Il y a vingt ans s’écroulait le mur de Berlin, puis la RDA, puis les Etats socialistes d’Europe, puis l’URSS… comme un château de cartes. Qu’est ce qui a fait cette extrême fragilité.

Il faut partir des faits: le système communiste européen s’est effondré, c’est à dire qu’il s’est écroulé tout seul, sans guerre, sans défaite militaire, pas par la force, mais sous le poids de ses propres faiblesses. Les causes sont donc essentiellement internes.

Au centre des explications, se trouve, à mon avis, un fait, qui est apparu alors d’évidence, et qui curieusement est peu souligné : dans les pays socialistes d’Europe, le socialisme n’a pas pris en charge la question nationale.

La question nationale

Dans les pays de l’Europe de l’Est, le socialisme a échoué car il est apparu comme contraire aux aspirations nationales. La RDA a disparu du jour au lendemain parce que les communistes faisaient passer « le socialisme » avant la solution de la question nationale allemande, c’est à dire l’unification, et c’est la RFA qui est apparue comme le champion de cette unification.

En Pologne, en Hongrie, les aspirations nationales ont été brimées par l’URSS et les mouvements qui les exprimaient ont été réprimés. La Yougoslavie a explosé et ce qui s’est passé, après, comme en URSS, a révélé l’accumulation des ressentiments nationaux.

L’URSS aussi, s’est écroulée parce qu’elle n’a pas résolu la question nationale et que le socialisme théorique cachait un empire et des formes d’oppression nationale, malgré les bonnes intentions idéologiques proclamées: en URSS, Staline avait voulu, grâce au communisme faire l’impasse sur l’indépendance des peuples dominés par la Russie. On sait aujourd’hui ce qu’il en est advenu, un contre sens historique : le marxisme vulgaire, qui a fait des ravages dans la gauche socialiste et communiste européenne et européocentriste ainsi que dans nombre de partis communistes du Tiers Monde, pensait (ou préférait croire) que le socialisme allait libérer les peuples dominés. Il ne pouvait comprendre qu’un peuple dominé ne pouvait aller vers le socialisme. Marx avait bien dit »un peuple qui en domine un autre ne saurait être libre ». C’était une phrase à double sens: il aurait fallu y ajouter « qu’il ne pouvait aussi en libérer un autre ».

L’URSS, ou la Russie, comme on voudra, a donc finalement elle aussi connu, sa phase et même ses guerres de décolonisation : en Tchétchénie, en Georgie, en Ouzbékistan etc. Et elle les a connues parfois, comme en Tchétchénie, avec d’autant plus de barbarie qu’elles sont un anachronisme.

Mais les faits, c’est aussi l’énorme soutien apporté par l’URSS aux mouvement nationaux des pays dominés tout au long du 20eme siècle. Peut être est ce là son principal mérite historique, celui de les avoir soutenus, celui d’avoir supporté l’énorme confrontation avec l’Occident colonial et impérial qui en a résulté. L’URSS les a soutenu matériellement, leur a fourni des armes. Elle les a aussi soutenus politiquement, en intervenant notamment en leur faveur continuellement au sein du Conseil de sécurité de l’ONU, comme pendant les agressions contre l’Egypte, le Vietnam etc.. Ce sont là des faits. Aujourd’hui, d’ailleurs, la Chine est plus prudente, elle ne veut pas en payer le prix, celui de l’isolement économique qui en résulté pour l’URSS.

Si donc l’URSS a rempli , avec succès, un rôle historique au 20eme siècle, ce n’est pas celui d’instauration du socialisme mais de soutien aux révolutions nationales. Mais elle a soutenu les mouvements nationaux du Tiers Monde tout en les niant en son sein et en Europe de l’Est. Contradiction inconciliable. C’est d’ailleurs sur une guerre menée, pour la première fois par elle contre un mouvement national, en Afghanistan, que l’URSS s’est écroulée. Après son écroulement, il n’a pas fallu longtemps pour que les USA déclenchent la première guerre contre l’Irak, puis celle contre la Yougoslavie, ce qui était la démonstration à posteriori de la place que tenait l’URSS.

Par contre, le pouvoir socialiste ou communiste est resté en place dans les pays ou il a servi la cause nationale, et ou il a servi à la résoudre, ceci d’ailleurs aussi bien dans la phase de libération du pays que de sa construction économique et culturelle. C’est le cas du communisme asiatique en Chine, au Vietnam. Celui ci n’a pas échoué car il s’est identifié à la nation, a compris la question nationale et en a dirigé la solution. Ses succès économiques actuels le confirment spectaculairement. En entrant dans l’économie nationale de marché, ces pays n’ont pas connu le délabrement de la Russie et ont fait de rapides progrès.

Mais c’est aussi le cas de Cuba où le socialisme s’est identifié à la cause nationale. C’est la raison pour laquelle le Castrisme et le socialisme gardent autant de prestige dans l’Amérique Latine. Ces dernières années, les élections démocratiques ont donné l’avantage à des mouvements se réclamant à la fois du nationalisme, de la démocratie et du socialisme ; au Venezuela, en Bolivie, en Equateur et même par certains côtés au Brésil.

On peut même généraliser ces considérations sur la question nationale aux pays du « Tiers Monde ». On peut noter ainsi que les pays qui ont émergé économiquement et qu’on appelle les nouveaux pays exportateurs (NPE) (Malaisie, Indonésie, Thaïlande etc.), ainsi que les Nouveaux pays industrialisés (NPI) d’Asie (Corée du Sud, Taiwan, etc.) sont précisément ceux qui ont résolu leur question nationale et ont liquidé l’influence coloniale, aussi bien économiquement que culturellement par la généralisation notamment de l’usage de leur langue nationale dans la vie économique, technologique et sociale.

Discriminations nationales et sociales

Ce qui est valable au niveau des Etats, l’est aussi au niveau des partis. Le communisme européen, aveuglé à des degrés divers par l’européocentrisme, n’a jamais prix la mesure exacte de la question nationale. Il a longtemps cru qu’on pouvait faire le socialisme avant de résoudre la question nationale là où elle se posait, ce qui revenait à faire du socialisme sans faire de l’internationalisme, sans réaliser la démocratie internationale, laquelle implique des nations égales en droit. Il a cru qu’on pouvait faire disparaître les discriminations sociales avant de faire disparaître les discriminations nationales. Il n’avait pas donc compris que les discriminations nationales sont les discriminations sociales les plus profondes, les plus intenses car elle touchent toute une communauté, et pas seulement une classe, et qu’elles frappent donc un groupe social encore plus large. De plus les discriminations nationales touchent au sentiment d’appartenance qui est d’une importance cruciale, existentielle pour l’être humain comme le savent les sociologues. Les terribles conflits qui ont éclaté autour de ce sentiment d’appartenance (ex URSS, Yougoslavie, Afrique etc.) sont là pour le prouver.

Les discriminations nationales sont infiniment plus intenses, plus graves, précisément dans le sens où elle bloquent toute solution aux autres formes de discrimination sociale, celles qui sont liées à la situation économique. En effet, dans une société où le problème est « seulement » celui des discriminations économiques, il existe toujours, à des degrés divers, des perspectives de promotion sociale, c’est à dire certaines formes de démocratie sociale, ce qu’on appelle « l’ascenseur social ».

Les conflits qui ont éclaté autour de la condition sociale des immigrés dans les pays riches à la fin du 20eme siècle et au début du 21eme ont montré le blocage extrême de leur situation sociale précisément du fait des discriminations à caractère national, notamment identitaires, dont ils sont victimes.

Mais s’il y a des immigrants, c’est qu’il y a des émigrants. Ces situations de blocage social se retrouvent aussi dans les pays d’origine de l’émigration . Et elles peuvent avoir là aussi pour causes des formes cachées de discrimination nationale, à travers la persistance de certains aspects économique et culturels de l’héritage colonial et la domination de minorités ou d’élites proches de l’ancienne puissance coloniale. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui les situations post coloniales, dont l’expérience a déjà montré qu’elles pouvaient être encore plus complexes et parfois plus dramatiques que les situations coloniales.

On peut remarquer aussi que dans les pays riches le statut des immigrants est profondément influencé par la question nationale à travers la perception que le pays d’accueil a de leur pays d’origine. En Europe, les immigrés américains, anglais ou japonais ne souffrent pas des mêmes discriminations que les immigrés par exemple maghrébins. Ils n’en souffrent pas parce qu’ils appartiennent ou viennent de nations fortes, capables de les défendre. C’est le statut d’une nation qui détermine l’attitude envers ses ressortissants même s’ils ont la nationalité du pays d’accueil. Dans la représentation des gens, « on ne vaut que ce que vaut son pays ». Preuve en est, l’émergence actuelle de la Chine a modifié profondément la vision et l’attitude envers les chinois, y compris aux USA.

Dans les pays ex coloniaux, beaucoup de partis communistes s’étaient mis à la traîne du communisme européen, pour des raisons diverses trop longues à expliquer ici. C’est le cas notamment de la plupart des partis communistes au Maghreb et dans le monde arabe. Leurs fautes concernant l’appréhension de la question nationale les a souvent discrédités. D’ailleurs, leur effondrement et leur disparition avec celle de l’URSS sont venus démontrer qu’ils n’avaient pas de racines nationales et de représentativité propre. Il ne s’agit pas d’une injustice historique, comme préfèrent le croire des nostalgiques qui se réclament d’un communisme qu’ils ont desservi, mais d’une sanction des peuples et donc de l’Histoire. On a déjà vu plus haut qu’il en a été tout autrement pour le communisme asiatique.

La démocratie

En résumé, le 20ème siècle n’a pas été, on le voit maintenant, celui du socialisme, mais celui des révolutions de libération nationale. La question nationale et sa solution continuent de receler d’énormes potentialités de progrès. Tout reste pratiquement à faire, pour la libération culturelle et économique et le développement des pays encore dominés. La question nationale demeure au cœur des rapports et des conflits mondiaux. Dés le début du 21eme siècle, elle a explosé de nouveau partout, en Afrique (en Côte d’Ivoire, au Sénégal, au Niger, en Somalie etc.), en Amérique Latine avec la montée des mouvements nationalistes démocratiques. Dans le monde arabe, elle se pose en permanence, à travers l’occupation de l’Irak par les Etats Unis, la lutte contre le colonialisme israélien, la libération de la Palestine et plus généralement la question de l’Unité arabe. Plus globalement, et un peu partout dans le monde musulman, le phénomène politique majeur de la fin du 20eme siècle et du début du 21eme, a été le développement du mouvement politique islamiste sous ses différentes formes, comme une tentative lui aussi de réponse aux aspirations nationales, après la stagnation ou l’échec des mouvements nationalistes précédents.

Ce qui différencie aujourd’hui la question nationale dans sa formulation moderne, par rapport à son ancien contexte, c’est qu’elle ne peut plus supporter une vision et une direction autoritaires, comme celles qui ont caractérisé en général les mouvements de libération nationale du 20ème siècle. Désormais, comme cela a été le cas spectaculairement en Amérique latine, la démocratie, l’installation d’un système démocratique sont apparues comme la seule voie à la solution de la question nationale et comme la condition incontournable de la cohésion nationale.

Djamel Labidi
17 novembre 2009

Source : www.latribune-online.com

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