Le fait que chaque famille algérienne a un ou plusieurs de ses membres enrôlés au sein de l’armée n’a pas empêché cette dernière de torturer et de perpétrer de véritables massacres en octobre 1988. Cela n’a pas empêché les Abderrahmane, Betchine, Guenaizia et Nezzar d’ordonner à leurs soldats de tirer sur des foules désarmées, tuant en quelques jours des centaines de personnes, dont des enfants, qui protestaient dans la rue. Cela ne les a pas empêché de commander la torture à grande échelle de citoyens, dont des « gamins qui chahutaient », pour reprendre la formule officielle utilisée à l’époque.

En réalité, le fait qu’une armée soit composée des enfants du peuple ne l’a jamais prémunie de tuer ce même peuple. Les statistiques mondiales le prouvent.

Dans son étude sur la réaction de l’armée algérienne aux massacres[36], M. S. Lalioui cite Rummel qui, dans ses recherches sur les démocides (génocides, massacres, exécutions extrajudiciaires), affirme que « les gouvernements ont probablement tué durant ce siècle près de 170’000’000 de leurs citoyens ou parmi les étrangers, ce qui représente environ quatre fois le nombre des victimes de toutes les guerres internes ou externes et les révolutions ». Rummel explique ce chiffre, qu’il considère en dessous de la réalité[†], par le fait que « moins un régime est démocratique, moins le pouvoir au centre est équilibré et contrôlé, et plus il est susceptible de commettre le démocide. Le démocide devient un instrument de domination, dans l’élimination des opposants par exemple, ou un moyen de réaliser des objectifs idéologiques, comme dans la purification du pays d’une race étrangère ou dans la reconstruction de la société ».

Dans le même travail, M. S. Lalioui cite aussi Helen Fein qui estime que « les génocides et les politicides entre 1945 et 1980 ont causé plus de deux fois le nombre des victimes des guerres qui ont eu lieu dans cette période » et qui affirme que « les massacres attribués aux Etats on coûté la vie à 2,6 fois le nombre des gens qui ont trouvé la mort suite aux catastrophes naturelles entre 1967 et 1986 ».

Si ces études empiriques réfutent de façon conclusive l’intuition naïve mais prévalante que les armées protègent naturellement leurs peuples, une intuition infondée que la propagande du CAD actionne dans l’esprit de ses cibles pour pervertir l’évidence en invraisemblance, dans le cas de l’armée algérienne les témoignages des victimes et des survivants des massacres ainsi que les documents publiés par le Mouvement algérien des officiers libres[37] sont à ce sujet très révélateurs et confirment de fait sa nature démocidaire.

Toute machine de guerre, indépendamment de sa constitution, obéit à quiconque réussit à en prendre le contrôle, et nul ne peut garantir sa mise au service de la nation, de l’Etat et du peuple ainsi que sa transparence si ce n’est par des instruments et des mécanismes de contrôle fiables relevant des autorités civiles, du Parlement et de la Justice. Or, en Algérie, ces institutions sont aujourd’hui caporalisées par les militaires.

5) Le régime algérien est innocent. C’est une déclaration d’innocence que les diplomates algériens ne cessent de répéter à chaque occasion. Cette fois-ci, M. Ghoualmi fait signer cette déclaration par des « millions d’Algériens, de dizaines de journaux privés nationaux, des forces politiques, y compris d’opposition, des milliers d’associations[38] ». Comment oser prétendre que des journaux inféodés au pouvoir, que des forces politiques contrôlées, voire créées par le pouvoir, puissent refléter l’opinion de millions d’Algériens ?

M. Ghoualmi affirme également dans sa lettre qu’« il est avéré et confirmé par les observateurs internationaux, dont la crédibilité et la rigueur morale sont reconnues, et qui ont eu l’occasion de rencontrer et d’interroger des dizaines de survivants et des membres des familles des victimes, que la responsabilité du GIA ne fait aucun doute ».

De qui parle l’ambassadeur ? Des Jean Audibert, Yves Bonnet, Claude Cheysson, Jean Daniel, Alain Finkielkraut, André Glucksmann, Bernard Henry-Levy, Werner Hoyer, Robert Hue, Gilles Képel, Jack Lang, Rémy Leveaux, Robert Pelletreau, Xavier Raufer, Yvette Roudy, Elisabeth Schemla, André Soulier, Simone Veil et j’en passe ?

De ceux qui, par conviction idéologique, cautionnent l’entreprise de l’« éradication » en Algérie. Les « nouveaux philosophes », sociologues, politologues et autres anthropologues fidèles à la tradition de leurs aïeux, les Jules Ferry, Jean Jaurès, Alexis de Tocqueville, etc. qui, libéraux chez eux mais fanatiquement  colonisateurs chez les autres, justifiaient jadis, par des raisonnements absurdes, les massacres de l’entreprise de la « pacification » de l’Algérie ?

De ceux recrutés par ses services à Paris pour « la bonne cause » en échange d’une nomination comme conseiller juridique de telle société nationale, de quelques actions dans telle société mixte ou carrément de mallettes remplies de billets de banque destinées à financer la campagne électorale de tel politicard ou à enrichir tel ripoux ?

Ceux recrutés par les mêmes services qui forment au sein de la communauté algérienne en France, ou dans d’autres communautés maghrébines, moyennant de vrais-faux passeports algériens, des réseaux constitués de pauvres jeunes crédules et qui les entraînent pour planifier et organiser des actions terroristes à Paris et ailleurs en France, et pourquoi pas à Marrakech, à Londres ou même en Amérique, dans le seul but de provoquer la psychose et de radicaliser l’opinion contre l’« islamisme » que les relais médiatiques du régime militaire algérien font vite d’accuser de ces crimes, parfois avant même qu’ils ne se produisent ?

M. Ghoualmi sait très bien que des affaires sombres de ce type font déjà surface dans la presse internationale.

Il est aussi décrété au CAD que ceux qui commettent le crime de ne pas croire sur parole les messagers de la « vérité officielle », doivent être culpabilisés, leur conscience doit être ébranlée et tout doit être mis en œuvre pour les rendre non crédibles aux yeux de l’opinion internationale et surtout du peuple algérien, notamment en les accusant de deux crimes majeurs :

1) Le soutien au terrorisme. Accuser le régime algérien serait, selon M. Ghoualmi, « un encouragement aux groupes terroristes[39] ». Ce serait « absoudre le terrorisme intégriste, le dédouaner de sa responsabilité dans la tragédie de l’Algérie, le laver des crimes contre l’humanité qu’il a perpétrés[40] », ce qui représenterait « une responsabilité morale et politique lourde de conséquences non seulement pour l’Algérie mais pour tous les pays qui connaissent ou risquent de connaître une épreuve et un drame similaires[41] ».

2) Le complot contre l’Algérie. Le soutien au terrorisme s’inscrirait dans une machination plus grave : le complot contre l’Algérie. Accuser l’armée algérienne serait, à l’avis de l’ambassadeur algérien, « fragiliser cette institution, et à travers elle l’Algérie[42] ». Il déclare dans sa lettre qu’« à l’extérieur du pays, des forces politiques intéressées à la déstabilisation de l’Algérie ont relayé cette stratégie et continuent de le faire. Le livre sur Bentalha n’est malheureusement pas la seule manifestation de ces relais ». Il avait d’ailleurs déjà pris l’initiative de faire une mise au point à Paris en traitant l’ouvrage sur Bentalha d’être l’une des preuves d’une « manipulation appuyée par des forces politiques qui refusent de voir l’Algérie se stabiliser[43] ».

Il semble que dans ses prescriptions (à la diplomatie mercenaire) de tactiques rhétoriques pour contrer la demande nationale et internationale d’enquête sur les massacres, le CAD ait accru en subtilité. Hier, la simple question de savoir qui tue qui en Algérie était considérée comme un anathème et une offense à la mémoire des victimes. Aujourd’hui, l’ambassadeur Ghoualmi approuve le fait que « l’opinion publique nationale et internationale s’est légitimement interrogée sur la facilité déconcertante avec laquelle les terroristes se sont volatilisés après le massacre[44] ».

Dans la lettre du diplomate algérien, le seul argument valable et recevable est le fait que le drame de Bentalha soit « trop grave pour être ‘investigué’ à travers les affirmations d’un seul individu ». Mais, à l’évidence, M. Ghoualmi refuse d’admettre qu’il ne s’agit pas là du seul témoignage sur les horreurs de Bentalha. Faut-il le renvoyer à la collection de témoignages rassemblés par M. Farouk, T. S. Senhadji et M. Ait-Larbi dans Voices of the Voiceless[45]. Il y trouvera de nombreux témoignages, recueillis par la Ligue algérienne de défense des droits de l’homme, qui relèvent d’étranges concordances avec ce qui est relaté dans Qui a tué à Bentalha ?

Si, selon l’ambassadeur, « des dizaines de survivants ainsi que plusieurs proches des familles victimes qui ont eu l’occasion de s’exprimer devant la presse nationale et internationale ont affirmé qu’ils avaient reconnu les auteurs de ce massacre parmi leurs propres voisins dont l’appartenance au mouvement intégriste était connue », qu’il sache qu’il y a des dizaines d’autres survivants qui parlent d’engins militaires et d’hélicoptères et qui évoquent une apparence, un langage, des réflexes, un modus operandi et une chaîne du commandement propres aux militaires.

A l’évidence, la « vérité » de M. Ghoualmi n’est pas la seule possible.

Alors, en attendant une enquête qui élargira la base des témoignages et qui vérifiera avec circonspection la véracité et la fiabilité de leurs auteurs et contenus, dans un climat serein, sans terreur, censure ou autocensure, condition nécessaire pour pouvoir inférer de façon fiable la vérité à partir des témoignages, il reste deux postures épistémiques prudentes à adopter : suspendre son jugement ou alors procéder avec une approche méthodologique qui ne se fonde pas sur l’inférence à partir d’un ou de quelques massacres mais sur un grand ensemble de massacres, et qui ne se base pas sur des données controversées telles que l’apparence des assaillants (« fausses barbes » ou « faux uniformes »), mais sur des donnés moins contradictoires telles que les dates, les lieux et les nombres de victimes des massacres.

Un tel exercice est possible, comme l’a fait M. Ait-Larbi et al. dans An Anatomy of the Massacres[46], qui repose sur une approche statistique portant sur plus de 600 massacres ayant fait près de 11’000 victimes et qui examine comment les macro-indicateurs des massacres évoluent dans le temps et se distribuent géographiquement, et comment ils sont corrélés avec les indicateurs d’identité politique.

Par exemple, l’évolution temporelle de l’activité des massacres exhibe un phénomène de vagues, dont les pics d’intensité coïncident avec l’exacerbation des conflits entre les clans militaires et avec les périodes de pourparlers pour une solution négociée. Dans la distribution géographique des massacres, il ressort qu’il y a une relation de proportionnalité entre le degré de victimisation des zones géographiques et leur degré d’allégeance politique au FIS (mesuré à l’aide des résultats des élections locales de juin 1990 et législatives de décembre 1991), phénomène perçu intuitivement par plusieurs observateurs et que le sociologue Lahouari Addi a qualifié d’« épuration électorale ». Cette étude présente une quarantaine d’autres macro-indicateurs de victimisation empiriques dont l’analyse nous rapproche plus de la compréhension de ces crimes que le font les slogans prescris par les thaumaturges du CAD.

Quant aux motifs des massacres, motifs non pas induits à partir d’un ou quelques témoignages « officiels » sur un ou quelques massacres, mais inférés à partir de leurs capacités à rendre compte des macro-indicateurs de victimisation sur l’ensemble des massacres, ils ne confortent pas les slogans officiels.

Dans une seconde étude de Y. Bedjaoui, On the Politics of the Massacres[47], les diverses thèses proposées en vue d’expliquer les massacres, notamment comme : a) mesure punitive employée par les islamistes, b) stratégie contre insurrectionnelle utilisée par l’armée, c) instrument de lutte entre les factions rivales au sein de l’institution militaire, d) méthode d’éviction utilisée par les spéculateurs fonciers, et e) expression d’une haine tribale et d’une criminalité sociale, ont été confrontées aux macro-indicateurs obtenus dans la première étude mentionnée ci-dessus. Les thèses qui ne sont pas confortées par les données et celles qui sont corroborées par les macro-indicateurs ont été soulignées.

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