Le premier à avoir abordé la notion d’Idée fut Platon, systématisant ainsi l’enseignement de son maître Socrate. Le défi qui se posait à la philosophie naissante est la validité d’un savoir universel.

L’appréhension du monde sensible, en perpétuel changement et corruptible, ne peut être réalisée que par les sens, enseignait alors le courant des sophistes dont l’un des chefs de file, Protagoras, disait que l’homme est la mesure de toute chose. Contre ce savoir parcellaire et partial s’élève Platon. Sa pensée aboutit au dualisme – fortement remanié dans ses écrits tardifs – entre le monde sensible et le monde intelligible : la réalité sensible de l’Univers ne peut être comprise que par les concepts ou Idées, outils du monde de l’Intellect.

La démarche de Bennabi n’est pas celle d’un philosophe se préoccupant de la validité d’une théorie de la connaissance. Elle est celle d’un penseur soucieux de transformer le monde en général et le monde musulman en particulier. C’est ainsi que nous avons appris à remplacer le titre de son ouvrage de  le Problème des idées dans le monde musulman  en le Problème des idées,  les Conditions de la renaissance algérienne  en les Conditions de la renaissance qu’elle soit islamique ou  pour toute société post-civilisée désireuse de forger une civilisation, et enfin la Lutte idéologique dans les pays colonisé en la Lutte idéologique indiquant le sort qui attend toute société qui fait face à la volonté de domination des Grands.

Dans le Problème des idées, plus que dans tout autre, Bennabi excelle dans cet art nouveau, cette science qu’il initie et qu’il nomme, pour la première fois, dans son ouvrage central Vocation de l’Islam, le Renouvellement de l’Alliance. La Terre promise dans cette nouvelle alliance est l’aboutissement de l’organisation humaine en une société civilisée, prenant en charge le développement – en créant les conditions morales et matérielles adéquates – de tous ses membres à tous les stades de leur vie. Nous voyons ainsi que la démarche bennabienne est valable pour toutes les sociétés, l’islamique servant d’illustration principale.  Son but avoué est, cependant, de créer les conditions intellectuelles et morales à un nouveau cycle de civilisation islamique.

Bennabi s’avère être un véritable biologiste des idées ou plutôt leur pathologiste. Son incessante dialectique entre la naissance de la civilisation, son apogée intellectuelle et matérielle et sa décadence révèle l’état de ses idées.

L’Univers-Idées est l’ensemble des Archétypes, ces modèles primordiaux, qui impriment dans notre conscience et notre âme leurs hauts faits et gestes. Tant que s’exprime, dans nos actes et notre vision du monde, leur enseignement, la civilisation perdure mais dés que s’éteignent leurs voix, c’est la décadence qui s’installe.

Pour la civilisation islamique les notes fondamentales sont celle du Prophète et de ses Compagnons et les harmoniques qui leur sont liées vont de Hassan el Basri, à Ibn Khaldoun. Pour la civilisation grecque les fondamentales sont celles d’Homère, Empédocle et Socrate et les harmoniques de Platon et d’Aristote ou de Plotin.

Les strates formées dans notre conscience et notre âme par leurs actions et leurs attitudes vitales forment notre culture ou notre Univers culturel qui nous donnent nos motivations et nos modalités opératoires.

Bennabi détermine trois ensembles distincts : le monde des choses, le monde des personnes et le monde des idées. C’est l’état de leurs relations qui révèle la situation d’une société envers la civilisation. La compréhension d’une société diffère selon qu’elle soit  pré-civilisée, civilisée ou post-civilisée. Par exemple la tyrannie du monde des choses créera une obsession de consommation en Occident, où le génie de sa civilisation – dans sa phase descendante – n’est tourné que vers la multiplication des biens matériels. Cette tyrannie, par contre engendre les phénomènes du choséisme et de la l’entassement, ce bric à brac importé, dans le monde musulman dans sa phase actuelle post-civilisée.

Pourfendant les fausses idées qui ont menée le monde musulman dans l’impasse, Bennabi nous donne au moins deux grande leçons.

Contre les modernistes, ces êtres inauthentiques, qui jugent l’idée islamique sur son efficacité actuelle sans se rendre compte que leur vision est historiquement tronquée. Il est hautement significatif que Bennabi ait commencé son œuvre par le Phénomène coranique pour prouver par l’origine divine du Coran, l’authenticité intrinsèque de l’islam. Mais l’Islam terrestre, l’Islam accommodé par les hommes, l’Islam appliqué aux hommes subit les lois d’airain voulues par Dieu, ses « sounan-allah » évoquées aussi par Ibn Khaldoun, de corruptions et de rédemptions dues à l’action humaine.

Contre les passéistes, ces êtres inefficaces, qui ne s’intéressent qu’à l’apparence des idées, des personnes et des choses sans vouloir pénétrer leur profonde signification encore moins les motivation vitales de  ceux qui ont construit l’Islam historique. Recréer, à l’identique le passé, n’est pas seulement absurde mais dénote une extrême frilosité, un manque de confiance totale dans la capacité de l’idée islamique à créer un nouveau cadre civilisationnel.

Bennabi détermine que c’est à la période de naissance qu’une civilisation forge son vouloir qui se concrétise dans sa phase de maturité par son pouvoir à créer les conditions matérielles et intellectuelles qui en font, à une époque donnée, le phare de l’humanité.

Bennabi indique la voie à suivre : faire de l’Islam « une vérité travaillante ».

Sur les 17 chapitres qui constituent le Problème des idées, un seul  – le premier – donne le sentiment de Bennabi sur l’Histoire humaine où son œil d’aigle juge les civilisations et détermine celles qui prônent une culture de civilisation – comme la grecque ou l’islamique – et celles qui prônent une culture d’empire – comme la romaine ou l’occidentale. Tous les autres constituent les fondements de sa théorie des idées et son application aux différentes civilisations dans toutes les phases de leur existence ainsi que les cas particulier de celles, post-civilisées, qui subissent le joug d’une autre dans la phase où elle peut encore exercer sa domination.

Au fronton de l’édifice construit par Bennabi, notre auteur y met le verset coranique : « Dieu ne change en rien l’état d’un peuple, qu’il n’ait modifie au préalable l’état de son âme » (Sourate XIII, verset 11).

« Loi sublime !… transforme ton âme et tu transformeras ton histoire !… »

Abderrahman Benamara
Alger le 26 juin 2005

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