En 1989, quand nous avons fait le choix des articles de Bennabi publiés aux éditions S.E.C, sous le titre Pour changer l’Algérie, nous avons écarté d’emblée la presque totalité des écrits d’avant le premier novembre 1954 parce que nous les trouvions « inactuels », au sens nietzschéen du mot, c’est-à-dire non pas que leur temps est révolu mais à venir. Même si, en 1989, le tiers-mondisme triomphant des années soixante -la certitude pour les pays de son aire de rattraper dans un délai raisonnable les pays développés- n’était plus qu’un lointain souvenir, il n’en restait pas moins que l’état d’esprit ambiant était loin de prévoir qu’un colonialisme nouveau pouvait voir le jour.

Ce que Bennabi dénonçait comme un dangereux décalage – un état d’esprit du Moyen Age chrétien fait de domination, de répression où seul le rapport de force était pris en compte et les conditions nouvelles façonnées par la science ainsi que les techniques qui font du monde « un village humain » – allait déclencher un nouveau drame planétaire. L’effondrement de l’URSS allait permettre que ne subsistât qu’une seule superpuissance qui pouvait croire que tout lui est permis puisque l’impunité lui est acquise. Là où Bennabi appelait de ses vœux – et qui allait dans le sens de l’histoire –, l’unification consentie du genre humain, un « mondialisme » heureux, un « processus de mondialisation » qui tienne compte de toutes les richesses culturelles et spirituelles de l’humanité, nous avons droit maintenant à une mondialisation à l’américaine (une Amérique dominée par des conservateurs haineux alliés au lobby israélien et dont l’exemple est Israël et sa politique basée uniquement, depuis sa création, sur la force et le mépris des lois), véritable cauchemar pour l’humanité, surtout pour sa partie la plus faible, sommée de ne se plier qu’aux intérêts matériels immédiats des USA.

Est-ce à dire que l’histoire est un éternel recommencement ? Certes, si comme le dit Céline dans son style truculent, « l’histoire ne repasse pas les plats », il n’en reste pas moins que la finalité du colonialisme du XIXéme siècle et de l’impérialisme du XXIéme est la même : mettre en coupe réglée le reste du monde.

Les formes changent-le premier luttait contre les « barbaresques » et voulait « civiliser », le second se bat contre les « terroristes » et veut « démocratiser » -, le but est le même. Certains de leurs actuels idéologues n’hésitent plus à avancer sans masque, tel cet historien britannique avec son opuscule : « The answer of terrorism : colonialism ! ». Leur modèle est la Rome impériale, la Rome du delanda Carthago et de l’accaparement des richesses des peuples asservis, et nous savons quels mots durs a eu Bennabi sur Rome et sa culture d’empire.

Bennabi ne peut se comprendre que comme un penseur musulman.

Non pas un penseur qui croit seulement au credo islamique, qui pratique les obligations cultuelles mais comme un penseur qui est totalement habité par l’esprit de l’Islam, par la vision islamique du monde. L’Islam est une religion universelle, Dieu a envoyé le Prophète comme miséricorde à l’ensemble de l’humanité, l’expansion islamique ne fut en rien une conquête au sens classique du terme mais une « ouverture » (c’est la traduction littérale du mot arabe) des territoires et des cœurs au message et à la révélation coraniques. Pour Bennabi devant l’aggravation de la crise morale qui secoue le monde, l’Islam a pour vocation de la dénouer. Le combat de l’Islam n’est pas uniquement pour le musulman déclaré mais a pour but de hâter « l’avènement de l’homme » en le sauvant de l’« aliénation coloniale » qui concerne les deux « conditions » créées par le colonialisme (et maintenant par l’impérialisme), celle du colonisateur, en éliminant sa tentation de domination, et celle du colonisé en lui rendant sa dignité d’homme. Un dialogue de « conscience » à « conscience » est plus nécessaire que jamais pour aboutir à la catharsis du genre humain proposée par Bennabi tout au long des pages qui vont suivre.

Le nationalisme – que Bennabi distingue du patriotisme qui est amour de la patrie, un célèbre hadith ne dit-il pas qu’il fait partie de la conviction religieuse ? – importé d’Europe et qui a occasionné les dégâts qui ont ruiné sa puissance, a isolé davantage l’homme en l’enfermant dans une logique d’affrontement. Peut-on combattre le mal par le mal ? Bennabi nous explique la profonde logique de la non-violence qui est le moyen de résoudre la grave crise morale de l’humanité, il est insensé de vouloir remplacer une domination par une autre et c’est le résultat auquel nous assisterons s’il ne fallait qu’agir pour épuiser l’adversaire afin de convoiter sa place dominante.

Bennabi nous explique que le colonialisme (ou l’impérialisme) resterait impuissant s’il n’était pas aidé par la colonisabilité, cet ensemble de facteurs et de conditions qui maintiennent le musulman dans son état de faiblesse chronique, de décadence, de post-almohadien. Le concept, forgé par lui, est une de ses idées-forces. Comment peut-on espérer s’en sortir si le diagnostic du mal n’est pas fait sans complaisance, avec lucidité ?

Nous avons choisi, pour le recueil d’articles d’avant1954 qui « redeviennent » actuels, le titre de colonisabilité, dont Bennabi montre les multiples facettes dans ces écrits, car elle reste le lieu géométrique de tous les facteurs du drame humain. La surmonter serait une œuvre salutaire, non seulement pour nous, mais pour l’humanité entière.

L’effort de renaissance ne sera pas simple, le colonialisme utilise pour le faire avorter son arme de prédilection, la lutte idéologique, arme dirigée contre les valeurs islamiques. En un résumé saisissant, Bennabi nous en brosse un tableau dans sa conclusion au recueil d’articles, traduits en arabe, qu’il avait préparé en 1972 sous le titre le Musulman entre la rectitude et l’égarement (la Lettre ouverte à Borgeaud, représentant de la grosse colonisation, publiée le 11 février 1955 est en fait un adieu à une époque).

La tonalité de l’ensemble des articles soulignait la volonté de contribuer à résoudre le problème algérien dans un cadre pacifique et humain : l’axe de la Non-Violence comme un terme de l’alternative à l’axe de la puissance. Mais comme pour Ortega y Gasset, la violence pour Bennabi, ne pouvait se justifier que comme étant l’ultima ratio.

Devant la férocité du colonialisme et son refus inébranlable de tenir compte du droit des algériens musulmans – et l’article que nous avons cité plus haut le montre assez – la guerre de libération nationale a acquis son statut de guerre juste.

Ce caractère est prouvé par la brochure SOS Algérie que Bennabi a rédigé et diffusé par ses propres moyens après qu’on lui eût refusé de servir en 1956, à l’âge de près de cinquante-deux ans, en tant qu’infirmier militaire au sein des unités combattantes de l’Armée de Libération Nationale.

Aux Cavaliers de l’Apocalypse, partisans de la « fin de l’histoire », nous pouvons leur offrir l’exemple –tiré de notre histoire- du califat de Cordoue qui, en 1002, à la mort du tout puissant vizir El Mansour, était une des puissances majeures de son temps et qui en 1031, l’espace d’une génération, était brisé, disloqué.

Si on n’a pas écouté Bennabi avant le premier Novembre 1954, peut-être qu’on l’écoutera après l’inqualifiable agression américaine contre l’Irak.

Abderrahman Benamara
31 octobre 2003

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