L’explication la plus apte à rendre compte des variations des macro-indicateurs de victimisation est une combinaison des deux théories : 1) massacres comme stratégie contre insurrectionnelle utilisée par l’armée, et 2) massacres comme instrument de lutte entre les factions rivales au sein de l’institution militaire.

Si l’approche méthodologique ainsi que la force évidentielle et explicative de ces études sont un meilleur guide épistémique pour comprendre les massacres et se rapprocher de la vérité que les slogans préparés par les nécromants des services de l’action psychologique, il reste, comme le concèdent ces prudents auteurs, que personne ne devrait arrêter de conclusion définitive avant qu’une enquête indépendante sur les massacres ne soit entreprise.

Oui, une enquête, le mot qui fait trembler les criminels de guerre et qui produit chez eux l’insomnie chronique.

En novembre 1997, M. Ghoualmi déclarait que l’idée même d’une enquête sur la situation des droits de l’homme en Algérie constituait un « mépris pour le peuple algérien[48] ». L’irresponsabilité du diplomate le rend personnellement complice des dizaines de massacres suivants qui on fait des milliers de victimes innocentes. Tenter de façon récurrente, comme il le fait, d’absoudre ses officiers supérieurs de leurs crimes contre l’humanité, c’est prendre une lourde responsabilité devant Dieu, devant le peuple algérien et devant le droit.

Pourquoi le pouvoir militaire algérien qui n’aurait rien à se reprocher refuse-t-il de faire comme ses adversaires, les islamistes, qu’il aime tant diaboliser et qu’il accuse d’être derrière les massacres ? Eux, ils ont accepté depuis longtemps le principe de l’enquête.

Pas plus tard que juin passé, Mourad Dhina, un haut responsable du FIS, répétait au colloque de Genève que : « Le FIS réitère sa demande de commissions d’enquêtes libres, expertes et indépendantes sur la torture, les disparitions, ainsi que sur les massacres contre les civils (Bentelha, Rais, Beni-Messous, Relizane, Sidi-Hamed, etc.) et les prisonniers (Serkadji, Berroughia). Il clame haut et fort qu’on ne peut être juge et partie. Le FIS accuse le pouvoir militaire de ces actes ignobles. Pour s’en défendre, ce pouvoir accuse les soi-disant GIA et en fait parfois porter la responsabilité directe ou morale au FIS. Il restera à l’opinion nationale et internationale d’apprécier la position du FIS qui appelle à la constitution de commissions d’enquêtes indépendantes, en opposition au pouvoir militaire qui se dérobe à ce sujet. Qui craint la vérité et a donc quelque chose à se reprocher ? Certainement pas le FIS[49] ».

Dans la vision du FIS pour la sortie de crise, M. Dhina préconisait « la mise sur place d’une commission nationale pour enquêter sur les tortures, les disparitions et les massacres. Cette commission devra nécessairement inclure les représentants de tous les partis, y compris le FIS, ainsi que des organisations de défense des droits de l’homme[50] ».

En fait, une enquête sur les massacres aura le mérite de réaliser quatre objectifs vitaux pour l’avenir de notre pays :

1) Elle contribuera à sauver des vies humaines. En effet, elle constituera dans l’immédiat et dans le court terme, un moyen de protection efficace des populations déjà victimisées ou celles qui sont des cibles potentielles car, comme l’ont montré les études empiriques d’Ervin Staub[51] sur les effets des réactions des bystanders sur les processus de victimisation de masse, elle introduit le doute quant à l’acceptabilité et l’impunité de ces crimes dans l’esprit de ceux qui les commanditent et ceux qui les perpètrent.

2) Elle constituera un pas indispensable dans le chemin de la paix. En fait, à défaut de justice rendue, être informé sur ce qui s’est passé ces dernières années constitue le seul garant de l’implication réelle des Algériennes et des Algériens dans tout processus de réconciliation nationale. Pour être en mesure de pardonner, les victimes doivent d’abord savoir la vérité.

3) Elle permettra de réhabiliter l’institution militaire, dont l’image a été ternie par le comportement irresponsable d’une minorité agissante à son sommet qui s’est accaparée de son contrôle absolu, ainsi que de redonner au peuple algérien confiance en son armée censée le protéger. Cela permettra aussi d’instaurer le début d’une relation saine entre militaires et civils, une relation régie par la Constitution.

4) Elle permettra enfin de réparer le crime moral gravissime contre l’Islam, et à un moindre degré lever le préjudice moral causé au mouvement islamique, au niveaux national et international, un crime perpétré de façon préméditée par les officines du département des opérations psychologiques qui, pour isoler un adversaire politique et rallier à leur cause putschiste les ennemis historiques de l’Islam dans le monde, n’ont pas hésité à manipuler et salir l’image d’une religion divine, vieille de quatorze siècles et comptant plus d’un milliard de fidèles, sans se soucier des dommages faits à la religion et à l’image de soi de chaque musulman dans le monde.

La stratégie du pouvoir pour étouffer la demande des Algériennes et des Algériens pour une enquête sur les massacres, en manipulant les réflexes patriotiques du peuple algérien, sera vaine.

Personne n’a le monopole de l’amour du pays. Si aimer son pays c’est, entre autres, être jaloux pour son intégrité, c’est également, et plus encore, se préoccuper de la vie et du bien être des enfants, des femmes et des hommes qui y vivent. Le pays n’est pas uniquement un territoire, c’est aussi une population d’êtres humains.

Le subterfuge du « refus de l’ingérence » utilisé par le régime militaire algérien pour empêcher la vérité d’éclater au grand jour est réfutable pour deux raisons :

1) Une commission d’enquête ordonnée par un instrument de droit international ne représente pas une ingérence, puisque l’Etat algérien est signataire de pactes et de traités qui prévoient ce genre de dispositions, le cas échéant.

2) Il n’a jamais été exigé que l’enquête soit menée par des personnalités étrangères exclusivement. Une commission formée de personnalités nationales connues pour leur intégrité ferait très bien l’affaire.

Une telle commission (nationale, internationale ou mixte) ne pourra cependant réussir sa mission que si elle remplit les trois conditions suivantes :

1) Elle doit être indépendante, c’est-à-dire qu’elle doit avoir pour seul but la recherche de la vérité sans considération idéologique ou partisane, même si elle est composée de membres représentant les diverses sensibilités de la société algérienne.

2) Elle doit être souveraine, c’est-à-dire aux pouvoirs réels, libre de décider quand, où et comment procéder, ainsi que qui elle veut convoquer.

3) Elle doit être experte, c’est-à-dire apte à mener une enquête scientifique, aux résultats fiables. Elle doit nécessairement comprendre des membres, ou des conseillers, spécialisés dans le droit de guerre, le droit pénal national et international, la criminologie, la terreur d’Etat, la conduite des insurrections et des contre insurrections, etc.

L’ambassadeur Ghoualmi a livré dans sa lettre, à la réflexion du lecteur, « quelques éléments de contexte concernant l’évolution tragique qu’à connue l’Algérie à travers la gradation dans l’horreur de la stratégie du terrorisme intégriste ». Il a divisé la décennie noire que connaît l’Algérie en cinq phases. En substance, il attribue les causes de la tragédie à des fatwas proférées dans des mosquées, déclarant la guerre à la société algérienne. Soit. C’est son point de vue.

D’autres analyses plus perspicaces ont identifié les causes de la tragédie algérienne comme relevant entre autres de : a) la marginalisation de certains constituants essentiels de l’identité algérienne, comme l’Islam et la culture amazigh, b) la domination de l’Etat et de la société politique et civile par les militaires, c) la nature patrimoniale, clientéliste et bureaucratique de l’administration de l’Etat, d) la mauvaise gestion de l’économie nationale et sa dépendance externe chronique, et e) la corruption à tous les niveaux et dans tous les domaines.

Quant à la chronologie de la violence en Algérie que nous livre M. Ghoualmi, le moins que l’on puisse dire c’est qu’elle est biaisée et sélective à bien des égards. Mais, c’est son point de vue.

Une chronologie alternative proposerait que la tragédie qu’a connu l’Algérie lors de cette décennie est une véritable entreprise politicidaire bien planifiée et exécutée. Elle s’est déroulée en quatre actes sinistres :

Acte I : Prélude à l’horreur (1990-1991). C’est l’ère qui a précédé le coup d’Etat de janvier 1992, cette violence originelle qui a plongé le pays dans l’enfer.

C’est le conditionnement psychologique du public (c’est-à-dire l’opinion) aux scènes qui allaient suivre et la préparation du terrain social nécessaire à l’implémentation sur le terrain de la doctrine de l’éradication.

Une armada de journalistes et d’intellectuels se sont mis à l’œuvre de la bestialisation, de la démonisation et de l’infection de l’adversaire politique, ce qui devait banaliser par la suite, aux yeux de l’opinion, les crimes les plus impensables.

Acte II : Avant-goût amer (1992-1994). C’est l’ère qui a suivi le coup d’Etat, celle du HCE, celle des Abdesslam Belaïd, Mohamed Boudiaf, Sid-Ahmed Ghozali, Tidjani Haddam, Ali Haroune, Ali Kafi, Rédha Malek, Khaled Nezzar et j’en passe.

Ce fut la fermeture des champs politique et médiatique, la répression qui frappait sans discrimination et la terreur dans toutes ses formes : arrestations arbitraires, détentions extrajudiciaires, déportations dans les camps du Sahara, torture systématisée, exécutions sommaires individuelles et collectives, disparitions forcées, etc.

Dans cette période, on a rodé les machines, testé les limites du système, mis à l’épreuve les réactions nationales et internationales, compté les alliés et recensé les complices. On a infiltré les groupes armés, formé les milices et recruté les mercenaires. On s’est fait livrer du matériel de guerre sophistiqué provenant des usines les plus high-tech du « monde libre ».

A la fin de cette période, où l’Algérie n’était qu’à ses 30’000 morts, une importante offre de paix a été faite par les signataires de la plate-forme du Contrat national. Elle a été hélas considérée par le régime militaire algérien comme un « non événement » et rejetée « globalement et dans le détail[52] ».

Il devenait clair qu’en Algérie, la mécanique de guerre était trop huilée pour faire marche arrière.

Acte III : Déclenchement de la guerre totale (1995-1998). C’est l’ère de Liamine Zeroual, caractérisée selon certains observateurs par trois malédictions : « La guerre totale, la fraude électorale et le FMI[53] ».

A la fin de cette période, l’Algérie comptera ses 130’000 morts, victimes pour la plupart des exécutions sommaires et des massacres collectifs, ses 18’000 disparus, ses 30’000 prisonniers politiques, détenus de façon extrajudiciaire, ses dizaines de milliers de torturés, un nombre affolant de femmes violées et des centaines de milliers de déplacés à l’intérieur du territoire ou exilés et réfugiés à l’étranger.

Ce fut aussi la période où le peuple algérien a été soumis à l’humiliation et plongé dans la misère économique et sociale. Ce fut la période de la destruction des liens sociaux, de l’incitation à la corruption, de la prolifération des crimes économiques compromettant sérieusement le développement du pays et hypothéquant son avenir.

Acte IV : Baisse du rideau (1999-2000). C’est l’ère de Abdelaziz Bouteflika, qui a été fait président pour dépoussiérer la vitrine et balayer les débris trop visibles de la guerre.

Bouteflika a été fait président pour dire au peuple algérien qu’il est temps de baisser les rideaux. La tragédie est terminée. Pour lui dire qu’il ne lui reste plus qu’applaudir les acteurs responsables de ses malheurs et réserver une chaleureuse standing ovation aux brillantissimes metteurs en scène qui auront réussi leur coup macabre. Quant aux victimes du politicide des généraux, Bouteflika ne les voit que comme de banals figurants qu’il faudrait se presser de faire disparaître de la mémoire collective des Algériens.

C’est aussi l’ère du « nettoyage politique » à basse intensité.

Bouteflika a été fait président pour transformer la doctrine du « terrorisme résiduel » en doctrine de la « violence sociale » avec laquelle il va falloir s’accommoder, comme le font les plus modernes des métropoles occidentales.

Bouteflika a été fait président pour faire accepter en Algérie 200 morts par mois comme un seuil de tolérance, pour faire admettre la quinzaine de massacres perpétrés actuellement par mois comme moyenne acceptable dans un vaste pays comme l’Algérie, pourvu qu’aucun massacre ne dépasse la barre psychologique des 30 victimes.

Que se passera-t-il après l’an 2000 ? Dieu seul le sait. Me Ali-Yahia Abdennour n’a pas hésité récemment à Oran à déclarer que : « L’Algérie va passer, dans les jours qui viennent et pendant longtemps, une très mauvaise période où les libertés fondamentales seront toutes confisquées, une situation que personne ne pourra maîtriser du fait de l’absence totale de partis politiques et de vraies luttes syndicales[54] ». C’est dire que la fin des malheurs de l’Algérie n’est apparemment pas pour demain.

Mais malgré ces faits qui présagent un avenir sombre, il y a toujours de l’espoir. Le peuple algérien sortira vainqueur de cette épreuve.

Des centaines de citoyens à travers le monde unissent déjà leurs efforts et de nombreuses ONG fédèrent leurs forces afin d’entamer des poursuites judiciaires contre tous les responsables, quels que soient leurs bord et rang, impliqués dans des crimes contre le peuple algérien.

Des cours pénales civiles et militaires, en Europe et en Amérique, sont prêtes à recevoir les plaintes.

Des militaires comme les généraux-majors Kamel Abderrahmane, Larbi Belkheir, Mohamed Betchine, Said Bey, Rabah Boughaba, Abdelhamid Djouadi, Brahim Fodil Cherif, Mohamed Gaid Salah, Abbas Ghezial, Abdelmalek Guenaizia, Mohamed Lamari, Smaïn Lamari, Mohamed Médiène, Khaled Nezzar, Abdelmadjid Taghrirt, Mohamed Touati et Liamine Zeroual, les généraux Fodhil Saïdi et Ahmed Sanhadji, les colonels Othmane Tartag et Ali Tounsi et bien d’autres, des émirs comme Djamal Zitouni et Antar Zouabri et bien d’autres, des chefs miliciens comme Hadj Abad, Hadj Fergane, ex- commandant Azzeddine, Smaïl Mira, Cheikh el Moukhfi, et bien d’autres, devront tous, un jour ou l’autre, répondre de leurs actes et paroles, ou avoir leur conduite examinée à titre posthume.

1 2 3 4

Comments are closed.

Exit mobile version