Le samedi 28 décembre 1991, Abou Bakr Belkaïd, ministre de la communication et de la culture, appelle certains partis politiques pour leur demander d’aller manifester contre le raz de marée, en terme de sièges, en faveur du FIS lors des élections législatives qui avaient eu lieu deux jours auparavant, en leur expliquant que rien n’était encore perdu.

Pourtant à la fermeture des bureaux de vote, le soir du 26 décembre étaient apparus à la télévision nationale, le premier ministre et son ministre de l’intérieur, visages rayonnants, déclarant que le vote s’était passé sans encombre et que l’Algérie venait, encore une fois, de donner une grande leçon de maturité politique au monde entier. Mais au milieu de la nuit, nouvelle apparition à la télévision du même duo, visages sombres, estimant que le scrutin est entaché de nombreuses irrégularités commises par le parti vainqueur à partir de la majorité des mairies du pays qu’il avait conquises un an auparavant alors que la loi électorale avait dépouillé ces dernières de toute responsabilité dans l’organisation des élections. C’est qu’entretemps les résultats étaient tombés.

La suite est connue : un coup d’Etat militaire fut organisé contre l’assemblée nationale, l’ancienne comme celle sortie des urnes avec la complicité passive du président de la république et du lamentable conseil constitutionnel.

Le coup d’Etat qui vient d’avoir lieu en Egypte a usé des mêmes ingrédients : encourager des manifestations pour justifier un retour à l’ordre militaire. Ceux qui ont joué cette sinistre partition apprendront vite, comme leurs homologues algériens, ceux qui crient qu’ils ne veulent ni de la peste ni du choléra ou ceux qui dissertent sur le mauvais et le pire, qu’ils seront les dindons de la farce et qu’ils n’ont fait qu’aider un vieux pouvoir à revenir sous un habit nouveau.

Ceux qui pensent que pour une fois que l’Egypte s’inspire de l’Algérie, alors que l’Algérie sous Ben Bella puis sous Boumediene a ramené des bords du Nil l’essentiel de sa construction politique, en seront pour leurs frais. Mais une différence fondamentale sépare les deux situations. L’armée égyptienne a souscrit au protocole de tout coup d’Etat, même si elle refuse ce gros mot qu’est devenu le coup d’Etat pour permettre aux hypocrites dirigeants occidentaux, et au premier d’entre eux, Obama (le parlement norvégien doit se mordre les doigts en lui décernant le prix Nobel de la paix sans attendre de voir son action mais dans un monde où la célérité est reine même le sacré n’y échappe plus avec les récentes canonisations du Vatican) de soutenir l’anti-démocratie. Elle a suspendu la constitution et s’est arrogé la volonté populaire en nommant un nouveau président. En Algérie, sous le conseil de pseudo-juristes, on a démontré au peuple que rien n’est vrai et qu’on pouvait garder une constitution qu’on venait de violer allègrement. On a fait parler une instance consultative, qui ne s’est même pas réunie, et qui ne pouvait être convoquée que par le président de la république ce qui ne fut pas le cas. Quand la loi n’est plus acceptée que par la contrainte, qu’elle ne devient qu’un chiffon de papier, rien de durable ne peut être construit et on le constate depuis plus de vingt ans.

Dans tous les commentaires, pour justifier le coup d’Etat en Egypte, la meilleure formule est celle d’un journaliste tunisien qui estime que la démocratie représentative ne saurait venir à bout de la démocratie directe. Je ne sais s’il connaît véritablement les principes et les circonstances historiques des deux modes politiques. La démocratie athénienne n’était exercée que par un nombre extrêmement réduit d’habitants de la cité. Leur réunion dans la place centrale de la ville, l’agora, s’apparente à la convocation d’une assemblée populaire. Dans la démocratie suisse, l’initiative populaire, par le biais du référendum, peut aboutir au vote des lois. Dans les deux cas, la volonté populaire passe par une expression claire, le vote, comme dans les démocraties représentatives. La formule de ce journaliste ne peut aboutir qu’à une instabilité chronique où tout groupe politique n’aura qu’à descendre dans la rue pour défaire président ou assemblée nationale.

Au fond, dans ce genre de cas, les mots ne servent plus à décrire la réalité mais à la masquer pour avoir bonne conscience. Le journaliste qui ne représente que lui-même ne peut prêter qu’à sourire mais quand il s’agit, par exemple, d’une puissance comme les Etats-Unis sous ‘’Da Belyou’’ Bush avec la sinistre et fumeuse appellation de « combattants ennemis » pour dépouiller de tout droit des personnes qu’ils estiment leur être hostiles. L’humanité a eu du mal à faire admettre que quelque soit le méfait commis par des individus, la loi leur reconnaît certains droits. Les lois régissant les conflits armés ne se sont imposées qu’avec les plus grandes difficultés. La régression morale à laquelle sont parvenus les USA est le plus grand dommage des attaques du 11 septembre 2001. Cette attitude ne relève pas seulement d’une volonté de vengeance mais comme dans les massacres, dans les conflits armés d’une volonté de terroriser tout potentiel ennemi.

Comme il existe des mots « méchants » comme coup d’Etat, il existe des mots « gentils » comme démocratie. C’est en son nom que certains se sont mobilisés pour les insurgés de Libye ou de Syrie et des manifestants du Bahreïn.

La parabole du Prophète  d’une masse de personnes dans une barque est connue. La liberté de chacun est subordonnée à l’intérêt de tous. Si certains veulent faire un trou dans l’embarcation, le devoir des autres est de les en empêcher. C’est justement le rôle de la politique de déterminer, dans les cas de graves dangers, l’intérêt supérieur des peuples. Sinon nous tombons dans l’ornière de la « boulitique », cette pratique croquée férocement par Bennabi et qui a hanté l’Algérie entre 1930 et 1954.

L’Angleterre a fondé toute sa politique étrangère depuis le seizième siècle jusqu’à la fin de la seconde guerre mondiale, par la volonté d’empêcher l’hégémonie d’un seul pays sur le continent européen. Elle a accepté de payer le prix fort depuis ‘’l’invincible Armada’’ espagnole de 1588 à la terrible bataille aérienne de Londres de l’été 1940, en passant par le blocus naval français lors du règne de Napoléon. Pendant plus d’un an, l’Angleterre était seule face à la formidable puissance de l’Allemagne et n’a pas succombé à la paix des braves proposé par le dauphin d’Hitler, Rudolph Hess qui a voulu montrer sa bonne foi en se rendant dans la péninsule britannique en 1941. Ce dernier a payé son geste par une captivité qui a duré jusqu’à sa mort en 1987.

Un peuple ne forge son destin que par la sueur, les larmes et le sang sur une longue période.

Le monde arabe fait face à son plus grand défi depuis les Croisades, défi que lui a lancé Israël qui estime que son intérêt supérieur consiste à l’affaiblir et à le morceler davantage, à le ‘’tribaliser’’, à le ‘’somaliser’’.

L’Egypte ne fut à la hauteur ni dans la guerre ni dans la paix. Nous savons dans quelle débâcle se sont terminées les trois premières guerres, mais la dernière celle de Ramadhan 1973 fut compromise par la trahison programmée de Sadate. Depuis la reddition honteuse de 1979, le différentiel de puissance entre Israël et l’Egypte s’est considérablement accru en faveur du premier.

Un adage géopolitique affirme que la guerre ne peut se mener sans l’Egypte mais que la pax israeliana ne pouvait se faire sans la Syrie. La Syrie obligeait Israël à une paix armée onéreuse. Les grandes manœuvres contre la Syrie allaient être mises en œuvre mais furent contrariées par la révolution iranienne.

Le régime alaouite en Syrie ne fut pas instauré par un miracle mais fut préparé par la politique mandataire française. La Société des Nations avait donné mandat à la France pour préparer la Syrie à s’autogouverner mais elle en profita pour essayer de diviser le pays. Après avoir créé le Liban en 1920, elle met en place quatre autres pays, le druze, l’alaouite, un autour d’Alep et le dernier avec Damas pour centre. La réaction des patriotes syriens fit échouer ce plan, et en 1936 l’unité de la Syrie est reconnue mais amputée du Liban et du territoire d’Alexandrette rattaché à la Turquie. Le plan B a consisté à semer les germes de la division en permettant aux alaouites minoritaires qui ne représentent que 10% d’acquérir suffisamment de puissance pour subjuguer le pays en entier. Les portes de la nouvelle armée syrienne leur furent largement ouvertes à tel point qu’en 1970, à la veille du coup d’Etat qui permit au ministre de la défense, le général Hafez al-Assad, père de Bachar, de prendre le pouvoir, la majorité des officiers supérieurs étaient alaouites. Dans d’autres contrées et en fonction des circonstances, d’autres moyens furent utilisés pour permettre d’arriver aux mêmes buts. Un régime dominé par une minorité est a priori sensible aux pressions des puissances extérieures. Or tout le monde reconnaît que les intérêts supérieurs de la Syrie ne furent jamais marchandés et aucun pouce du territoire syrien ne fut cédé de plein gré malgré les menaces et en particulier celles du président américain Bill Clinton lors de son entrevue avec Hafedh al-Assad.

C’est par myopie politique que les Frères musulmans lancèrent en 1979 la guérilla contre le régime syrien sous l’accusation réelle de confessionnalisation du pouvoir tout en faisant abstraction des enjeux géopolitiques. Dans leur nouvelle guerre contre le régime, ils s’insurgent contre l’intervention du Hezbollah, véritable et unique résistance à Israël, oubliant que si le régime syrien venait à tomber, la résistance islamique à l’arrogance israélienne ne serait plus qu’un souvenir car totalement coupée de ses approvisionnements en armes.

L’alliance de la Syrie avec l’Iran est une alliance structurelle dictée par la géopolitique. Après le retrait de l’Egypte du champ de confrontation, vers quels pays la Syrie pouvait-elle se tourner ? Parmi les pays arabes, seuls l’Arabie saoudite et l’Irak avaient le potentiel nécessaire pour la soutenir. L’Arabie saoudite, trop liée aux USA et n’ayant jamais voulu faire partie du champ de confrontation y compris diplomatique, malgré l’occupation par Israël d’une île saoudienne, ne pouvait être un allié fiable. L’Irak obnubilé par l’Iran et préparant son agression contre celui-ci venait de renouer avec une Egypte post-Camp David et sortait ainsi du conflit contre Israël pour ouvrir le conflit contre l’Iran.

Après les attaques du 11 septembre 2001 exécutées par un commando dont les membres sont pour la plupart saoudiens, les néocons et les évangélistes américains préconisèrent à travers leurs think tanks, la division de l’Arabie saoudite en trois entités afin de séparer les Lieux Saints de la région du pétrole tout en isolant la région natale des al-Saoud. Même si cette opération aurait pour conséquence d’accroître l’influence iranienne, tout comme l’invasion de l’Afghanistan en 2001 et celle de l’Irak en 2003, puisque la province pétrolière est peuplée majoritairement de chiites. Terrorisée, et pour bien montrer sa soumission, l’Arabie saoudite préconisa en 2002, un plan de paix avec Israël avec à la clé une normalisation totale avec l’état sioniste en contrepartie de la création d’un état palestinien avec les frontières du 4 juin 1967. Les membres de la famille al-Saoud qui président aux destinées du pays ont fait preuve d’un manque total de discernement sur les intentions d’Israël et de leur faire-valoir, les USA. Le piège concocté par les deux pays les plus dangereux pour la paix dans le monde, selon un sondage réalisé en 2003 par l’Union Européenne pouvait se renfermer sur l’Arabie saoudite et l’amener à devenir le fer de lance de la division des pays arabes et musulmans en ravivant l’ancienne hostilité entre sunnites et chiites. L’invasion de l’Irak avec la complicité active de l’Arabie saoudite avait pour but de détruire un pays qui aurait pu gêner l’hégémonie israélienne sur la région. Nous avons vu que sa conséquence a été d’accroître l’influence de l’Iran avec l’installation d’un pouvoir chiite à Bagdad arrivé dans les bagages de l’armée américaine. Cette conséquence qui parait à première vue comme un effet indésirable de la guerre américaine contre l’Irak est au contraire un des buts de l’agression.

Raffermir la puissance iranienne permettait d’affoler l’Arabie saoudite et tous les roitelets de la région et en faire des instruments de destruction des pays arabes comme nous l’avons vu pour la Libye et comme nous le constatons pour la Syrie. Il fut décrété que l’ennemi principal n’est plus Israël, bien qu’il ne fût pour eux un ennemi que sur le papier, mais l’Iran. Même un prédicateur de la Mosquée de La Mecque a pu le dire, en prenant pour exemple la guerre civile syrienne.

L’Iran fort de sa puissance, ivre de vengeance après la terrible guerre que lui a imposé l’Irak soutenu par les pays du Golfe, et assoiffé de revanche contre des wahabites qui ont saccagé leur plus saint mausolée à Karbala au début du 19ème siècle n’a eu ni la sagesse ni l’intelligence de calmer les appréhensions de ces adversaires en lançant deux signaux forts : déclarer solennellement que les chiites saoudiens doivent être des sujets loyaux du roi et soutenir fermement la monarchie sunnite du Bahreïn.

Pour la paix des cœurs c’est au fort de faire des concessions.

Nos peuples et leurs dirigeants sauront-ils retrouver la voie de leurs intérêts supérieurs, s’y soumettre, et ne plus être la facile proie des manipulations de leurs ennemis ?

L. Dib
15 juillet 2013

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