avant tout par des évaluations concrètes de ce qu’ils considèrent comme leur propre intérêt national.

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