On considère qu’il existe deux approches de la sociologie. L’école française avec Émile Durkheim (1858-1917) qui l’envisage comme étant l’étude des faits sociaux qu’il situe en dehors du vouloir des individus. Le sociologue Jean Daniel Boyer[1] cite des exemples de faits sociaux donnés par Émile Durkheim[2] : « règles juridiques, morales, dogmes religieux et les systèmes financiers ». Et reprend sa caractérisation du fait social : « …Durkheim suggère que le fait social exerce une force sociale extérieure à l’individu et qu’il détermine les comportements individuels. »[3] L’école allemande avec Max Weber[4] (1864-1920) estime quant à elle que le fait social n’est intelligible que par les relations qui lient les individus entre eux et ne peut donc se concevoir en dehors d’eux.

       La première approche relève de la « science de la nature » et la seconde de la « science de la culture ».

       Bennabi, quant à lui, va changer complètement la perspective sociologique en expliquant, après avoir montré le lien ontologique entre histoire et sociologie[5], que le fait social ne peut se comprendre qu’en fonction de l’état de civilisation dans lequel il apparait. Nous connaissons la théorie cyclique de la civilisation chez Bennabi qui se décline en trois phases, la phase « spirituelle », la phase de la raison et la phase du déclin.

       La première « peut être interprétée (…) en termes de sociologie en disant qu’elle correspond au réseau de liaisons sociales, non pas le plus étendu, mais le plus dense (…) C’est l’âge d’or pour une société, non parce qu’elle atteint son plein épanouissement dans cette phase, mais parce qu’elle jouit alors de deux privilèges : toutes les forces sont en mouvement, et ce mouvement est ascendant. C’est la phase dynamique où toute tendance statique est réprimée sévèrement… »[6]

       Dans la seconde, « la société jouit du réseau de liaisons le plus étendu, mais où des mailles ont déjà sauté et des lacunes commencent à se faire jour : c’est, par exemple, l’état où se trouve la société abbasside quand le royaume aghlabide se forme à l’Ouest, en Afrique du Nord, et que la « chûubiyya » (nationalisme) commence à se manifester à l’Est, en Perse. Dans cette phase, la société continue à se développer en vertu de la vitesse acquise mais ses forces ne sont pas toutes en mouvement et celles qui sont en mouvement ne sont pas toutes ascendantes : il y aune part de l’énergie qui est à l’état statique (ce qui correspond par exemple dans le schéma islamique au mouvement soufique – « al mûrdjiâa » – et une part qui est dégradée comme le mouvement « karmate » : les uns n’agissant plus et les autres agissant en quelque sorte à l’envers ou, si l’on veut, contre les idéaux de la société »[7]

       Dans la dernière, « …l’individualisme est maître, en conséquence de la libération des instincts, et le réseau des liaisons sociales se désagrège définitivement : c’est ce qu’on appelle dans l’histoire une époque de décadence comme l’époque qui a préparé dans la société musulmane les conditions de la colonisabilité et de la colonisation. »[8]

       Après avoir décrit les conditions sociologiques des trois phases de la civilisation, Bennabi conclut que « …l’histoire d’une société, c’est l’histoire de son réseau de liaisons et du système de défense de son prototype. »[9]

       Nous voyons ici que le mot histoire renvoie à la connaissance du réseau des liaisons sociales, ou, pareillement, à des faits sociaux, donnant lieu à des interprétations différentes, selon la phase historique où ils se produisent.

       Le paradigme sociologique que Bennabi évoque est la colonisabilité d’où découlent les autres paradigmes de sa méthode de compréhension sociologique. Celle-ci relève de la « science de la culture » puisqu’il affirme que « …toute liaison [sociale] est dans son essence une valeur culturelle assimilée au code moral et au canon esthétique de la société »[10]

       Cependant avant d’aller plus loin, il nous faut questionner le concept de déclin ou de décadence.

       Pour réponse, l’avis de l’historien français Pascal Buresi, spécialiste du Maghreb des XIe au XVe siècle[11], nous paraît judicieux à étudier. Outre sa spécialité lui permettant d’interroger le concept de post-almohadien, il a rédigé une préface au livre d’Ali Boukebous[12] et estime non pertinent le concept de déclin. Dans celle-ci, il souligne la proximité de la vision de Bennabi avec la pensée d’Oswald Spengler[13].  Il voit en celui-là un  « théoricien du « déclin de la civilisation islamique », variante progressiste et humaniste d’un Oswald Spengler, dont le Déclin de l’Occident, rédigé à la veille de la Première guerre mondiale, proposait alors une vision conservatrice de la crise des valeurs européennes … »

       Or le problème n’est pas tant de savoir quel est le but poursuivi par l’intellectuel allemand mais de soumettre son argumentation au crible de la critique.

       Quelle est la thèse d’Oswald Spengler ?

       Il nous livre, dans son ouvrage, les symptômes de ce nouvel état de la civilisation occidentale. Il utilise le terme de déclin au lieu de décadence car celui-ci a, pour lui, une connotation morale or son diagnostic se veut strictement scientifique par-delà la morale. Si, lors de la parution de son ouvrage, à la fin de la Première Guerre mondiale, certains de ses critères étaient loin de faire l’unanimité, ils sont devenus, après la Seconde Guerre mondiale, de plus en plus incontestables même si leur interprétation est loin d’être acceptée par tous.

       Le premier de ces critères est la disparition de la créativité dans les grands domaines de l’esprit. Aucun nouveau style ne jaillit dans les arts où l’on se contente de figer dans le marbre la musique classique et les opéras, le théâtre classique et les comédies de boulevard, la peinture classique et l’impressionnisme. La philosophie n’arrive plus à se renouveler depuis la fulgurante trajectoire de Nietzsche. La technologie tend à devenir toute la science.

       Le second est le recul grandissant du christianisme. Après la grande offensive antichrétienne de la Révolution française, il s’est ressaisi sans faire réellement son aggiornamento et s’est fourvoyé, encore une fois, dans l’aventure coloniale. La foi s’est muée en religiosité et c’est surtout le protestantisme évangélique qui avec ses guérisseurs en est le grand représentant bousculant le catholicisme dans ses pays de prédilection comme l’Amérique latine.

       Le troisième est la crise des valeurs. La morale n’a plus cours, remplacée par un ersatz laïcisant. Les vertus morales sont substituées par l’espoir de réussite sociale à n’importe quel prix et les modèles qui font rêver sont les sportifs et les acteurs du cinéma. Les grandes mobilisations populaires ne se font plus aux noms d’idéaux mais pour les compétitions de football par exemple. Les structures familiales sont bouleversées de fond en comble.

       Le quatrième est la politique spectacle où les dirigeants sont lancés comme une marque de lessive et dotés de pouvoirs excessifs. Leur manque de vision lointaine les mène à l’impérialisme qui ne constitue qu’une fuite en avant aggravée par le pacifisme populaire, créant ainsi un malaise dans la société.

       Le cinquième est la prolétarisation de la population vivant dans des villes monstrueuses de plus en plus cosmopolites masquant une chute démographique accentuée.

       Le dernier critère est la mondialisation de l’économie et la toute-puissance de la finance.

       Qui ne constate pas que tous ces critères identifiés par Spengler, il y a plus d’un siècle caractérisent la civilisation occidentale en ce début du XXIe siècle ?

       Pascal Buresi nie spécifiquement la notion de déclin de la civilisation arabo-islamique après le XIIIe siècle en affirmant que le livre qu’il préface « contribue à faire connaître la vitalité des intellectuels arabo-musulmans du siècle passé, en sapant paradoxalement la thèse-même de M. Bennabi d’un déclin supposé de l’Islam après le XIIIe siècle. (…) [Et] qu’il suffise pour s’en convaincre de citer le nom d’Ibn Khaldûn (mort au début du XVe siècle), mais après celui-ci, ils sont nombreux les penseurs de l’Islam, même s’ils sont peu connus, qui ont fait preuve d’exigence, ont cherché à connaître, ont écrit et tenté de penser le monde à travers leur expérience personnelle et leurs lectures, en ajoutant leurs productions textuelles à celles de leurs prédécesseurs, plus ou moins illustres. »

       Cette négation conduit à deux remarques. D’abord le témoignage d’Ibn Khaldoun lui-même s’inscrit en faux contre cette assertion : « …lorsque le vent de la civilisation eut cessé de souffler sur le Maghreb et l’Espagne [El Andalus], les sciences y déclinèrent et toute activité scientifique y disparut, à l’exception de rares traces individuelles… »[14]

       De plus, toute la théorie de la civilisation chez Bennabi a consisté à montrer que c’est elle, la civilisation, qui engendre les esprits puissants et élevés et non l’inverse ; en leur créant les conditions propices à leur développement. Et de conclure que « …toutes les idées, toutes les créations, toutes les productions (…) ne sont concevables que dans les conditions générales d’une civilisation et non pas dans les dimensions du génie d’un homme ou même de quelques centaines : les Galilée, les Vinci, les Michel Angel, les Dante n’ont pas fait la Renaissance mais ce sont les conditions de celle-ci qui les a faits (…) Avicenne n’était qu’une simple virtualité dans un chromosome. Ce sont les circonstances générales de la société musulmane, à son époque, qui l’ont réalisé. On peut traduire cela autrement, en s’appuyant sur cette règle courante de la logique qui dit que l’effet ne précède pas sa cause… »[15]

       Une fois la notion de déclin admise, la conséquence qu’en déduit Bennabi, la colonisabilité, est-elle de ce fait un concept nouveau ?

       Avant d’essayer de répondre à cette question, voyons comment le lectorat algérien, le premier à avoir découvert à partir de mars 1949[16], ce qu’entend Bennabi par colonisabilité. Ce dernier nous narre[17] l’incroyable tempête que le mot colonisabilité a soulevée. Tout le spectre de la vie politique et intellectuel autochtone, des communistes aux islahistes en passant par les nationalistes radicaux et les nationalistes libéraux y alla de ses attaques. Dans une touchante unanimité, ils lancent leurs journaux et leurs associations satellites à l’assaut d’un vocable assimilé à une insulte voire à une trahison. L’association des étudiants musulmans d’Algérie se joignit à cet opprobre général bien que ses membres l’aient, au cours de la conférence qu’il donna à leur siège, gratifié de « longs applaudissements ». L’ambiance générale et l’attitude estudiantine à laquelle nous faisions référence sont révélatrices à plus d’un titre d’un complexe d’infériorité masqué par l’affirmation de soi -encouragée par la culture traditionnelle et par l’exaltation des droits que la culture politique nouvelle promouvait-  face à la négation coloniale. L’influence de cette ambiance pouvait être contrebalancée momentanément par un discours puissant comme la conférence de Bennabi mais le balancier ne pouvait que revenir inexorablement à sa place tellement celle-là était prégnante. Actuellement les circonstances ont changé mais l’attitude face à ce concept n’a que peu varié. A son retour en Algérie, après l’indépendance, Bennabi assiste à une conférence sur Vocation de l’Islam et la conférencière très élogieuse sur ce dernier mais estime que son auteur a rusé avec le colonialisme en lui concédant la colonisabilité pour faire passer un certain nombre de ses idées. Et Bennabi de conclure que « la colonisabilité n’est pas une concession, mais un grave problème »[18]

       Dire que la colonisabilité est l’état de faiblesse d’une société donnée ne peut en faire un concept intellectuel, un paradigme social mais un constat banal.

       C’est pourtant l’attitude prise par le préfacier des Grands thèmes[19] en comparant le concept de colonisabilité aux conclusions que certains historiens ont tiré de leurs travaux comme Arnold Toynbee[20], René Grousset[21] ou Montesquieu[22] sur le suicide ou la décadence des sociétés imputés essentiellement à des facteurs internes, à une faiblesse endogène. Or il ne s’agit que d’un constat et non d’une explication. Si nous prenons l’exemple de Rome et de la multitude des conflits internes en termes d’assassinat d’empereurs et de guerres civiles et qu’on le compare à celui des cités italiennes de la Renaissance avec des conflits internes aussi puissants, de régions livrées aux condottieri et leurs mercenaires avec leur suite de guerres civiles ininterrompues, nous arrivons à des résultats opposés. Rome était dans la phase de décadence de sa civilisation et allait être emportée définitivement par les invasions germaniques alors que les cités italiennes étaient dans la phase de la raison de la civilisation occidentale et allaient faire fleurir la Renaissance. Cette différence fondamentale entre les deux civilisations n’a pu être intelligible que par la pensée de Bennabi sur la notion de civilisation et le concept de colonisabilité.

       Voyons maintenant une comparaison concernant l’Algérie. La défaite du 5 juillet 1830 était-elle un simple accident ou un coup décisif donné à un corps vermoulu ? Pour essayer d’y répondre, comparons avec la défaite de la France face à la Prusse en 1870. Nous avons choisi deux intellectuels représentatifs de l’élite de leur pays respectif au moment des évènements. Hamdan Khodja (1773-1842) et son ouvrage sur l’Algérie[23] écrit en 1833 et Ernest Renan (1823-1892) et ses réflexions sur les conséquences de la défaite française[24] écrit en 1872. La motivation de ce dernier choix est que parmi les historiens français ayant réfléchi sur la guerre franco-prussienne de 1870, c’est ce dernier qui est le plus connu[25].

       Hamdan  Khodja était un notable et un intellectuel algérois ayant eu une solide formation traditionnelle musulmane ouverte sur un cursus nouveau englobant les langues étrangères telles l’anglais et le français. Il rédige un mémoire écrit en arabe et traduit en français par un autre intellectuel d’une autre province ottomane autonome, la Tripolitaine, pour influencer la Commission d’Afrique réuni à Paris pour statuer sur les territoires conquis en Algérie. Il y brosse le tableau d’une Régence d’Alger forte et d’une société vigoureuse en invitant la France à en faire un allié solide en la laissant libre. La défaite militaire n’étant vue que comme un accident. Nous connaissons la suite avec l’installation d’un régime colonial haineux et la favorisation d’un peuplement allogène.

       Ernest Renan, quant à lui, va brosser le portrait d’un pays qui n’a pas su réaliser les réformes nécessaires au siècle et il l’invite à prendre exemple sur son vainqueur pour le faire tout en renforçant ses points forts. C’est toute l’élite intellectuelle et politique française qui est consciente de l’effort à entreprendre et qui aboutira à la revanche sur l’Allemagne à l’issue de la Première Guerre mondiale.

       La réussite de l’un et l’échec de l’autre sont dus, non à leur capacité intrinsèque équivalente, mais à l’état de leur société respective. L’algérienne ottomane appartient à la civilisation arabo-islamique se trouvant dans sa phase de décadence, et la française à la civilisation occidentale dans sa phase expansive, celle de la raison. Il est symptomatique que Hamdan Khodja ait dirigé son écrit vers l’extérieur de sa société alors qu’Ernest Renan l’a fait vers l’intérieur de la sienne.

       Bennabi a qualifié de société post-almohadienne les sociétés islamiques qui se sont stratifiées après la chute de la dynastie almohade. Non qu’il idéalisait celles qui avaient cours jusqu’à cette dynastie mais parce qu’il a estimé que l’épopée almohade a été le fruit du dernier grand effort civilisationnel de la civilisation arabo-islamique. La société post-almohadienne ne s’est pas formée juste après 1269, date de la chute de la dynastie almohade, mais s’est constituée sur le long cours sur environ deux siècles après cette date puisqu’il évoque l’époque d’Ibn Khaldoun[26] ou celle du crépuscule de la renaissance timouride[27]. Il est aussi remarquable que cette date est la quasi-contemporaine du sac de Bagdad en 1258 par les hordes mongoles. C’est dire que le processus de décomposition a touché au même moment l’ensemble de la civilisation arabo-islamique de son occident à son orient, que la notion de post-almohadien s’applique dans tout le domaine de cette dernière.

       Il est pour le moins étonnant que dans la préface citée ci-dessus, Pascal Buresi -dont la démarche fut ici plus celle d’un politologue que d’un historien- ait cru devoir souligner que Bennabi n’a pas nommé l’homme de la décadence post-médinois. Le faire aurait consisté pour Bennabi à ignorer toute la civilisation arabo-islamique ce qui est absurde. Et par cette réflexion, Pascal Buresi méconnait toute sa pensée historique. A tous ceux qui lui opposent la vie intellectuelle impulsée par La Nahdha des XIXe-XXe siècles ainsi que celle qui s’est constituée en réaction ou en accord avec les catégories intellectuelles occidentales, il leur assure qu’au début du déclin, une société y entre « avec une pléthore de personnes  et de biens, c’est-à-dire de personnes, d’idées et de choses comme c’était le cas de la société musulmane en Orient à la fin de l’époque abbasside, et au Maghreb à la fin de l’époque almohade. »[28]

       Bennabi pose ici en filigrane la question de la fonction sociale de l’élite et la mesure de son efficacité. Cette élite est non seulement intellectuelle mais aussi morale ou politique. A la différence que l’élite intellectuelle peut-être, au moment de la production de sa pensée, inactuelle, pour employer un mot de Nietzsche, c’est-à-dire inefficace et avoir toute sa vigueur et son influence beaucoup plus tard comme la pensée d’Ibn Khaldoun. Cette dernière n’eut que peu d’impact à son époque bien qu’on eût reconnu sa valeur à tel point que le sultan mamlouk du Caire fut heureux qu’il s’installât dans sa ville. Sa Muqaddima fut étudiée dès la fin du quinzième siècle par l’élite ottomane à Istanbul et traduite en turc en 1674[29] mais il faut attendre le XIXe siècle et sa redécouverte par l’orientalisme européen pour qu’elle influence l’élite musulmane. La situation de sa société était telle qu’elle ne pouvait pas se l’approprier pour faire une fructueuse introspection.

        Malek Bennabi déduit de sa théorie de la civilisation qu’une société post-almohadienne est le stade ultime de la décomposition d’une civilisation. L’article indéfini « une » montre que cette conclusion est le sort de toute civilisation. Bennabi brosse un sombre tableau de l’homme de cette société, le post-almohadien, un homme inapte à vivre dans une société organisée et structurée. Il y a déjà eu des approches de description de l’état psychologique d’un type humain pour expliquer l’état d’une société. Nous proposons trois exemples pour montrer en quoi Bennabi est innovateur dans son approche sociale. Deux avant lui et le dernier après lui.

      L’industrialisation rapide de l’Allemagne, accélérée par son unification après la victoire de la Prusse sur la France en 1870 et la proclamation du Second Reich en 1871, a  permis l’émergence d’une nombreuse classe moyenne qui a vu s’ouvrir devant elle les possibilités d’éducation et de culture. Nietzsche va fustiger le type d’homme issu de cette formation en les affublant d’un sobriquet, « le Bildungsphilister[30] » (le philistin de la culture), personnage pédant ignorant de la profondeur des sciences intellectuelles. Il en incrimine les nouvelles méthodes d’enseignement[31] qui avaient alors cours.

       Après ce modèle allemand de la seconde moitié du XIXe siècle, le deuxième exemple nous sera fourni par le philosophe espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955) qui a vécu en Allemagne quelques années pour parfaire sa formation. Il y découvre une société industrieuse, méticuleuse et organisée à l’inverse de la société espagnole. Dans un essai[32], qui a fait sa réputation, écrit en 1929 et où l’influence de Nietzsche est patente, il livre un portrait cruel et ironique, de « l’homme-masse[33] » et du « señorito satisfait[34] », acteurs de la stagnation espagnole.

       Le dernier exemple nous vient du sociologue français Alain Accardo qui s’en prend au « petit-bourgeois gentilhomme[35] », qui a pris possession à divers degrés d’une bonne partie de la population. Il est sincèrement acquis en théorie à l’écologie politique et considère que le capitalisme est nuisible à la société mais refuse de quitter le confort que lui procure un mode de vie qu’il admet être prédateur.

       Dans les trois cas, ces intellectuels posent un diagnostic social sans concessions mais sans proposer une théorie générale explicative.

       Nietzsche veut établir une nouvelle Table des Valeurs[36] et veut par une double action annihiler l’ordre ancien avec les « trop nombreux » et les Bildungsphilister et instaurer l’ordre nouveau avec son concept de Surhumain.

       Ortega y Gasset, fin connaisseur de l’histoire de la péninsule ibérique veut renouer avec son passé occidental, où l’Occident est considéré comme une « région de l’esprit[37] », tout en luttant contre ce qu’il estime être une dérive moderne, la massification et « le règne de la quantité[38] ». Les dynasties dans la péninsule ibérique sont toutes d’origine française ou autrichienne. L’unique dynastie portugaise avec ses différentes branches a été fondée par Philippe de Bourgogne (1066-1112). Dès sa fondation, l’Espagne a eu d’abord une dynastie autrichienne (1506-1700) puis française à partir de 1700 et qui règne jusqu’à nos jours hormis quelques interruptions républicaines ou autoritaires. La longue conquête de l’Andalus par les royaumes chrétiens du nord a eu comme conséquence un afflux de colons venant de ces pays auquel s’est ajouté un apport non négligeable d’occidentaux. Les langues parlées dans l’ancien domaine de l’Andalus sont le portugais qui est une variante du galicien, l’andalou, un dialecte du castillan et le valencien, un dialecte du catalan.

       Alain Accardo estime que seule l’extirpation de la mentalité petite-bourgeoise est à même d’instaurer un nouvel ordre social. Malgré un concept marxiste, le petit-bourgeois, il entrevoit dans la situation actuelle une crise de civilisation expliquant par cela l’existence d’une schizophrénie sociale entre la mentalité du plus grand nombre et leurs aspirations sociales.

       Dans ces trois exemples, on note qu’aucune théorie sociale ne se dégage mais seulement la description d’un type humain et un but à atteindre. La démarche étant plus de modifier le monde que de l’interpréter[39]. Mais cette modification, en ne cherchant pas les causes profondes de la situation, ne s’appuie que sur la Volonté. 

       Dans sa théorie de la civilisation, Bennabi mène une minutieuse introspection de la société décadente et de l’homme post-almohadien après avoir défini le point de rupture qui a abouti à cette phase. Ce dernier n’arrive plus à dépasser le connu[40], n’est plus en mesure de créer et d’assimiler[41] d’où provient l’inadéquation entre la pensée et l’action et la confusion entre phénomènes et épiphénomènes[42]. La société musulmane essaye de se libérer de ces tares mais ne posant pas correctement le problème de sa paralysie[43], nous assistons à une fuite en avant aggravée par l’absence totale du sens historique. La dernière péripétie de cette fuite en avant a mené à une névrose collective se basant sur une ridicule falsification de l’histoire lointaine comme contemporaine.

       Une des tares que Bennabi a analysée en la remettant dans son contexte historique est l’atomisme[44]. L’atomisme n’est pas seulement le pli de l’esprit incapable de généralisation, échouant d’avoir une vue globale de la question étudiée mais aussi et surtout de ne concevoir, souvent inconsciemment, son action que comme isolée, de ne pouvoir l’insérer et l’intégrer dans les autres actions isolées. La solidarité de groupe est souvent un leurre car basée uniquement sur la sentimentalité alors qu’au fond chacun se conçoit comme un atome dont l’évolution est surtout tributaire de facteurs psychiques.

Nous voyons, par exemple, une personne entamer la réalisation d’un projet collectif sérieux l’abandonner parfois sur une saute d’humeur ou un obstacle quelconque brisant ainsi une synergie en voie de formation. Dans une société civilisée, ce genre d’attitude peut exister mais il ne perdure pas. Comme le dit l’adage latin errare humanum est, perseverare diabolicum (l’erreur est humaine, persévérer est diabolique).

      Le second apport fondamental de Bennabi est de poser les jalons d’une pédagogie sociale[45] de transformation psychologique et sociale. Il part du matériau humain existant, le post-almohadien pour déterminer les conditions de cette transformation et ouvrir des voies nouvelles[46] : « Aussi arriéré qu’il puisse être, l’homme post-almohadien réalise mieux  que l’homme civilisé les conditions  psychologiques de l’homme nouveau, du  «citoyen du monde», ou, selon  l’expression prophétique de Dostoïevski, de  «l’omni-homme», Sans  doute lui faut-il encore atteindre au niveau matériel de la civilisation actuelle, en  mettant en jeu toutes ses facultés d’adaptation à l’ordre temporel de l’ère atomique si profondément  marquée par l’esprit technique. Mais son rôle demeure surtout spirituel, comme modérateur des excès de la pensée matérialiste et des égoïsmes  nationalistes. »

Le champ de cette pédagogie sociale ne concerne pas seulement une société précise mais toute société. Elle a pour ambition d’englober tout l’oikouméné.


[1] Jean Boyer, La revue des sciences sociales de l’Université de Strasbourg n° 56, 2016

[2] Règles de la méthode sociologique, première édition en 1895, nouvelle édition PUF, Paris, 2007

[3] Jean Daniel Boyer, op. cit

[4] L’éthique du protestantisme et l’esprit du capitalisme, première édition en allemand en deux parties en 1904 et 1905, nouvelle édition traduite, Plon, Paris, 1964

[5] Malek Bennabi, Vocation de l’Islam, éditions Benmerabet, Alger, 2016, p 25

[6] Malek Bennabi, Naissance d’une société, éditions Benmerabet, Alger, 2017, p 82

[7] Op. cit. pp 83-84

[8] Op. cit. p 84

[9] Op. cit. p 84

[10] Op. cit. p 55

[11] Pascal Buresi et Mehdi Chouirgate, Le Maghreb du Xe au XVe siècle, Armand Colin, Paris, 2013

[12] Ali Boukebous, Un spirituel contemporain, Malek Bennabi (1905-1973), éditions Cabrera, Paris, 2015

[13] Oswald Spengler, Le déclin de l’Occident, esquisse d’une morphologie de l’histoire universelle, publié en allemand en 1918-1922, première parution française avec traduction de Mohand Tazrout en 1931-1933 par la Nouvelle Revue française, nouvelle édition en deux volumes, Gallimard, Paris, 1948

[14] Ibn Khaldoun, Discours sur l’Histoire universelle, Al Muqaddima, traduction Vincent Monteil, t 3, Sindbad, Paris, 1978, p 1048

[15] Malek Bennabi, Mondialisme, éditions Benmerabet, Alger,  2015, pp 17-18

[16] Date de parution aux éditions En-Nahdha à Alger de l’ouvrage de Bennabi Discours sur les conditions de la renaissance algérienne, titre original du livre. Le terme colonisabilité apparait pour la première fois en page 40 de l’édition Benmerabet avec le titre définitif les conditions de la renaissance, Alger, 2016

[17] Malek Bennabi, Mémoires d’un témoin du siècle, Samar, Alger, 2006, pp 288-290

[18] Op. cit. p 408

[19] Malek Bennabi, Les Grands thèmes, SEC, Alger, 1976, note 1, pp 11-15

[20] Arnold Toynbee, L’Histoire, Elsevier Séquoia, Paris, 1975

[21] René Grousset, Bilan de l’histoire, Plon, 1946

[22] Montesquieu, Considérations sur les causes de la grandeur des Romains et de leur décadence, Garnier-Flammarion, Paris, 1968

[23]Hamdan Khodja, Le miroir, aperçu historique et statistique sur la Régence d’Alger, Sindbad, Paris, 1985

[24] Ernest Renan, La réforme intellectuelle et morale, Union générale d’édition, Paris, 1967

[25] Michel Werner, la nation revisitée en 1870-1871, revue germanique international, édité par le CNRS, Paris, 4, 1995

[26] Vocation de l’Islam, op.cit. p 36

[27] Op. cit. p 176

[28] Naissance d’une société, op. cit, p 49

[29] Abdeslam Cheddadi, Ibn Khaldoun et ses lecteurs, Paris, PUF, 1983

[30]  Frédéric Nietzsche, Considérations inactuelles 1 et 2, Aubier, Paris, 1964, p 33

[31] Frédéric Nietzsche, De l’avenir de nos établissements d’enseignement, Gallimard, Paris, 1974

[32] José Ortega y Gasset, La révolte des masses, Stock, Paris, 1937

[33] Op. cit. p 43

[34] Op. cit. p 104

[35] Alain Accardo, Le petit-bourgeois gentilhomme. Sur les prétentions hégémoniques des classes moyennes, première publication en 2003, Nouvelle édition Agone, Marseille, 2020

[36] Frédéric Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Gallimard, Paris, 1971

[37] Henri Massis, Défense de l’Occident, Plon, Paris, 1927

[38] René Guénon, Le règne de la quantité et les signes du temps, Gallimard, Paris, 1945

[39]Karl Marx, Thèses sur Feuerbach, PUF, Paris, 1987 ; C’est le titre de la onzième thèse

[40] Vocation de l’Islam, op.cit. p 33

[41] Op. cit. p 35

[42] Op. cit. p 84

[43] Op ; cit. p 85

[44] Hamilton Gibb, Les tendances modernes de l’Islam, Maison neuve, Paris, 1949

[45] Malek Bennabi, Naissance d’une société, op. cit.  p 81

[46] Malek Bennabi, Vocation de l’Islam, op. cit. p 139

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