La chronologie des ouvrages de Bennabi ne doit rien au hasard des évènements. L’enchaînement de son œuvre obéit à une logique rigoureuse.  Elle est, à l’instar d’Athéna sortie toute armée de la tête de Jupiter, déjà toute entière dans l’esprit de Bennabi dès la parution de son premier livre, le Phénomène coranique.

Même l’Afro-asiatisme qui parait terriblement daté avec la conférence de Bandoeng d’avril 1955 était en gestation dans Vocation de l’Islam.

Bennabi assigne à sa pensée le même objectif que Marx à la philosophie. Elle ne doit pas seulement comprendre le Monde mais le transformer. Transformer le Monde exige de connaître l’Homme dans sa nature profonde, dans ses pulsions, dans ses instincts vitaux en un mot dans sa psychologie. Transformer le Monde exige aussi une perception précise des mécanismes de la vie en commun, du réseau des relations sociales. Transformer le Monde exige enfin pour une pensée universaliste d’appréhender les représentations que se font les unes des autres les communautés et les sociétés humaines.

C’est pour cette raison que le Commonwealth islamique devait nécessairement venir après l‘Afro-asiatisme et pas seulement comme correctif. Il devait montrer que l’efficacité d’un groupement humain était basée sur des valeurs communes soudées par une même représentation du Monde qui est dans ce cas islamique.

Devant le Monde devenu Un, l’universalité islamique retrouve tout son champs  car la vocation de l’Islam est de résoudre la crise du monde moderne.

La vie et l’œuvre de Bennabi sont le produit l’une de l’autre dans une éprouvante dialectique.

Lorsque nous déroulons la destinée de Bennabi, comment ne pas penser à  l’aphorisme de Nietzsche : « Ecris avec ton sang et tu verras que le sang est esprit »?

Qu’en est-il de la pertinence et de l’actualité de la pensée de Malek Bennabi dans ses apports originaux ?

La caractéristique principale de la démarche bennabienne est celle d’un intellectuel musulman faisant sien le destin de l’humanité entière. Sa vision ne procède d’aucun exclusivisme, d’aucune exception particulière.

Dans son apologue, inspiré du Prologue dans le ciel du Faust de Goethe, extrait de son livre les conditions de la renaissance, Bennabi établit symboliquement l’unité de la civilisation humaine. Voilà un homme qui ne craint pas d’écrire en 1951, alors que son pays subit la dure occupation occidentale, que Tamerlan, au XVème siècle, était dans le sens de l’Histoire en détruisant deux puissantes armées musulmanes qui allaient étouffer dans l’œuf la Renaissance occidentale qui s’apprêtait à prendre le flambeau de la Civilisation, cet inestimable legs forgé par les civilisations précédentes et qui représente métaphysiquement l’Unité de l’Humanité.

Pour Bennabi, les différentes civilisations (avec un petit c) qui ont fleuri sur terre ne sont que les facettes de l’aventure humaine ininterrompue : la Civilisation (avec un grand c).Et ceci conformément au verset coranique : « tels sont les jours : Nous les donnons aux peuples tour à tour… »

La perspective historique dégagée par Bennabi peut-elle aider à limiter la force destructrice de ce qui fut appelé d’abord le nouvel ordre international avant de s’affirmer mondialisation ? Le mondialisme prôné par Bennabi, comme le souci d’additionner les apports humains dans ce qu’ils possèdent d’universalistes, sera-t-il un antidote à « la fin de l’Histoire » ?

Ce fumeux concept n’est que la traduction de la volonté de la perpétuation de la domination occidentale quoi qu’il en coûte et pour eux et pour le reste du Monde.

Comment comprendre que l’Occident, « sûr de lui et dominateur », soit si frileux devant la contestation morale islamique de l’inique ordre international actuel?

Les observatoires occidentaux en charge de la lutte idéologique veulent avant tout que leurs populations, en quête de sens, ne fassent la jonction avec la spiritualité islamique comme le fait actuellement le peuple rwandais, victime d’un des génocides les plus odieux jamais perpétré. En moins de quinze années le nombre de musulmans a été multiplié par quatre passant de cinq cent mille à environ deux millions dans une des plus rapides conversions en masse qu’ait connue l’Humanité.

Ces observatoires sont taraudés par le complexe de Massada, la parousie plutôt que la perte de la domination occidentale.

Bennabi dans son ouvrage la Lutte idéologique est le penseur qui a le mieux décortiqué cette lutte sourde et souterraine en nous aidant à mieux la saisir en introduisant dans sa compréhension de véritables considérations mathématiques.

Le concept civilisation est au cœur de la pensée de Bennabi. La civilisation pour lui, n’est pas l’addition de toutes les productions humaines – quelque soit leur nature – de ses membres. Ou, pour paraphraser Bennabi, ce ne sont pas les inventions, la production intellectuelle ou artistique, ni même les grands hommes qui créent une civilisation mais exactement le contraire.

La fonctionnalité des concepts irrigue la pensée de Bennabi de bout en bout. Il définit la civilisation comme l’ensemble des conditions morales et matérielles capables de promouvoir le développement intégral de tous ses membres.
Dans cette perspective, un nouveau cycle de civilisation islamique peut-il voir le jour ?

D’abord en quoi la civilisation islamique peut-elle prétendre à exister à nouveau comme un acteur majeur dans le monde d’aujourd’hui ?

Cette question interpelle la nécessité dans l’ordre métaphysique, c’est-à-dire celui de la vérité, de l’authenticité.

Bennabi commence son œuvre intellectuelle par Le Phénomène Coranique. Il pose un regard neuf sur le Coran, cœur de l’authenticité islamique. Son but est de démontrer par l’apport des nouvelles sciences humaines et en particulier de la psychologie, l’origine et la nature non humaine du Coran.

Une idée authentique peut perdre, pendant un temps plus ou moins long son efficacité mais finit toujours par la récupérer. Le Coran est en puissance une énergie civilisationnelle. Il nous reste, et c’est loin d’être une sinécure, à le manifester en acte.

La nécessité d’un nouveau cycle civilisationnel islamique s’inscrit aussi dans un impératif moral. Bennabi salue les avancées intellectuelles et les magnifiques prouesses techniques de la civilisation occidentale mais estime que sa conscience est en grand décalage par rapport à sa science et que la torche civilisationnelle sensée éclairer la marche de l’Humanité a servi aussi à mettre le feu au Monde.

Mais face à la présence pesante de cette civilisation, une autre civilisation peut-elle voir le jour, une autre civilisation qui ne soit pas un ersatz occidentalisé ? C’est-à-dire de nouveaux acteurs mais avec le même background occidental. Les expériences passées du Japon, actuelles de la Chine et à venir de l’Inde s’inscrivent dans cette démarche et à ce jour rien de fondamentalement nouveau ne s’impose.

Pour Bennabi, l’écueil ne serait évité que par l’islamisation de la modernité.

Pour lui, cette éventualité est historiquement possible. Sa preuve réside dans le grand bouillonnement intellectuel qui a pris naissance en Europe au XIIème et qui a consisté en l’occidentalisation de la modernité de l’époque qui était essentiellement islamique.

Dans son dernier séminaire qu’il intitula Rôle et Message du musulman dans le dernier tiers du XXème siècle, Bennabi assigne au musulman une double mission liée l’une à l’autre : mettre la société islamique au niveau technique de l’Occident et mettre l’Occident au niveau moral de l’Islam.

Cette attente d’Islam est loin d’être inédite dans le monde contemporain. Déjà en 1939, à la veille du plus grand cataclysme humain, un intellectuel français qui n’était pas musulman, Raymond Lerouge, auteur d’une Vie de Mahomet, souligne que face au système libéral et au système socialiste, « l’Islam dispose de formules propres pour résoudre les problèmes sociaux que nous nous posons » et attend de lui « une synthèse originale destinée à remédier un jour à leur commun échec ».

Plus proche de nous, la crise financière de 2008 a vu des économistes de renom s’intéresser à la vision économique et financière dans l’Islam.

L’immense aggiornamento de la pratique sociétale de l’Islam est, pour Bennabi, le but du projet culturel.

La culture dans cette acception n’est ni l’ornement d’esprits distingués, ni la production intellectuelle ou artistique de l’élite. Elle est la mentalité qui structure le comportement de tous les membres de la société sans exception aucune.

Le but de la culture est de promouvoir une weltanschauung qui conditionne les comportements vitaux, qui irrigue la pensée et l’action de tous les membres de la société.

Devant la révolution des moyens de communication et le flot ininterrompu d’informations, d’images véhiculées par des prêts à penser uniformisés, une nouvelle culture peut-elle voir le jour ?

Ou, ainsi que s’interroge Bennabi, comment faire une culture ?

Sous cet éclairage, le défi culturel apparaît comme le nœud gordien de l’avenir de l’Humanité.

Abderrahman  Benamara
26 novembre 2011

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