En juin 1940, Bennabi fut le témoin de l’occupation de Dreux située à environ 80 Kms au sud-ouest de Paris – ville où il résidait depuis quelques années en alternance avec Tébessa – par l’armée allemande. La ville ayant été abandonnée par les autorités municipales, de son propre chef, Bennabi se chargea d’enterrer les corps qui commençaient à se décomposer dans les rues.

Dès son installation, le commandant allemand de la ville, ayant pris ses renseignements fit convoquer Bennabi, connu dans la cité comme ingénieur, et lui signifia sa réquisition pour la remise en marche des services municipaux .Mais le lendemain, un des responsables de la municipalité, s’étant mis au service des nouvelles autorités, le commandant allemand ordonna à Bennabi de le seconder en tant que responsable technique.

Quelque temps après, Bennabi rencontre dans un bureau de la mairie, Maurice  Viollette, précédant maire de Dreux depuis1908, ancien gouverneur général en Algérie en 1925 et qui venait de conclure un arrangement avec les autorités allemandes pour récupérer son poste de maire. Il apostrophe Bennabi – dont les positions anti-coloniales lui étaient connues- : «  Eh bien, monsieur Bennabi, nous nous trouvons cette fois du même côté de la barrière ! ».

La réponse de Bennabi fut cinglante : « Moi, monsieur Viollette, j’ai été réquisitionné ».

Le regard foudroyant que lui lance Maurice Viollette ne lui laisse aucun doute : ce dernier sera pour lui un ennemi inexpiable qui saura attendre son heure pour lui faire chèrement payer son attitude.

Mais pour le moment, le vent n’était pas favorable au maire de Dreux : le régime de Vichy traditionaliste et clérical entendait lui faire payer son attachement à la franc-maçonnerie.

En Mars 41, sur intervention de Vichy, un jésuite remplaçait Violette à la mairie. Le nouveau maire n’eut de cesse de licencier le musulman Bennabi, la haine religieuse ne pouvait s’embarrasser de considérations de compétence.

Voilà une fois de plus, depuis la fin de ses études, Bennabi obligé d’accepter des « petits boulots » pour survivre. Cependant en janvier 42, un de ses amis algériens installé à Paris lui propose de tenir la permanence du siège d’une association. Ce travail n’occupant que ses fins de journées, Bennabi put enfin fréquenter les grandes bibliothèques parisiennes où il collectait les matériaux nécessaires au projet de son premier ouvrage, le Phénomène coranique.

Mais en Juin1942, Bennabi se retrouve une fois de plus sans travail et sans ressources .L’intensification de la guerre raréfia davantage les possibilités d’emploi en France et il fut contraint d’accepter de travailler en Allemagne.

Ses aptitudes intellectuelles et son niveau d’instruction lui permirent de devenir, avec l’assentiment de ses collègues français, le délégué des ouvriers venus de France auprès de leur employeur allemand. Bennabi mis à profit tout son temps libre  pour rédiger le livre qui lui tenait à cœur. Par une nouvelle approche de l’exégèse grâce aux données des récentes sciences humaines et en particulier de la psychologie, prouver l’authenticité du Coran, c’est-à-dire son origine divine en démontrant qu’il ne pouvait être l’œuvre du Prophète (SAWS).

L’année 1943, tournant de la seconde guerre mondiale, inaugure la politique de bombardement massif et aveugle des villes allemandes par les aviations anglaise et américaine. Bennabi fut le témoin de l’embrasement de certaines d’entre elles et en particulier Hambourg. C’est au cours d’un de ces bombardements que le manuscrit de Bennabi fut détruit et il n’en subsista que quelques notes éparses.

De retour en France, Bennabi assista, quelque temps après, au reflux de l’armée allemande et à l’occupation en août  44 de la ville de Dreux par l’armée américaine : le temps des règlements de compte allait sonner. Certains, soucieux de faire oublier un passé de collaboration, d’autres pressés de briser ceux qui ont cru que la libération serait égale pour tous,  tous unis pour redorer leur blason à peu de frais.

C’est dans cette ambiance de chaos et de grande confusion que Bennabi fut arrêté fin aout1944, ainsi que sa femme, française à qui on voulait faire payer sa conversion à l’Islam.  Ils furent internés dans le camp de Pithiviers, non loin de Chartres chef lieu du département dont dépendait Dreux.

Bennabi comprit que son arrestation était le résultat de deux forces occultes – même si elles ne se sont pas concertées – : celle de Maurice Violette, qui voulait se débarrasser d’un témoin gênant alors que la bataille municipale à Dreux se préparait et celle de ce qu’il a nommé le « psychological service », sous l’influence de l’orientaliste Louis Massignon, qui ne lui a jamais pardonné sa conférence de décembre 1931 : « pourquoi sommes nous musulmans ? » qui a détruit le travail de sape idéologique contre les étudiants maghrébins.

Le « psychological service » harcela Bennabi depuis cette date, l’empêchant d’obtenir le moindre travail depuis la fin de ses études en 1935, et qui fut aussi à l’origine du licenciement en 1932 de son père de son poste de khodja (secrétaire- interprète) de la commune mixte de Tébessa.

Un étrange avocat se proposa d’assurer la défense des Bennabi. Sa technique que Bennabi éventa rapidement consistait à lui demander de faire des commentaires sur les pseudo charges reprochées. Bennabi comprit que ses ennemis n’avaient aucune accusation plausible à lui opposer et que ces tests étaient destinés à jauger la possibilité d’engager une procédure judiciaire.

Après huit mois d’internement, le dossier d’accusation était toujours désespérément vide, les Bennabi sont libérés fin avril 1945.

Mais ce n’était que partie remise. Début octobre 1945, Bennabi se trouve à Paris employé dans un magasin, sa femme fut arrêtée sous le prétexte que son mari n’avait pas répondu à une convocation qui n’avait jamais été envoyée.

Bennabi rentre à Dreux pour se constituer prisonnier et est incarcéré à la prison de Chartres. Ses ennemis espéraient, avec le retour des travailleurs français d’Allemagne, trouver une personne qui accepterait de charger Bennabi dans la fonction de délégué qu’il avait exercée.

Le même avocat se présenta à Bennabi avec le même manège. Bennabi sut que ses ennemis en étaient encore à essayer d’étayer un dossier d’accusation vide. Le juge d’instruction décide alors, sur la demande de Bennabi secondé par un avocat algérien, sa remise en liberté.

Les sept mois que Bennabi passa à Chartres lui permirent de rédiger à nouveau  le Phénomène coranique  en se basant sur sa mémoire et les quelques notes échappées à la destruction. Le manuscrit fut sorti de prison par la femme d’un français, Georges Marlin que Bennabi remerciera dans la dédicace de son livre.

Sitôt libéré, Bennabi grâce surtout à la générosité d’algériens put rentrer en Algérie après une absence de près de sept ans.

Arrivé à Alger, il y rencontre le docteur Khaldi, qu’il connait depuis 1934 et qui sera jusqu’à sa mort son plus fidèle ami, que la lecture du manuscrit du Phénomène coranique enthousiasme. Le docteur Khaldi présente le manuscrit à Abdelkader Mimouni qui venait de créer les éditions En-Nahdha et qui avait en charge de l’édition de son livre le problème algérien devant la conscience démocratique. Bennabi demande à Mimouni d’annoncer dans la prochaine parution de ce livre,  le Phénomène coranique.
A Tébessa, Bennabi termine presque définitivement son livre, la touche finale se faisant à Alger avec l’adjonction des passages sur l’acte de prohibition aux USA. Il le donne à un employé de son cousin pour exécuter la frappe sur une machine à écrire.

En novembre 1946, il retourne à Alger avec le docteur Khaldi pour remettre son travail à l’éditeur. Dans le train, son attention est attirée par un entrefilet annonçant que le gouvernement général octroyait un prix à toute œuvre novatrice sur l’Islam. Bennabi comprend qu’une copie de son manuscrit – et il pense à l’employé de son cousin – est déjà aux mains de l’administration. Ce procédé grossier n’avait pour but que de compromettre un ouvrage dont la portée aurait été fortement amoindrie par le parrainage des représentants de l’occupant.

Arrivé à Alger, il apprit la parution du livre du docteur Khaldi sans l’annonce du Phénomène coranique  et décide de financer par des souscriptions l’édition de son livre, ne laissant à l’éditeur que l’aspect légal.

A Alger Salah Ben Saï, l’ami avec lequel il se lia à Paris, dès 1931 – ainsi  qu’avec son frère Hamouda, autre victime de L.Massignon – allait devenir la véritable cheville ouvrière de l’édition du livre. Il organise la collecte de fonds à laquelle participèrent les algériens de toutes conditions, les proches de Bennabi ainsi que l’Association des Oulémas même si la participation de cette dernière ne fut pas à la hauteur de ses promesses. Il veille au suivi avec l’imprimeur ainsi qu’à la correction des épreuves. Il assure enfin la diffusion du livre dans lequel Bennabi rend hommage à Hamouda  dans sa dédicace.

Khaldi en rentrant en France, prend avec lui une copie du manuscrit qu’il remet au Cheikh Draz, un azharite diplômé de la Sorbonne, et qui se trouvait à Paris. Sa préface déçoit Bennabi eu égard à l’approche novatrice du Phénomène coranique.

Le livre paraît à Alger en février 1947 et eut un tel retentissement que le professeur Mahdad, membre éminent de l’UDMA, dans la livraison du journal Egalité du 10 avril 1947 le jugea comme « le premier produit du génie algérien » depuis 1830.

Abderrahman Benamara
4 Avril 2005

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