On éprouve quelque hésitation à parler de Malek Bennabi (1905 – 1973), comme d’un intellectuel, surtout avec la connotation négative ou pour le moins péjorative (1), que ce mot eut à son apparition ; un homme qui s’intéresse aux choses de l’esprit… au lieu de s’occuper à autre chose de plus utile. L’intellectuel est souvent compris comme un homme ou une femme qui passe son temps à lire des livres, à manipuler des abstractions.

Or Bennabi n’a pas pensé par luxe, mais par nécessité, par engagement comme le dit la brochure qui justifie cette rencontre (2).

Nous allons tout de même suivre le mot en le prenant pour ce que la vie d’un penseur produit et propose à ses contemporains et laisse à la postérité : son œuvre et son exemple.

Nous n’allons par conséquent pas évoquer la vie de Bennabi qui fut pourtant « la plus tourmentée et la plus émouvante que je connaisse en Algérie… » comme l’écrivit son ami de toujours le Dr Abdelaziz Khaldi, un militant nationaliste (3).

Quant à son œuvre, elle consiste dans les livres, articles et conférences qu’il a donnés, — en particulier dans le séminaire qu’il organisait chez lui les samedis après midi, à Alger après l’indépendance —, d’une part, et de l’autre dans les disciples directs ou indirects qui, ça et là, continuent de propager avec plus ou moins de compétences et de succès, son enseignement, en publiant, en commentant, et en témoignant, bref en entretenant sa mémoire et en poursuivant son combat.

Parler de Bennabi près de 40 ans après sa mort, nous met immédiatement devant ce dilemme : faut-il exposer didactiquement son enseignement, le résumer, pour le faire connaître sommairement, ou bien essayer de le faire toucher du doigt dans le réel d’aujourd’hui par des illustrations empruntées au réel actuel.

Le premier point de vue demanderait de longs développements que le temps imparti par cette rencontre n’autorise pas.

En tant qu’ancien disciple de cet homme qui était la conscience éveillée de la société musulmane, c’est-à-dire qui portait avec passion toute la douleur de l’islam et des musulmans colonisés et après la décolonisation, je suis plutôt enclin à parler devant vous de son enseignement sous le second point de vue.

C’est qu’en effet toutes les remarques de Bennabi au sujet du destin du monde et de la société musulmane continuent de se vérifier aujourd’hui.

Quant à un point spécifique du thème du colloque, Bennabi s’est « engagé » irréversiblement, l’épée dans les reins, entrainé par la nécessité de comprendre, pour la cause de sa société colonisée d’abord, pour l’islam et le musulman méprisés par le colonisateur, pour la société musulmane qui aspire depuis des siècles à reprendre une place sur la scène de l’histoire, à opérer sa renaissance (Nahdha).

Ce fut une passion qui l’anima jusqu’à son dernier souffle. Et quoi de plus légitime que l’aspiration à la grandeur !

Sa première conférence, donnée en 1931, dont le texte ne nous a pas été conservé, s’intitulait « Pourquoi nous sommes musulmans? ».

Pour un lecteur confirmé de son œuvre, cette interrogation ne peut pas signifier autre chose sinon que le musulman a encore son mot à dire, a une fonction, une mission à remplir sur terre. C’est déjà la justification de son engagement et celui de tous les musulmans.

Des hommes convaincus de la fausseté de leur foi, tourneraient leurs visages vers d’autres horizons, et ne persisteraient pas dans leur effort.

Mais il ne suffit pas, vous vous en doutez, d’être musulman pour savoir du même coup, par cela même, ce qu’il convient de faire pour assurer à l’islam et aux musulmans la grandeur et la renaissance auxquelles ils aspirent.

Or cette passion est encore là, animant de plus en plus de cœurs.

Nous sommes loin des timides, confuses et gauches ambitions de la Nahdha, du « réformisme musulman ».

Aujourd’hui le destin de l’islam se pose en termes d’avenir du monde. Il se confond avec lui, et cela même l’ « ennemi » d’hier le reconnaît explicitement.

C’est dire que l’islam, refoulé par la lutte idéologique a fini par remporter une manche dans le jeu des nations.

Mais il existe encore en filigrane, en pointillé.

Car il ne jouit pas encore d’un soutien « temporel » considérable. Il demeure une puissance spirituelle, quelque chose qui doit encore apporter les preuves de la « possibilité » de l’idéal qu’il prêche.

Ça et là, des musulmans, animés d’une foi souvent sincère, commettent des actes injustifiables aux yeux de l’enseignement coranique, — ni d’ailleurs même face à la barbarie et à la rigueur de la lutte idéologique— ignorant que l’action non éclairée par la pensée, est vouée à l’échec.

Le Bien ne peut triompher que par le bien.

Ce que j’appelle ici « soutien temporel » n’a rien à voir avec une puissance militaire considérable. Je suis convaincu que les musulmans n’ont nullement besoin de fabriquer des bombes, encore moins de s’en servir. Il suffit qu’ils règlent leurs problèmes économiques et sociaux, qu’ils instaurent la démocratie, et assurent ainsi les conditions nécessaires et indispensables à la vie ordinaire des hommes.

Bennabi parlait seulement de ce qu’il appelait la « promesse mineure », c’est à dire le devoir qui incombe aux musulmans d’acquérir non pas le pouvoir d’anéantir le monde avec le feu nucléaire, mais de sortir du sous-développement qui restreint leur existence et la menace. En d’autres termes, il faut quand même donner la preuve matérielle de l’efficacité de l’islam pour continuer à soutenir la foi des faibles.

Nous avons traversé ce tunnel de la décadence d’une durée de 5 siècles, et nous avons grâce à Dieu survécu. Cela prouve notre attachement ferme à notre religion (al-urwat al-wuthqâ) et aussi notre « résistivité » à toutes les tentatives de dévoiement lancées à notre encontre.

Le parcours intellectuel, — finalement, la carrière de sociologue —, de Bennabi l’a amené à traverser trois importantes phases qui correspondent à des phases de sa vie, mais traduisent aussi trois points de vue différents, trois regards sur le monde, au fur à mesure que sa perception des choses a évolué, que son regard s’est approfondi, et que sa réflexion et les évènements l’aidaient à préciser ses intuitions concernant le sens et l’avenir du monde.

La première phase est celle où son regard s’est porté sur lui-même, celle où il a réalisé son statut d’être colonisé en constatant la présence d’un colonialiste qui ne manifeste aucune volonté de respecter son intégrité, mais au contraire affiche sans équivoque son intention de la détruire impitoyablement.

Beaucoup d’intellectuels musulmans sont demeurés dans l’incapacité de surmonter, de dépasser cette phase, se contentant d’entretenir par conséquent le ressentiment à l’égard de l’autre, sûrement responsable aussi, mais sans tenter de voir que le colonisé est lui aussi responsable de son propre sort. Il importe plus de montrer au colonisé sa faute que de s’en prendre au colonisateur dont le rôle est d’être « un facteur aggravant ».

S’en prendre exclusivement au colonisateur, ramener tout le mal à lui, est une attitude qui a aussi les faveurs des « politiques » boulitiques, soucieux de flatter les masses populaires plutôt que de les mettre devant la réalité, de leur apprendre à voir les déficiences, leurs lacunes qui sont souvent criantes et qui d’ailleurs subsistent et s’aggravent même parfois, après les indépendances politiques.

Cette étape lui a permis de poser les questions de l’authenticité de l’islam, de la définition de la civilisation, des conditions véritables de la renaissance.

C’est l’étape de la quête de l’origine du mal qui consiste à rechercher le moment crucial où les musulmans se sont brusquement retrouvés incapables de refaire « la synthèse de l’homme, du sol et du temps », le catalyseur de la foi première de leurs ancêtres leur faisant cruellement défaut. Ibn Khaldoun (mort en 1406) avait conscience de cela, non seulement en tant que savant, mais aussi en tant que diplomate et homme politique. Il guettait, le désespoir dans l’âme, le moment où un nouvel esprit de corps (‘asabiyya, ciment idéologique) prendrait le relais, pour ranimer cette oumma qu’il voyait s’éteindre inexorablement.

L’homme « colonisable » a été baptisé par Bennabi homme post-almohadien, pour lui trouver une racine profonde qui remonte à quatre ou cinq siècles avant l’avènement du colonialisme, à la phase qui marque l’effondrement de la dynastie Almohade (al-muwahidûn) en Afrique du nord et en Andalousie, à partir de laquelle les musulmans vont peu à peu décrocher de la scène de l’histoire.

Le post-almohadien est l’homme qui est le produit d’une société éclatée, dont le réseau de relations s’est effrité, dissout. La foi, la culture ne jouent plus leur rôle de tension ni d’orientation. Il y a atomisation des efforts et des intentions. L’action collective devient impossible dans ces conditions. La société musulmane ressemble à un puzzle défait, brouillé. Le conquérant qui guette a beau jeu : il n’a qu’à lancer son filet pour faire des prises.

La deuxième étape est celle où il a élargi la compréhension de son problème en tant que son statut est le résultat de la colonisabilité. Le colonialisme, phénomène nouveau dans l’histoire, se trouve ainsi expliqué et en quelque sorte exorcisé. Bennabi prend en pitié le colonialiste, comme il l’exprime en plusieurs occasions.

Bennabi a eu de ce point de vue le courage et l’intelligence rare de voir et d’affirmer que la responsabilité du mal est partagée, bien que, en apparence, nous fussions les seuls à en payer le prix. Normal : la dignité du musulman, (la hauteur de l’ambition spirituelle) en conformité avec l’éthique pragmatique du Coran, lui commande de ne pas se poser comme « victime » d’autre que de ses propres actes, et d’assumer pleinement la responsabilité de son sort.

La colonisabilité est un phénomène intrinsèque. Tout pays colonisable n’est pas nécessairement colonisé.

La colonisabilité est un phénomène réversible. On peut en sortir dans des délais plus ou moins longs. Comme une maladie qui affaiblirait momentanément un homme, elle peut survenir sans que personne n’ait eu le temps de profiter de la faiblesse de cet homme pour l’attaquer, et se résorber à temps de façon à permettre au malade de recouvrer ses forces et faire face à l’attaque externe.

Dans cette deuxième étape, Bennabi a posé les problèmes des rapports entre sociétés civilisées et sociétés non-civilisées ou post-civilisées ou pré-civilisées, et celui, concomitant, de la lutte idéologique que se livre au grand jour ou secrètement les sociétés. Les problèmes de la culture sont approfondis. Il tente aussi de résoudre le problème des idées, dans un livre remarquable du même titre (4).

Et la troisième, conséquence logique des deux premières étapes, est celle où il a vu que le problème est en réalité le problème de l’humanité entière, que le destin de l’islam se confond avec le destin de l’homme. Comme dans un mariage à l’échelle de la terre, les peuples sont unis pour le pire et pour le meilleur.

C’est que petit à petit, sa pensée s’est déplacée de la perspective sociologique appliquée à l’aire culturelle algérienne (les Conditions de la renaissance) et islamique, pour s’ouvrir sur une sociologie universelle, une sociologie « mystique », qui révèle et envisage l’histoire comme une manifestation mystérieuse de l’esprit, comme on peut le constater dans un article intitulé Spiritualité et socio-économie (5).

Ici, on comprendra que la pensée de Bennabi est d’abord une pensée universelle, « islamique » au sens coranique, où tout l’être, toute l’existence est soumise bon gré mal gré à la volonté divine éternelle et immuable. Wa lillâhi yasjudu man fin al-samâwâti wa man fil-arzi taw’an wa karhan. « Inna al-Dîn ‘inda Allah al-islâm ».

C’est par conséquent la recherche, l’expression de lois divines que Bennabi va formuler.

Comme il aimait à le répéter, « Ici, on fait de la science ! ».

L’enseignement de Bennabi peut être étudié sous l’aspect contemporain, dans son contenu et sa relation avec les évènements survenus dans la vie de l’auteur, aussi bien que du point de vue de l’histoire des idées dans la société musulmane. C’est cette perspective qui nous intéresse.

L’apparition même de la pensée bennabienne entre dans le cadre précis du « système » de pensée conçu par Malek Bennabi et s’explique par lui. En pensant la société musulmane, Bennabi pense aussi et justifie son rôle et sa fonction au sein de cette société.

Pour comprendre Bennabi, il est en effet nécessaire d’assimiler l’œuvre écrite, qui constitue un édifice cohérent, où les thèmes se construisent comme une des briques d’un même édifice.

Cette œuvre s’est construite depuis la fin des années 1940 jusqu’à sa mort en Octobre 1973. Les sommets ou repères de cette pensée sont Le phénomène coranique (Alger, 1947), Vocation de l’islam (Paris, 1954), L’Afro-Asiatisme (Le Caire, 1956), Le problème de la culture (le Caire, 1957), Le problème des idées (le Caire, 1960), pour ne citer que quelques uns de la trentaine de livres ou d’études qu’il a publiés au cours de sa vie. On doit y ajouter trois volumes d’articles et un volume de conférences rassemblés par nos soins, articles étalés sur une trentaine d’années (6).

Une lecture partielle donnerait bien sûr un aperçu de la puissance de cette pensée et introduirait pour le moins aux remarques géniales de notre regretté maître, celles qui éclairent puissamment les esprits, entretiennent l’espoir et renforcent la foi.

Lorsque nous sortions de son séminaire du samedi après midi, nous avions coutume de nous dire entre disciples : nous sommes venus recharger notre batterie…

La réalité régnante était en effet décourageante, déprimante même.

Les puissances matérialistes tenaient le haut du pavé. On ne promettait rien de bien aux hommes, mais dans les deux camps proaméricain et prosoviétique, on accumulait les armes conventionnelles et nucléaires. Et dans nos pays, la médiocrité et la démagogie étaient la règle.

On avait inversé les symboles. La justice était devenue le symbole de l’épée, et non l’inverse. Celui qui possède l’épée possède le droit.

Et quand, au début des années 1970, Bennabi nous annonçait la mort prochaine du communisme, nous ne pouvions croire que cette chute pouvait être aussi imminente. Les milliers de bombes atomiques de l’URSS n’ont pas empêché l’implosion de l’empire marxiste-léniniste et sa débâcle.

C’est que sans le soutien d’une idée, la force la plus brute et la plus immense, ne saurait s’assurer une stabilité. C’était pour moi une confirmation magistrale de la justesse de la pensée de notre maître.

C’est la raison pour laquelle, à la fin de sa vie, Bennabi assignait à l’islam, comme il le fit pour l’afro-asiatisme (axe Tanger-Jakarta), le rôle de l’axe de la paix, qu’a tenté de représenter en vain, le communisme, face à l’axe des USA qui ne proposent rien d’autre aux hommes que leur hégémonie, et leurs armes.

A l’heure de la mondialisation (7), de la naissance d’un monde uni, c’est le rôle idéal pour l’islam que d’apporter son message de paix comme sa contribution à un avenir humain fait de bonheur, de justice et de stabilité. Et j’ajoute, il ne sera pas le seul. Il y a des hommes de bonne volonté dans le monde qui ne se réclament pas que de notre religion, et qui pourtant ont l’énergie et le charisme pour faire triompher la Paix et la Vérité.

Omar Bnaïssa
Article de présentation de Bennabi à un colloque qui s’est tenu en 2009

Notes :

[1] On comprendra mieux en rappelant que c’est un militaire qui a créé le mot.

[2] Cet article a été publié dans Intellectuel engagé, Patrimoine islamique d’Europe, recueil de textes, sous la direction de Mohamed Mestiri, édition de l’IIIT, Paris, 2009

[3] Préface à Les Conditions de la Renaissance, Editions Ennahdha, Alger, 1949.

[4] Il existe plusieurs éditions plus ou moins autorisées du Problème des Idées.

[5] Voir le recueil d’articles intitulé Mondialisme, édition Alger, 2004, page 237 à 241.

[6] Trois recueils d’articles publiés à Alger, par Omar Benaïssa et Abderrahmane Benamara : Pour changer l’Algérie (1989), Colonisabilité (2003), et Mondialisme (2005), et un recueil de conférences intitulé Les Grands Thèmes (1976). Les titres de ces recueils ont été donnés par nos soins.

[7] Bennabi fut le premier à parler de mondialisme, notamment dans l’article intitulé A la veille d’une civilisation humaine, paru le 13 avril 1951, dans La République Algérienne, numéro 256, et publié dans le recueil Mondialisme édité par nos soins, à la page 54. Il parle du « mondialisme, dont l’ONU n’est qu’une modeste préfiguration ». D’autres références existent dans les articles ultérieurs.

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