Les événements du début de ce siècle posent brutalement et dans un déchaînement de violence le place du monde de l’Islam dans le concert des nations.

La gestion par la canonnière – qui occulte l’équilibre harmonieux des valeurs spirituelles dans le monde – est lourde de drames à venir. A la violence des puissants répondra la violence des faibles. Et tant qu’on refuse de comprendre que la force ne mène nulle part –et l’Histoire fourmille de maints exemples – les malheurs ne feront qu’obscurcir davantage notre commun horizon. Cette situation révèle le retard – déjà analysé par Bennabi il y a plus d’un demi siècle – de la superstructure sur l’infrastructure. Techniquement le Monde est déjà un mais les mentalités sont encore celle du XIXe siècle. Seul un véritable dialogue civilisationel peut assurer la stabilité d’un Monde Un.

Bennabi est arrivé à cette conclusion au terme d’une réflexion sur la civilisation. Ce n’est pas un hasard si, à la fin de sa vie, il a réédité, en langue arabe, toute son œuvre sous le titre général « Problème de la civilisation ».

Il avait l’habitude de dire, dans les séminaires hebdomadaires qu’il animait chez lui, que chacun de ses ouvrages n’était qu’un cas particulier de ce thème.

La notion de civilisation a été l’idée motrice de ses pensées. Comme dirait Nietzsche, Bennabi a été véritablement le « médecin de la civilisation ».

D’emblée, il en donne une définition dynamique : « c’est l’ensemble des conditions morales et matérielles qui permettent à une société donnée, d’assurer à chacun de ses membres toutes les garanties sociales nécessaires à son développement ».

L’étude de la civilisation islamique va lui permettre de dégager une morphologie général de toute civilisation.

Pour comprendre les problèmes d’une société donnée, il faut savoir dans quelle phase historique elle se situe : pré-civilisée, civilisée ou post-civilisée. Par exemple la société musulmane actuelle est une société post-civilisée.

Comme tout organisme vivant, elle passe par une phase de naissance, de maturité et enfin de déclin. En langage bennabien, c’est la phase de l’âme, puis de la raison et enfin de l’instinct.

A l’origine de toute société il y a les trois facteurs, de l’homme, du sol et du temps est c’est une idée, généralement d’ordre religieux, qui par sa catalyse provoque cette synthèse particulière de ces trois facteurs qui est la civilisation.

L’idée, pour être efficace, doit exercer les trois fonctions suivantes : celle de la tension, de l’intégration et de l’orientation.

La tension pour permettre la dynamique sociale.

L’intégration pour préserver la cohésion sociale, l’unité d’action.

L’oriention pour que l’action collective ne soit pas vaine.

Car chez Bennabi, les idées, à l’origine des civilisations, ne sont pas nécessairement authentiques : les croyances mythologiques grecques ont quand même produit la brillante civilisation que nous connaissons et qui a enfanté Pythagore, Platon et Aristote.

Au XXe siècle, le communisme s’est effondré pour des causes internes en perdant les trois dimensions qui assuraient son efficacité.

L’idée civilisationnelle se dédouble en une promesse majeure et une promesse mineure.

La promesse majeure est en réalité le sens profond de l’idée elle-même.

La promesse mineure est le critère même de son efficacité immédiate.

Pour Bennabi, les différentes civilisations qui ont fleuri sur terre ne sont que les facettes de l’aventure humaine ininterrompue : la Civilisation (avec un grand c). Et ceci conformément au verset coranique : « Tels sont les jours : Nous les donnons aux peuples tour à tour… »

Comment dans cette perspective que nous venons d’esquisser, un dialogue des civilisations peut-il avoir un sens ?

Il est indispensable pour qu’il en ait un qu’il soit conduit par des représentants qualifiés et qui ont la capacité de transcender leur intérêt immédiat ou sectaire pour ne rechercher que ce qui sert l’humanité entière.

Bennabi offre à notre méditation un exemple, frappant à plus d’un titre, de cette démarche dans l’histoire de Tamerlan.

« [Tamerlan] n’était pas un soudard, un simple porteur de sabre : le sens religieux et politique, le génie militaire et administratif faisaient de lui un personnage complexe, mais parfaitement défini. Nous le voyons cependant abattre son sabre sur la Horde d’Or qui était en passe de conquérir l’Europe sous la direction énergique de Toghtamich. Nous voyons le glaive redoutable de Tamerlan s’abattre également (…) sur l’empire ottoman où Bazajet concentrait une armée de cinq cent mille hommes pour conquérir Vienne. Pourquoi ce singulier comportement ? (…) pour donner aux événements l’interprétation intégrale compatible avec tout leur contenu, il faudrait les envisager non seulement sous le rapport de la causalité, mais avec leur finalité dans l’histoire (…) il faudrait, par exemple, se demander que serait advenu si Toghtamich avait occupé Moscou, puis Varsovie, si Bazajet avait planté son étendard sur les monuments de Vienne, puis sur ceux de Berlin. Dans ce cas, l’Europe eût fatalement passé sous le spectre triomphant de l’Islam temporel. Mais ne voit-on pas alors une tout autre perspective surgir de l’histoire ? On voit la renaissance de l’Europe – alors en gestation – se fondre dans la ‘renaissance timouride’. Mais ces deux renaissances étaient d’un ordre différent bien qu’également brillantes (…) L’une était le commencement d’un ordre nouveau, l’autre était la fin d’un ordre révolu. Rien alors n’aurait pu éviter au monde entier la nuit qui venait doucement sur les pays musulmans. Si Tamerlan n’avait suivi que son impulsion personnelle, rien n’eût pu arrêter la fin de la civilisation. »

Cette interprétation exprime ici une intuition géniale de Bennabi où un événement historique certes important reçoit un éclairage inattendu qu’illustre cette attitude qui va au delà de l’intérêt immédiat de la civilisation islamique.

Ce qu’il nous importe de relever ici, c’est la conviction d’un intellectuel qui a écrit ces lignes pour la première fois en 1950 dans un journal nationaliste algérien « La République algérienne » (et reprises dans Vocation de l’Islam, ed. Le Seuil, Paris, 1954) dans un pays qui vivait douloureusement la puissance de cette civilisation de l’Europe que l’action de Tamerlan avait préservée. Nous pouvons aisément comprendre qu’elles pouvaient être alors les sentiments du lecteur algérien de ce journal à la vision que Bennabi offrait à sa réflexion.

Voilà un penseur dont nous aurions avantage encore plus aujourd’hui à lire et relire l’œuvre…

Abderrahman Benamara
Paris, le 25 mai 2003

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