Le quotidien français Le Monde a indiqué récemment que les tests nucléaires français au Sahara algérien se sont poursuivis après l’indépendance jusqu’en 1966. Dans cet entretien Dr Abbas Aroua, physicien médical et expert en protection radiologique, nous fait part de ses réactions après ces révélations, et nous livre ses réflexions sur divers sujets tels que le TNP, la place que devrait occuper le nucléaire en Algérie et l’avenir de la physique médicale dans ce pays. Question: Le journal Le Monde a indiqué dans son édition du 2 août que la France a procédé à des tests nucléaires au Sahara jusqu’en 1966. Quelle est votre réaction à cette révélation ?

Réponse: Certains, en apprenant cette vérité historique ont été choqués par l’attitude des autorités de l’époque, qui même s’il leur fut impossible de s’opposer à de tels actes, auraient dû avoir le courage de les rendre publics. Cependant, pour ceux qui avaient une idée claire sur les rapports réels qu’entretenaient avec la France les différents régimes qui se sont succédés au pouvoir à Alger, ceci entrait dans l’ordre naturel des choses. En tous cas, cela en dit beaucoup sur les annexes secrètes des accords d’Evian.

Personnellement, ces révélations me font craindre que le pire reste encore à découvrir. Ces dix-sept tirs d’engins nucléaires entre février 1960 et février 1966 (quatre aériens et treize souterrains) ne représente vraisemblablement que la partie visible de l’iceberg, et pas dans le domaine du nucléaire uniquement. L’avenir nous apprendra l’ampleur des transactions malhonnêtes passées par des parties étrangères, contre une poignée de dollars ou de francs, avec des responsables algériens corrompus, et ce depuis l’indépendance. La période de trouble que traverse l’Algérie actuellement est particulièrement favorable à toutes sortes de magouilles. Souvenez-vous qu’en pleine guerre du Liban, des entreprise italiennes sans scrupule, exportaient vers ce pays des quantités énormes de fûts de déchets toxiques, avec la complicité, bien sûr, de hauts responsables locaux.

Question: Quelle est à votre avis l’étendue des dégâts causés par ces tests ?

Réponse: En l’absence de données précises sur la nature des engins nucléaires expérimentés et leur puissance, ainsi que sur l’altitude à laquelle ont eu lieu les explosions, les conditions atmosphériques de l’époque et d’autres variables encore, il est difficile de faire une évaluation précise de l’impact radiologique de ces essais.

Selon un rapport du Comité scientifique des Nations Unis pour l’étude des effets des rayonnements ionisants (UNSCEAR), datant de 1982, la France aurait procédé en quatorze années (entre 1960 et 1974), à 45 tests d’une puissance totale de 23 mégatonnes (MT, équivalent de 23 millions de tonnes de TNT). Cela donne une petite idée sur la puissance totale des 17 explosions opérées à Reggane sur une période de six années, et qu’on nous affirme être de faible et moyenne énergie.

Pour fixer les idées on peut citer l’un des premiers tests américains à New Mexico (1945) où l’explosion d’un engin de 17 kilotonnes (kT) seulement (équivalent de 17 milles tonnes de TNT) a provoqué des retombées de gros débris radioactifs à plus de 30 km dans la direction du vent ce qui a conduit à des brûlures de la peau des vaches qui pâtissaient dans la région. Les particules radioactives plus fines, quant à elles, ont été entraînées sous forme de poussières beaucoup plus loin et ont été détectées même à Indiana, à plus de 2000 km du site d’explosion.

Il faut savoir que Reggane est entourée de plusieurs localités comme Anzeglouf, Taourirt, Sab et Hammoudia qui se trouvent dans un rayon de 50 km. Adrar (actuellement chef-lieu de wilaya) est à moins de 150 km et Aïn Salah à moins de 250 km. Ce sont des distances relativement faibles qui séparent des villes de taille relativement importante du site d’expérimentation. Je vous laisse imaginer la réaction des habitants de Berne ou de Zürich si on leur apprenait que des engins nucléaires allaient être testés à Genève.

En outre, les conditions géographiques et climatiques de cette région sont à prendre en compte. La nature du sol et les vents de sable favorisent la propagation à grande échelle de la contamination radioactive, en particulier dans le cas des tests en atmosphère. Ce sont ces mêmes facteurs qui ont posé des problèmes au Koweït après la guerre du Golfe. L’utilisation par l’armée des alliés d’obus antichars à bouts en uranium appauvris (uniquement pour les propriétés métallurgiques de ce dernier), pose une sérieuse préoccupation quant à la contamination de l’environnement et les effets à long terme sur la santé, bien que des scientifiques koweïtiens essayent dans un récent papier de dédramatiser la situation.

Question: Quelles sont les conséquences de ces tests nucléaires sur le plan de la santé publique ?

Réponse: Les effets d’une explosion nucléaire comportent, d’une part, des effets immédiats accompagnant l’explosion comme l’effet de souffle (onde de choc), l’onde thermique, le rayonnement initial et les retombées radioactives locales; et d’autre part des effets tardifs de la radioactivité aux plans local et régional, voire global, et les altérations de l’écosystème avec leurs conséquences sur la santé publique. Nous nous limitons ici au seul effet radiatif.

Les éléments radioactifs produits par l’explosion nucléaire contaminent l’air et le sol et passent à la chaîne alimentaire. Ainsi la contamination de l’homme se fait soit par contact direct (avec la peau), soit par ingestion (à travers le système digestif), soit par inhalation (à travers le système respiratoire). Il est évident qu’outre leur capacité de transporter la radioactivité sur de grandes distances, les vents de sable favorisent la contamination de l’homme par ces trois chemins.

On estime que lors d’une explosion il y a production de près de 250 kilocurie (kCi) de radioactivité pour une puissance de 1 kT. Beaucoup des radioéléments produits sont de faibles périodes, comme l’iode-131, d’une période de 8 jours, auquel l’on associe la moitié de l’activité totale et qui est fixé essentiellement par la glande thyroïde et provoque des cancers ou des insuffisances thyroïdiennes. Mais il y a aussi production de radioéléments de périodes relativement longues : des dizaines, des centaines, voire des milliers d’années. Le strontium-90 par exemple, d’une période de 28 ans est fixé par les os où il induit des cancers. A long terme, les effets sur l’environnement et l’être humain sont loin d’être élucidés. Pour être bref, je dirais que les principaux risques pour l’homme liés à ce genre de tests nucléaires sont les risques de cancers et les risques génétiques.

Question: Quelles sont les mesures à prendre par les autorités algériennes après ces révélations ?

Réponse: D’abord je ne pense pas que ce qu’a écrit Le Monde constitue une quelconque révélation pour les autorités algériennes. C’est mon sentiment. Concernant les mesures à prendre, j’en vois deux urgentes. Les autorités sanitaires et à leur tête les responsables du ministère de la santé publique doivent lancer un programme d’études épidémiologiques dans la région de Reggane. Il est évident qu’en ce qui concerne les effets à cours termes des radiations, il s’agira d’investigations rétrospectives qui consisteraient à mener des enquêtes dans les localités avoisinantes et essayer d’établir une cartographie des divers types de malformations génétiques et de cancers (leucémies, et autres tumeurs de la thyroïde, du poumon et de l’os…), et leur évolution durant ces dernières trente d’années, pour pouvoir déceler éventuellement une augmentation anormale de leur incidence.

Sur un autre plan, une étude doit être menée pour établir les conséquences des tests nucléaires sur l’écosystème. Une telle étude qui doit être coordonnée entre le service de radioprotection du haut commissariat à la recherche (HCR) les instituts universitaires spécialisés, consisterait à entreprendre une campagne de mesures in situ et au laboratoire pour déterminer le degré de contamination de l’air, du sol, de la nappe phréatique, de la flore et de la faune.

Ces deux mesures et la connaissance qu’elles apporteront sur l’état des lieux, sont un préalable à la planification de toute politique de santé publique dans la région.

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