Le lecteur a entre les mains les véritables mémoires de Bennabi, encore que l’auteur nous avertisse qu’au moment où ils les rédigeait, à partir de mars 1951 – à un des moments les plus pénibles de sa vie, après avoir espéré trouver l’écoute de ses compatriotes surtout après la parution du Phénomène coranique et des Conditions de la renaissance, alors que s’intensifiait la guerre psychologique que le colonialisme menait contre lui – il était prématuré d’aborder certains aspects de sa vie sans qu’il nous en dise plus.

Cette partie de Pourritures provient de la copie ronéotypée que devait publier, à la demande de Bennabi, la Mosquée des Etudiants de l’Université d’Alger. Mais la disparition de ce dernier l’en empêcha.

Dans sa préface de novembre 1948 aux Conditions de la renaissance, le Docteur Abdelaziz Khaldi écrit « je suis particulièrement tenté par une biographie la plus tourmentée et la plus émouvante que je connaisse en Algérie. Mais il me faut y renoncer, l’auteur m’interdit formellement d’y faire même allusion. »

Cependant deux ans et demi plus tard, Bennabi se décide à rédiger son autobiographie avec la ferme intention de la publier puisqu’il nous avertit dans sa préface que son livre se veut un témoignage et perçu comme tel «il n’est valable que s’il est contrôlé par les contemporains. Sinon, il peut n’être que le mensonge d’outre-tombe d’un maniaque de la persécution, d’un aspirant à une auréole posthume. »

Pourquoi, après ces terribles phrases, l’auteur ne s’est pas attelé à sa publication ? Peut-on raisonnablement penser qu’un homme comme Bennabi pouvait ignorer les conséquences et les difficultés d’une telle publication ?

Bennabi, grand connaisseur de Nietzsche, sait que même ce dernier a été réduit à publier une des parties de son livre-phare Ainsi parlait Zarathoustra à compte d’auteur.

D’ailleurs, il s’apprêtait à la même période à financer, au moins en partie, l’édition arabe des Conditions de la renaissance au détriment de ses besoins les plus élémentaires.

C’est par une lettre datée du 7 avril 1951 adressée au Dr. Abdelaziz Khaldi que nous apprenons qu’il a confié une importante somme d’argent à un notable de Constantine, Mohamed Salah Benchicou, afin qu’il la remette  à Abdelkader Mimouni, le directeur-fondateur des Editions En-Nahdha, pour mener à bien ce projet.

Fait plus énigmatique encore, Bennabi remet cette première partie à Cheikh Abderrahman Chibane et Cheikh Brahim Mezhoudi, sur leur insistance, après qu’il eût songé à la détruire en août 1951.

Est-ce seulement, comme le dit Bennabi, à cause de l’intensification de la répression policière, ou pour des raisons qu’il a estimé ne pas nous révéler ?

Ces questions ne pourront trouver leurs réponses que dans un travail fouillé et minutieux d’une biographie de Bennabi qui ne s’appuie pas uniquement sur son autobiographie mais utilisera aussi, et surtout, des matériaux de diverses sources.

Cette première partie de Pourritures recoupe pratiquement le tome II des Mémoires d’un témoin du siècle qui couvre la période 1930-1939.

La comparaison entre les deux textes permettra de mieux comprendre ce que Bennabi a véritablement vécu en distinguant ce qu’il a mis en lumière dans le second et en consacrant certains évènements et jugements pour le premier.

Le choix des mots, la tournure des phrases utilisées seront un précieux matériau pour cette compréhension.

Dans Pourritures, il nous livre une galerie de portraits peints avec une terrible férocité sur tous les personnages côtoyés, étudiants, personnel politique  et administratif colonial ou algérien mais le trait le plus saillant est une lucidité permanente qu’il exerce quelque fois contre lui-même. Il démonte avec précision les manipulations contre, par exemple, l’unité des étudiants maghrébins (on employait volontiers à l’époque le vocable colonial de nord-africain) dans la tentative de création d’une Union des Etudiants Musulmans Algériens alors qu’existait l’Association des Etudiants Musulmans Nord- Africains. Certains étaient prêts à tous les renoncements pour faire carrière.

Cette notion d’unité a depuis le début de l’infamie coloniale préoccupé son historiographie. La résistance algérienne à l’occupation française fut double, à l’Est par le dernier bey de Constantine, Hadj Ahmed Bey et à l’Ouest par l’Emir Abdelkader. On peut se demander pourquoi le premier, empoisonné par l’armée française en 1850 après avoir cessé le combat en mai 1848, fut complètement ignoré par l’historiographie coloniale alors que le second y figure en bonne place. Je pense que ce traitement différent entre les deux personnages historiques qui furent tous deux des ennemis implacables à l’occupation n’a rien à voir avec leur valeur intrinsèque mais relève de la symbolique qu’ils représentaient. Hadj Ahmed Bey personnifiait la continuité et la profondeur idéologique et géopolitique de l’Algérie comme territoire ottoman alors que l’Emir Abdelkader personnifiait une Algérie détachée du monde musulman, plus propice à intégrer un autre espace, celui de la francité. Le mouvement national et l’Algérie indépendante ont gardé une attitude ambigüe sur la question qui n’a pas, au fond, dû être étudié sur ce plan.

Très tôt, Bennabi comprit l’importance que le colonialisme attachait au contrôle des idées et à la lutte idéologique qui en découle. Il personnifiera cet appareil idéologique en un personnage hors du commun, Louis Massignon, « conseiller technique des affaires musulmanes du gouvernement français », « exécuteur testamentaire » de Charles Foucault, le spécialiste du quadriptyque berbérisation, latinisation, francisation et christianisation.

Il soulignera la complexité et les subtilités du personnage quand il donnera, par exemple, une conférence en 1932 sur la latinisation des caractères servant à transcrire la langue turque qui venait d’avoir lieu en 1928, cette monstruosité de Kamal Atatürk qui dépossèdera la culture turque de tout son patrimoine en en faisant une page vierge. Les drames que connaîtra la Turquie contemporaine viennent en grande partie de cette funeste décision. Louis Massignon la critiquera vertement alors qu’un Salah Ben Youcef, le futur dirigeant radical tunisien, assassiné par Habib Bourguiba, qui s’en vantera publiquement, en 1961, alla même jusqu’à suggérer une latinisation de la graphie de la langue…arabe.

Bennabi aura des mots très durs envers l’élite nouvelle arabe en général et maghrébine en particulier en formation à Paris dont l’insignifiance de la pensée et le manque de considération envers la civilisation lui paraissait effarants. Nous sentons dans ces pages le souffle du philosophe espagnol Ortega y Gasset flétrissant ses compatriotes dans la révolte des masses pour qui les produits de la civilisation ne sont que le fruit d’un arbre édénique et non le résultat d’un effort de tous les instants. Pour Bennabi, plus que la science, c’est l’esprit qui l’anime qui est déterminant. Pour donner la mesure de la civilisation, il suggère un bilan comparatif entre les civilisations arabo-islamique et occidentale. Dans leur relation, il préconise de dilater son cerveau pour assimiler l’esprit de la science et dilater son âme pour en comprendre la spiritualité, les mécanismes à l’œuvre dans la formation civilisationnelle.

En décembre 1931, à prés de 27 ans, il fait une entrée fracassante dans le domaine des idées avec une conférence intitulée Pourquoi sommes-nous Arabes ? ( c’est ce titre que j’ai lu dans la photocopie que je possède de son manuscrit et non Pourquoi sommes-nous musulmans ?) qui soulèvera l’enthousiasme des étudiants maghrébins qui le proposeront d’être le président de leur association ce qu’il déclinera.

Bennabi n’a pas uniquement fréquenté les étudiants à Paris mais a connu dès le début le mouvement national algérien et a participé avec Messali Hadj en 1932 à la première manifestation publique de la reconstitution de l’Etoile Nord Africaine sous l’égide morale de l’Emir Khaled alors exilé. Mais très vite, il comprendra l’inanité du mouvement national plus enclin à vociférer pour des revendications qu’à mettre en œuvre une politique cohérente à même de forger les moyens de son action. A titre d’exemple, il proposera au Zaïm d’engager avec deux ou trois étudiants de ses amis un plan d’alphabétisation des ouvriers algériens de la région parisienne. Il ne fut donné aucune suite au projet.

Il utilisera le mot du charabia francarabe « boulitique », mot qui dénotait l’engouement de cette nouvelle panacée algérienne, pour fustiger l’infantilisation du peuple algérien. Après l’idole maraboutique, l’heure de l’idole « boulitique » était arrivée.

«  Ce qui m’a toujours choqué c’est la « boulitique » cette chose qui se dit, se répète, mais qui ne se fait jamais pour la bonne raison que n’ayant pas de doctrine, elle ne pose jamais le problème des moyens. »

Il comprenait fort bien que l’Algérie était loin de ce qui pouvait se dire politique.

« La politique n’étant pas ce qui se dit mais ce qui se fait. »

Il fait une différence entre le politicien et l’homme politique.

« Quant au problème de la culture, un politicien algérien ne pouvait pas encore comprendre que ce soit la base même de la politique. »

La diatribe contre la « boulitique » a engendré pas mal de confusion. Certains allant même  à écrire que Bennabi prônait une forme de laïcité, entendue comme séparation de la politique et de la religion oublieux qu’au départ, le législateur français qui a utilisé ce terme l’avait défini comme la séparation des Eglises et de l’Etat ce qui, il faut le convenir, est tout à fait autre chose. Les Eglises (en 1905, à la promulgation de la loi, les Eglises étaient l’Eglise catholique, les Eglises protestantes et le Consistoire israélite assimilé à une église) et l’Etat sont des institutions et l’Assemblée nationale française a décidé de couper tout lien entre eux, autre que celui qui relève de l’ordre publique ou de la conservation du patrimoine religieux.

Cette notion de séparation de la politique et de la religion provenait de la confusion entretenue par ses partisans et ses adversaires. Les premiers ne savaient ce qu’est la politique, cet intérêt pour la chose publique de la polis, la cité où toutes les idées et leurs doctrines peuvent s’exprimer pour la cohésion de tout l’ensemble. Les seconds confondaient l’impératif moral, les prescriptions religieuses et le mouvement caritatif avec les problèmes sociaux. Ils avaient de qui tenir, de ce « nationalisme de tréteaux dans lequel il n’y avait aucune préoccupation sociale. »

Toute sa vie, Bennabi fut l’ennemi acharné de tout activisme quelque soit sa nature. Par activisme, il entendait l’action pour l’action sans préoccupation de la réflexion. Nous payons actuellement le prix fort de cette attitude qui a même cru que les conditions  qui l’ont permis étaient dues à leur action alors que ce ne fut quelles l’ont été par la grâce de conditions extérieures.

Ce sont les deux guerres mondiales qui ont créé les conditions à la disparition des occupations territoriales du colonialisme et non l’activisme des partis nationalistes et des guerres de libération. Ces dernières avec tout leur héroïsme qui ne peut être contesté ont permis néanmoins l’estocade finale.

L’incohérence de la pensée musulmane actuelle porte aux nues les activistes d’hier pour la libération physique et voue aux gémonies les actuels activistes qui pensent agir au nom de l’esprit. Ce parti pris puéril évite toute réflexion et mène à l’impasse. Dans les raisons qui ont motivé les premiers figuraient toute l’oppression du colonialisme et les destructions massives de villes musulmanes comme Grozny, Srebrenica, Falloudja, Ramadi ou Mossoul ou les bombardements de civils motivent les seconds.

Ces derniers oublient, ou l’ont-ils seulement pensé, que mettre actuellement la question sur le plan militaire, c’est tomber dans le piège d’un système occidental -constitué par la finance, les multinationales et leurs médias et la classe politique-,  en voie d’essoufflement. Dans son obsession de durer coûte que coûte, en semant le chaos, ce système entend maintenir les formes du passé, symbolisé par le « Eux » et le « Nous », que les perceptions nouvelles mondialistes tendent à effacer.

Par la lecture de son livre, Bennabi nous invite à une méditation féconde. Jamais, peut-être, la sentence de Nietzsche « écris avec ton sang et tu sauras que le sang est esprit » ne s’est appliquée avec autant d’acuité et d’intensité qu’à Bennabi. Le meilleur témoignage en est ce livre.

Abderrahman Benamara
Beja (Tunisie), le 9 Juillet 2017

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