Il y avait trois fois plus de policiers que d’expulsés dans l’avion qui s’est posé à Ouagadougou un certain 31 août 1994. Dès leur arrivée au Burkina Faso, les vingt expulsés, après avoir reçu l’assurance que leur exil n’allait pas durer longtemps — seulement quelques semaines, au plus quelques mois — furent conduits à l’hôtel Ok Inn où ils devaient être hébergés. Un minibus a été mis à leur disposition pour les sorties en ville ou en brousse.

La vie à l’hôtel était monotone, sans variété et sans occupation, on ne connaissait rien encore du pays, ni de la ville et de ses activités culturelles. On se cherchait. Un grand calme régnait. On sentait néanmoins une gêne, une incommodité dans nos relations avec les gens, quelque chose ne tournait pas rond à cause de l’étiquette de terroristes. Ce cliché a créé un climat de méfiance perceptible partout et à longueur de journées.

Les médias, avec leurs manchettes incendiaires, ont contribué à exacerber cette méfiance. Des patrouilles rôdaient autour de l’hôtel pendant la nuit. Des hommes en kaki qui se relayaient et qui font régulièrement la ronde dans l’enceinte de l’hôtel. A telle enseigne que certains expulsés ne se sentaient pas en sécurité. Un frère m’a confié un jour : « Ces militaires qui paradent devant nous chaque soir ne m’inspirent pas confiance… Nul besoin qu’un commando vienne de France ou d’Algérie pour nous abattre, ceux-là (pointant du doigt la patrouille) pourront bien s’en charger, je dois partir d’ici », conclut-il.

Il est vrai que la situation était très difficile les premiers temps, étant donné l’ambiance hostile qui régnait, tout le monde avait peur de tout le monde, la menace de recours à l’armée se faisait entendre à chaque dispute, à chaque incident, si bien qu’il fallait déployer une certaine diplomatie, une certaine sagesse pour calmer les esprits. Sinon, comment prouver notre innocence à des gens qui ne nous connaissent pas ? Cela est d’autant plus ardu que nous sommes dans le box des accusés mais pas au tribunal, nous sommes accusés sans procès et sans défense, notre accusateur est un ministre, en l’occurrence Charles Pasqua, agissant au nom de l’Etat français. Et bien entendu, les Etats se font confiance les uns les autres. Même sur la base du doute, on demeure des accusés. Car nous vivons une époque où les valeurs sont inversées : la présomption d’innocence devient présomption de culpabilité, les valeurs cèdent le pas aux antivaleurs, une époque où le vice se substitue à la vertu et la malfaisance à la bienfaisance. Sauf exception. Pour nous disculper, la parole ne suffit pas, il fallait soit la justice, un processus lent et pas toujours évident, soit le comportement, donc une question de temps dans tous les cas.

Les nombreuses démarches auprès du HCR (Haut commissariat aux réfugiés) et de certaines ambassades se sont révélées infructueuses. Motif avancé : « vous dépendez toujours de la France, il faudrait attendre que votre situation soit réglée avec ce pays ».

La déception causée par les réponses négatives du HCR et des organismes contactés, a poussé un premier groupe d’expulsés, notamment ceux dont les familles étaient confrontées à des problèmes urgents, à entreprendre un départ, « fuite », « évasion », diront certains, risqué.

Le 15 mars 1995, en plein milieu de la nuit, sept expulsés vont tenter cette aventure, celle de « fuir ». Des mouvements inhabituels ont attiré l’attention des gardes qui sont intervenus violemment pour les empêcher de sortir des deux villas qu’ils occupaient. Cet incident a failli prendre une mauvaise tournure, n’eut été la Clémence de Dieu. En tant que porte-parole, j’étais contacté à trois heures du matin par le capitaine Kéré, l’aide de camp du Président (présentement colonel), qui me signala l’incident en menaçant de faire intervenir l’armée. J’ai essayé de le raisonner en lui rappelant leur promesse concernant notre liberté de mouvement. N’empêche, il s’est déplacé avec un renfort de soldats, on est allé voir les intéressés lesquels étaient tenus en respect par leurs gardes jusqu’à l’arrivée du chef en question. La situation fut calmée avec beaucoup de peine. En fait, il y avait deux visions ou deux préoccupations différentes : les expulsés avaient en France des problèmes d’ordre familial, des loyers à payer, des enfants en bas âge sans soutien, ils devaient chercher asile en Europe afin de se rapprocher de leurs familles et résoudre leurs problèmes ; nos hôtes, par contre, à cause de l’étiquette, nous voyaient comme des gens dangereux à surveiller de près.

Du coup, les tentatives de « fuite » se succédèrent, certes avec quelques succès mais beaucoup d’échec aussi. Les « infortunés » voyageurs étaient refoulés de plusieurs capitales, de Genève, de Paris, de Lyon, de Rome, de Moscou, d’Accra, dans des conditions lamentables, de surcroît : Attachés, bâillonnés ; on a même utilisé contre un expulsé à Roissy un raban adhésif pour emballage des pieds jusqu’aux épaules, comme une momie.

Il est inutile de démontrer que le faux et l’usage du faux se trouvent toujours à la base de telles opérations. Ce qui implique d’emblée un risque réel. Un expulsé a tenté de partir plusieurs fois, mais en vain. Nous en parlerons à titre d’exemple pour illustrer les rudes épreuves qu’ils ont traversées.

Avec un premier faux passeport sud africain, il utilise le pseudonyme de Rachid Jojo. Le document lui permet de prendre le vol Ouaga-Moscou le 24 novembre 1996. Mais il fut arrêté à l’aéroport de Moscou où il passe 13 jours avant d’être refoulé vers Ouagadougou.

Il change de document et de pseudonyme. De Rachid Jojo, il devient Garvin Van Der Merwe, et tente un voyage au Ghana. Après 10 jours à Accra, il revient au Burkina, détroussé par ceux-là mêmes qui lui ont vendu le passeport et garanti le voyage.

Il tente un autre voyage par Lomé, il se heurte au même résultat et au même échec.

Il change de passeport et de nom : il s’appelle désormais Salifou Abderrahmane, un Nigérien. Il va tenter d’autres voyages, notamment par Abidjan où il se fait tout bonnement escroquer avant de se retrouver en fin de parcours à la case départ. Il finit par s’adapter à Ouagadougou où il vit aujourd’hui avec son épouse et ses deux enfants burkinabés.

C’est dire que l’ombre de l’étiquette nous poursuit partout. Ceux qui sont restés sur place n’y ont pas échappé.

Un jour, deux Touaregs que je ne connaissais pas ont voulu me voir. Moins d’une demi-heure après les avoir reçus, une Jeep avec à son bord une demi-douzaine de militaires lourdement armés s’immobilisa non loin de ma maison. Qui sont vos visiteurs ? Ce sont deux mendiants, si vous pouvez les aider ?! Ils partirent avec eux, j’ai appris qu’ils les ont relâchés après vérification.

Le 19ème sommet France-Afrique s’est tenu à Ouagadougou du 4 au 6 décembre 1996. Quelques jours avant le sommet, les militaires ont multiplié les va-et-vient, nous avons senti qu’il allait se passer quelque chose. Deux jours avant le sommet, ils nous ont annoncé que nous ne pouvions plus sortir, et qu’ils allaient nous enfermer pendant la durée du sommet. En ce qui me concerne, je n’ai pas accordé beaucoup d’importance à cette mesure, du fait que j’étais déjà assigné à résidence, avec des gardes devant la porte. Cependant, il allait se passer des choses inhabituelles : ils ont renforcé la surveillance et nous ont enfermés dans les lieux où nous logions en gardant les clés.

Nous n’avions pas accepté qu’ils gardent les clés car, en cas d’incendie, on aura du mal à s’échapper.

On avait commencé par la villa où logeaient quatre expulsés. Les intéressés ont refusé qu’on leur retire les clés, ce qui a causé une altercation. Dans un premier temps, les expulsés avaient empêché les militaires (probablement des gendarmes) de condamner la porte de l’extérieur et de garder les clés. Les occupants s’y étaient formellement opposés. Après un bref accrochage verbal et pendant qu’un arrangement venait d’être trouvé, un des gendarmes arracha les clés, ce qui provoqua la réaction spontanée d’un frère qui l’immobilisa et lui enleva les clés. Le militaire voulut faire usage de son arme mais il n’aura pas le temps de le faire, l’expulsé lui retira l’arme également, non pas pour l’utiliser mais de crainte que le militaire panique et lui tire dessus.

Puis, sans tarder, l’expulsé s’engouffra dans la villa avec les clés et le pistolet. C’est là que le problème va s’aggraver. Le militaire dégoupilla une grenade et menaça de faire sauter la villa. Pendant ce temps, le chef du groupe, nommé Honoré Somé, vint solliciter mon intervention pour résoudre le problème et récupérer le pistolet. Le chef en question, un homme d’une gentillesse exceptionnelle et toujours souriant, mérite qu’on l’aide quelque soit le motif du conflit. Heureusement, le problème fut réglé sans incident, le pistolet fut restitué au militaire, et un compromis a été trouvé pour les clés dont on a fabriqué des doubles de sorte que chacun pouvait garder un exemplaire.

Durant ladite période, un journaliste du Figaro, Thierry Oberle, voulait avoir un entretien avec moi, mais comme tout était fermé, il devait escalader le mur d’enceinte et entrer par la porte de la cuisine.

Dans le même ordre d’idées, il est important de rappeler le drame dont a été victime le frère Mechkour Abdelkader. Cela s’est produit le 19 décembre 2006 lors d’une échauffourée entre policiers et militaires à Ouagadougou.

Le frère était au volant de sa voiture — rentrant chez lui après quelques courses — lorsqu’il reçut une balle dans le dos, plus précisément entre le rein gauche et la colonne vertébrale. Il avait perdu beaucoup de sang à cause de l’arrivée tardive du secours. Il resta plus d’un mois à l’hôpital, avant d’en sortir avec des séquelles assez graves. S’agit-il d’un tir ciblé ou d’une balle perdue ? L’intéressé déclare avoir vu au rétroviseur le militaire le viser avant de tirer.

Je ne saurais clore cette page sans rendre hommage à Dieu le Très Haut pour ses multiples bienfaits à notre égard, et parmi lesquels la foi qui nous a permis de résister à cette pénible épreuve. Car sans la foi, nous n’aurions guère pu résister ; ce qui a été raconté ici n’est qu’un épisode, un exemple pour donner une idée des innombrables difficultés rencontrées lors de cette mésaventure imposée par les ennemis de la vérité, qui ne veulent aucun bien à leur pays, ni à leur peuple et encore moins à l’humanité, et dont les méfaits ne cessent d’être dévoilés, Dieu merci.

Nous rendons également grâce à Dieu du fait que nous soyons sortis sain et sauf de cet exil forcé et qu’il n’y ait parmi nous ni tueur ni tué.

Enfin, un rappel pour le lecteur : les expulsés se trouvant actuellement au Burkina Faso sont au nombre de six : Cinq Algériens et un Marocain. Le septième est parti fin septembre 2001.

Ahmed Simozrag
16 novembre 2009

Notes

1) http://folembray.org/index.php?option=com_content&view=article&id=185:temoignage-q-le-burkina-est-larriere-cour-des-prisons-francaisesq&catid=39:presse-ecrite&Itemid=55
2) Un tourbillon de faux papiers et d’escroquerie : L’Indépendant n° 366 du 12-26 septembre 2000 : Site des expulsés de Folembray (www.folembray.org)
3) Le Figaro 09.12.1996 :
    http://folembray.org/index.php?option=com_content&view=article&id=200:1996-12-09le-figarole-des

Un commentaire

  1. Indignation face à l’injustice
    Bonjour à tous et bonjour maître,

    En premier lieu, je voudrais féliciter maître Simozrag pour sa qualité d’écriture et de narration digne d’un homme de savoir et de science. En effet, c’est en lisant cet article que je me suis demandé si ce n’était pas là un extrait d’un roman policier tellement ce genre de situation n’arrive qu’au cinéma et à des personnages fictifs, mais il faut bien se dire que la fiction est tirée de la réalité et qu’ici les personnages sont des hommes comme vous et moi! Trève de plaisanterie mes chers amis!

    Je suis née en France et j’y vis depuis. La France est le pays de mon enfance. Aujourd’hui, je suis étudiante à la Sorbonne en deuxième année de philosophie alors, oui, les fondamentaux de la culture et de l’histoire française, je connais mais je me demande encore et toujours, si le combat pour les droits de l’homme et du citoyen existe vraiment dans un pays qui fait de la Justice un sceau fondamental; je me le demande davantage que je lis cet article! Je suis indignée face au paradoxe de mon pays, fondateur pourtant de tant de principes loyaux! Il m’a semblé qu’un des droits naturels et j’ai envie de dire évident est quand même le droit pour chacun de comparaître devant un tribunal, quel qu’il soit! Maître le dit si bien, accusés mais pas sur le banc des accusés! Voilà pourquoi je parle de paradoxe, et voilà pourquoi surtout on se demande pour quelles raisons le gouvernement français ou la justice française n’a pas fait son travail condamnant ainsi à l’anonymat certains qui crient que justice soit faite mais rendue, et condamnant d’autres à l’exclusion vivant hors la loi?

    C’est une honte, une calomnie! La France ne se suffit-elle pas de son passé coloniale?

    Je suis profondément déçue… Il y a tant à en dire! J’espère vous retrouvez autour d’amples discussions je dois aller en cours.

    A bientôt.

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