« Il est parmi les croyants de vrais hommes qui avérèrent les termes de leurs actes avec Dieu, d’autres qui accomplissent leur vœu, d’autres qui attendent, mais sans le moindre gauchissement. » (Coran, sourate 33, verset 23)

Considérée dans l’absolu, la futuwwa, en tant qu’état de perfection humaine, est un phénomène universel. En Occident, La généalogie de la morale de Nietzsche, en offre la meilleure illustration philosophique possible, en tant que comportement d’excellence ne puisant sa justification que dans la nature même de l’homme, et sans référence à quelque doctrine que ce soit. L’homme en tant qu’homme, en tant que dignité essentielle.

C’est cette universalité qui explique aussi pourquoi dans son traité de Futuwwa, Sulami ne s’est pas attardé sur les devoirs spécifiques de la religion musulmane, pour n’aborder que les actes qui font de l’homme qu’il mérite justement le nom d’homme. Abū ‘Abd al-Raḥmān al-Sulamī (325/937-412/1021) veut nous dire que si les qualités qu’il va définir n’existent pas en nous, la qualité de notre foi musulmane s’en ressentirait.

C’est d’ailleurs dans ce contexte aussi qu’il faudrait comprendre la parole du Prophète : « Les meilleurs d’entre vous avant l’islam sont les meilleurs d’entre vous dans l’islam ».

Il veut dire que ceux d’entre vous qui avaient déjà les bonnes qualités d’avant l’islam n’en seront que plus agrandis en les complétant avec l’adhésion de tout cœur à la nouvelle foi que fut l’islam. Ils étaient musulmans sans le savoir.

Le fatâ est l’homme qui agit par delà le bien et le mal, qui n’est motivé que par la nécessité du cœur et de l’intellect, qui agit tout simplement parce que ce n’est qu’ainsi que les choses doivent être faites.

Et là aussi, on peut penser que c’est l’intention qu’exprime le hadith selon lequel « Dieu fera triompher cette religion par des peuples dépourvus de morale ». On peut mal imaginer en effet que le Bien soit défendu par le mal. Il ne peut donc s’agir que des gens dont les motivations se situent hors du champ de la morale et des conventions sociales connues, et qui agissent par un commandement supérieur auxquels ils obéissent en toute exclusivité. Ce sont des hommes au-dessus de la morale, dans le sens positif et bien évidemment pas des immoraux. Ils sont nés bons, dans la fitra, et n’ont pas besoin qu’on leur enseigne la morale.

Je ne veux pas apprendre la grammaire de Sibuyeh
Mais la grammaire de Dieu
Ni le droit d’abû Hanifa,
Mais le droit de Dieu… (Rûmi)

C’est ce qui explique aussi pourquoi les maitres soufis, qui sont généralement des poètes hautement inspirés, ont fait généralement des personnages anticonformistes et antisociaux les images de l’homme libre, du fatâ qui n’obéit qu’à la Loi de l’Amour.

Aime et fais ce que tu veux. Parce que l’amour fixe les limites de la volonté. Un amoureux ne peut vouloir que le bien.

Les je-m’enfoutistes, les maffieux, les robin-des-bois, les fauteurs de troubles, tratguiya, la3baz, al-‘ayyarin, al-runûd, al-shuttâr, al-awbâsh, fityân, antisociaux, anticonformistes, et autres marginaux, etc. Tous ceux qui en apparence, sont en infraction à l’égard de la norme sociale, font du mal en agissant en fauteurs de troubles ou en prenant en dérision les « vérités » officielles. Ils agissent par-delà le bien et le mal, par nécessité. Comme Khezr avec Mûsâ (S).

Ils offrent de belles images pour le soufisme qui cherche à exprimer des réalités positives, par des métaphoriques qui peuvent choquer au premier abord, autrement que par le langage de la morale.

Ainsi l’alcoolique, l’homme qui tombe dans l’ivresse au détriment de sa santé, devient un excellent exemple pour exprimer l’ivresse prééternelle que provoque l’attaque de l’Amour.

J’ai été ivre avant que ne fut créée la vigne (min qabl an yukhlaqa al-karamu ), a dit Ibn al-Fâridh.

Etre croyant, c’est déjà beaucoup, mais parmi eux, il en est qui sont spéciaux, ce sont les Hommes qui tiennent ferme dans leur engagement et ne varient jamais…

Ce sont les héros qui ont vaincu leur doute, une bonne fois pour toutes, qui n’ont cure de ce que peuvent penser les autres à leur endroit. Plaire seulement à leur Bien-aimé, et n’obéir qu’à Lui.

Ils représentent la catégorie la plus élevée des spirituels, des croyants. On les appelle les hommes du blâme. Ils se cachent justement derrière le voile de la normalité. Ils se omportent en hommes ordinaires. Ils se nourrissent et ils fréquentent les marchés, comme dit le Coran à propos du Prophète. On les prendrait pour n’importe qui.

Au début de l’islam, on connaissait le fatâ. Ce mot désignait une réalité, une personne physique au comportement bien identifié, ayant les qualités morales supérieures, exceptionnelles, au-dessus de la morale sociale moyenne. Le mot désigne donc une réalité psychologique incarnée en acte en chair et en os. Ce pourrait être le héro, ou le champion, même si les deux mots évoquent d’abord des qualités physiques de force, d’endurance, alors que le fatâ met aussi l‘accent plus sur les qualités humaines et morales.

Si ce mot s’applique donc à des personnes déterminées, on en savait le sens, la définition, et on ne pouvait l’attribuer qu’à ceux chez qui les qualités existent bel et bien, vérifiées par les actes et les faits d’armes, par exemple.

Le fatâ est donc un héros, pas un héros au combat seulement, mais un homme ayant un sens aigu de l’honneur, un esprit chevaleresque, une générosité, et un sens de l’humanité toujours éveillé. Ce qui fait le fatâ, c’est d’abord cette qualité intrinsèque. Peu importe qu’il sorte vainqueur du combat, l’essentiel est qu’il ne craigne pas d e défendre son honneur ou l’honneur de celui dont il se porte comme protecteur, ou de se porter au secours de l’orphelin, du faible ou du voyageur. « Le modèle semi-légendaire en était, dans la vieille société arabe, le prince Hâtim al-Tâ’î, mais dans l’Islam, le grandissement progressif de la figure de ‘Ali a fait voir en lui le fatâ par excellence, ce qu’exprime le dicton ancien lâ fatâ illâ ‘Alî. » (EI2, Futuwwa)

L’antériorité historique et ontologique du fatà sur le héros religieux, s’incarne dans une même personne, en l’occurrence celle du Prophète Ibrahim (Abraham), qui est appelé ainsi par ses propres compatriotes, qui avaient donc perçu en lui des qualités humaines exceptionnelles.

Dans la vie du Prophète de l’islam (S) également, nous savons qu’il appartenait à un pacte mecquois notoire appelé le hilf al-fuzûl, pacte des vertueux, dont les membres s’engageaient à défendre les faibles, les femmes et les étrangers de passage. Plus tard le Prophète dira que ce fut l’une des rares choses datant d’avant sa mission prophétique dont il sera toujours fier.

On voit ainsi que le fatà est un titre prestigieux qui se mérite par la bravoure et le renoncement à soi.

Ce type de héros finit par rentrer dans la légende. Il fait partie des héros de la société, des parangons sociaux que l’on donne en exemple à la jeune, et dont on raconte les hauts faits de génération en génération dans l’espoir de les voir revivifiés, réincarnés par d’autres personnes issus de la même société. Toute société a besoin de héros, réels ou fabriqués.

Très tôt dans l’islam apparaissent les premiers héros, à la bataille de Badr où toutes les qualités individuelles de chacun des combattants seront mises à l’épreuve dans ce combat décisif. Les héros sont alors Hamza et Ali pour ne citer que les plus connus.

Mais le mot fatâ n’est pas le seul, il est employé, comme le fait le Coran, à côté d’autres mots ayant la même signification comme rijâl qui figure dans le verset cité en début d’article, ou encore dans la sourate al-Nur, verset 37, rijalun lâ tulhihim tijaratun wa lâ bay’un ‘an dhikri Allah…

Pour Ibn Arabî, le pluriel rijâl désigne ici la virilité spirituelle, et pas seulement les individus de sexe masculin, et ce vocable inclut donc les femmes.

Les fityan feront leur apparition tout au long de l’histoire de l’islam, marginaux, asociaux, connus ou ignorés, vivant dans des cités ou dans les campagnes.

Mais pendant l’époque de splendeur, ils seront tenus pour quantité négligeable, déconsidérés, incompris en tout cas non écoutés. Une sorte d’ingratitude sociologique. Lorsque la richesse matérielle devient manifeste la richesse spirituelle se cache, se retire du monde.

Quand se feront sentir clairement les signes de faiblesse, la société musulmane cherchera dans tous les recoins les derniers carrés de résistance de façon à se réarmer face aux nouveaux défis.

C’est la raison pour laquelle, ce sera un grand maitre spirituel au 13ème siècle (7ème siècle de l’hégire), Abu Hafs Sohrawardi, le célèbre auteur de ‘Awârif al-ma’ârif, qui sera à l’origine de l’initiative de redonner à la société le modèle de la grandeur individuelle pour réarmer psychologiquement la société musulmane fatiguée, épuisée par des siècles de conflits internes qui ont fini par lui faire perdre ses repères.

Une société sans héros est impossible.

Quand le calife abbasside al-Nâsir li-Dîn Allah (570–620/1181–1223) recourt à la revivification de la futuwwa, il a enfin compris que la situation était devenue bien plus grave que pouvait l’imaginait un siècle plutôt un homme comme Abû Hamid al-Ghazzâlî en son temps. Ce n’est plus un problème de revivification des bases du savoir ; le virus s’est muté en un autre, c’est désormais un problème d’âme. Il fallait formater la conscience musulmane pour lui réinsuffler l’âme authentiquement musulmane, celle du fichier racine de l’islam…

Le Ihyâ ‘ulûm al-Dîn n’a pas été suivi d’effet. On le jeta même au feu dans le lointain Maghreb.

En homme politique, Nasir li-Dîn Allah, lui-même initié et convaincu de la force du soufisme, va proposer une riposte politique, c’est-à-dire ordonner un réarmement spirituel de la société musulmane. Il déclenche un combat dans lequel vont s’engager des hommes de toute condition, de toutes origines, qui ne sont pas nécessairement des hommes de science, mais plutôt des hommes de bonne volonté, des hommes allant à l’essentiel, comme aux premiers temps de l’islam où les musulmans n’avaient ni armes, ni organisations sociales, ni philosophes, ni juristes, mais seulement la vision claire de la foi. Les règles n’étaient pas aussi compliquées et l’on passait facilement à l’action, la bonne action que le Coran appelle justement al-ma’rûf, tant elle est évidente.

Au Maghreb aussi, on a conscience du problème de la crise de la foi. Cela était facile à comprendre aux maghrébins : l’Orient avait cessé de leur envoyer des idées neuves : c’est que quelque chose allait vraiment mal au sein de la société. Sous les Almoravides, la dernière production orientale, Ihyâ ulûm al-Dîn, avait été accueillie de façon mitigée. Il y en eut pour l’exalter, – Comme Ibn Qasî – mais il en eut pour le jeter aux flammes, comme les Almoravides.

On dit qu’Ibn Tûmart s’était rendu en Orient, et même qu’à Baghdad, il aurait rencontré al-Ghazzâlî et se serait entretenu avec lui. Ibn Tûmart aurait informé Ghazzali du sort qui a été réservé à son livre au Maghreb. Ghazzali aurait été attristé par cette information, et aurait imploré Dieu de mettre en pièces les Almoravides, comme ils ont mis en pièces son ouvrage. Ibn Tumart se serait porté candidat pour être l’homme par lequel cette prière sera exaucée. (voir en appendice al-mannu bil-imâmat, d’Ibn Sahib al-Salât)

La chronique nous fournit une indication concernant la position d’Ibn Tûmart à l’égard de Ghazali, mais la rencontre pourrait très bien avoir été inventée. Si Ibn Tûmart s’est rendu en Orient, il aurait pu rencontrer un disciple de Ghazzali, car ce dernier était mort en 505/1111.

Ibn Tûmart réalise la gravité de la situation, et se convainc que désormais, les Maghrébins allaient devoir trouver eux-mêmes la solution.

Peut-être qu’enfin pour une fois le Maghreb viendra-t-il au secours de l’Orient. Plus tard, Ibn Arabî revendiquera cela en usant d’une métaphore nuptiale : la sagesse est occidentale par son premier mariage, et elle n’échoit aux orientaux qu’en secondes noces.

Les orientaux avaient dit tant de choses et leurs contraires, qu’ils avaient perdu le fil de l’écheveau. Ibn Tûmart tente donc une première réforme. Mais si Ibn Tûmart entrevoit le problème, son action aura seulement le mérite de déverrouiller les esprits, de déclencher les mécanismes, en un mot de lever les tabous. Oui, on a le droit de réfléchir, on a le devoir de réfléchir.

Il introduit la rationalité au fond du débat, mais il introduit surtout ce qui sera selon moi, le maître mot du débat qui résume la problématique : l’Unité. Al-Muwahiddûn. Cette expression ne doit pas être comprise seulement comme l’affirmation réitérée de l’unité divine qui est admise et comprise par tous les musulmans. Ibn Tûmart a en vue d’en tirer toutes les conséquences sociales et sans doute philosophiques. Dans son traité A’azzu mâ Yutlab, on rencontre un vocabulaire étonnamment nouveau : il emploie l’expression de wujûd motlaq…

Le rôle de revivificateur de la religion (Dîn), Muhyi al-Dîn, et pas seulement muh’y ‘ulûm al-dîn, sera dévolu à Ibn Arabî, né aux débuts de la dynastie almohade, qui tel Zarathoustra, rapportera de son Andalousie natale la solution à son peuple, à tous les peuples. Ibn Arabî a conscience que cette solution qu’il a trouvée, – ce remède miraculeux qui avait le pouvoir de soigner les maux les plus incurables-, était destiné d’abord à l’Orient au chevet duquel il s’empresse de se rendre. Il fait ses adieux à sa chère terre maghrébine…

Ibn ‘Arabî arrive en Orient et s’y installe au début du 13ème siècle. Le Calife abbasside lance sa « campagne » pour l’honneur des musulmans autour des années 1220. Entre temps, Ibn Arabî, homme de plume, mais aussi homme d’action, aura rencontré les plus grands esprits de son temps, et pris en charge la formation de centaines d’élèves.

Il rencontre Abu Hafs Sohrawaradi, l’auteur du Awârif al-ma’arif, que l’on continue de publier en marge du ihya ulûm al-Dîn, en reconnaissance de la dette que le soufisme garde envers al-Ghazzali.

Au Maghreb, en 1212, sonne déjà le glas des Almohades qui sont vaincus par la coalition chrétienne à la Navas de Tolosa… Après leur victoire à Tunis, contre les derniers Almoravides, en 1202, Les Almohades n’auront réunifié le Maghreb que pour dix ans.

Pendant ce temps, au lointain, en Mongolie, Gengis Khân rassemble ses troupes…

Une ère nouvelle commence dans l’histoire de l’islam : celle où les hommes du cœur, les maitres soufis vont enfin être écoutés. Nous étions entrés dans la troisième phase de l’épistémè musulmane : il y eut un temps où le verbe et le substantif savoir correspondait essentiellement au savoir juridique, puis une autre étape nous fit pénétrer dans les arcanes du questionnement philosophique. La troisième phase était celle du retour au cœur du problème : en quoi consiste la foi ? Il y eut d’abord les fuqaha, suivis des falasifa, l’heure était aux mystiques.

Est-ce à dire que les fuqaha étaient devenus inutiles ou que l’on n’avait plus besoin de philosophes ? Certes non. Mais le mal qui frappait la société était trop grave pour relever des décisions législatives ou parlementaires, comme on le voit aujourd’hui en Occident qui fait face à une crise spirituelle semblable. Seuls les mystiques ont qualité pour soigner cette sorte de mal.

Le calife abbasside a eu le mérite d’entrevoir cela, de réaliser que quelque chose devait être fait qui ne soit ni de nature philosophique, ni de nature juridique, quelque chose qui réchauffe les cœurs des croyants, qui leur insuffle la joie de vivre en se mettant au service de la cause divine, avec amour.

Il ordonne la restauration de la Futuwwa, mais à une échelle généralisée. Mais cela est aussi une décision juridique. Bonne décision qui témoigne de la sagesse du calife, mais quand le calife la prend, le mal était fait. Et c’était déjà trop tard, dirait celui qui ne voit qu’un seul aspect de la question : les mongols finiront par prendre Baghdad… Humiliation plus grande pour les musulmans que celle du 11 septembre pour les Américains. Un géant qui vient se faire battre sur son propre sol !

Va-t-on penser que tout est fini, que c’était vraiment trop tard ? C’est l’aspect apparent des choses. Chaque chose vient en son temps.

Le travail des groupes de qalandar, de akhis, de fityan, de soufis qui sillonnaient dans les deux sens Est-Ouest les territoires de l’Asie mineure, allait s’avérer efficace.

Les forces bénéfiques de l’islam étaient, elles-aussi, inlassablement à l’œuvre. Résultat : ces mêmes vainqueurs finiront par se convertir en particulier grâce au travail d’un maitre qui fut le fils d’un disciple de Nadjm al-Dîn al-Kubrâ et qui s’appelle Ibrahim, fils de Seyf al-Dîn Bâkharzî. La parole a vaincu l’épée.

Le vainqueur est vaincu ? Non. Le vainqueur a triomphé de son triomphalisme. Lâ ghâliba illâ Allah !

L’étude moderne de la futuwwa par les orientalistes voyait à ses débuts dans la futuwwa, une sorte de chevalerie (Hammer-Purgstall). C’est normal : on définit ce que l’on ne connaît pas par rapport à ce que l’on connaît ; mais cela prête à sourire, car aujourd’hui, on dirait plutôt que c’est la chevalerie qui est une sorte de futuwwa, comme nous allons essayer de le montrer par la suite.

La société moderne le sait bien : tous les esprits grands ou petits le reconnaissent : la science occidentale est la plus avancée qui soit, y compris la science religieuse. Mais cette science-là ne peut rien faire pour l’Occident. La technologie règle beaucoup de problèmes, les antibiotiques modernes viennent à bout de tant de maladies qui terrassaient les générations précédentes, mais la maladie de la foi n’a jamais eu qu’un seul remède et ce remède parfait ne demande aucune sophistication nouvelle. Ce qui fait défaut, c’est le médecin de l’âme qui le prescrirait.

Nous n’avons pas la recette des prophètes, ou plutôt on ne veut même pas essayer de retrouver la recette des prophètes, et d’inverser la tendance. Comment cette recette « prend », au bout de plusieurs siècles, et comment on l’ »oublie » au bout de quelques autre siècles.

En ce moment, vous le savez sans doute, même les occidentaux sont à la recherche de la simplicité, de ce qui permettrait de sortir du malaise actuel, et de retrouver l’équilibre et la joie naturelle dans la société. Ils sentent aussi que quelque chose de grave est en train de faire perdre les repères aux gens, sans avoir de remède à proposer.

C’est dire que tout le monde, toutes religions confondues, ont besoin de la futuwwa. Et je pense que c’est là que la futuwwa constitue un retour à la muruwwa, à l’hommerie, comme disait Montaigne en français, et qui sûrement traduisait le mot de rajla (rujûla), comme nous disons au Maghreb.

Avant de se réclamer de telle ou telle enseigne religieuse, apprenons d’abord les bases de ce que c’est qu’être un homme.

Je vous donne ici un exemple de la façon dont un maitre spirituel de la Kabylie a enseigné cette modeste vie, cette vie normale qui doit être celle du fatâ.

Vous connaissez sans doute cette habitude parmi les murids qui croient en l’Invisible, al-ghayb, (c’est cela le soufisme, et c’est cela qui définit d’abord le mu’min), on trouve une certaine naïveté dans l’exaltation de leur maître. Il est le qotb de notre temps, il est le plus grand maître, etc…

Cette tendance tanzihiyya, est équilibrée par la tendance tashbihiyya de ceux qui pour parler de leur maitre affirment simplement : c’est lui qui m’a appris à prêter attention à l’éducation de mes enfants, à les écouter, c’est lui qui m’a appris à rétablir la paix dans ma famille, etc.

Un homme qui se disait poète se rendit auprès du Shaykh Mohand oul’Hossin (mort en 1905) pour lui réciter quelques-unes de ses compositions.

Il lui dit :
Où sont les awliya ?
Ils sont établis dans les montagnes
C’est du regard qu’ils inspectent la terre
Sans jamais la fouler du pied…
Le Shaykh Mohand lui dit :
Non, ne dis pas ça, dis plutôt :
Où sont les awliya ?
Ils sont dans les cités, dans l’effort!
Ils combattent pour les familles
Et dépensent pour les pauvres
Les amis et les proches
Ils sont mieux que les pèlerins…

La Voie ne consiste pas dans l’affirmation de principes métaphysique, mais elle est une voie d’apprentissage de la vie sociale, de l’utilité pour la société. Le maitre ne vous enseigne pas la doctrine de la wahdat al-wujûd, il vous apprend à devenir apte à « voir » la wahdat al-wujûd. On ne débat pas chez les maitres.

Lorsqu’on regarde la face « kamâl » du saint, on a tendance à la première, tanzih.

Quand on regarde la face humaine, la face fatâ du Shaykh, on parle de la seconde, tashbih.

Dans les traités de futuwwa, l’accent est mis sur les qualités sociales de l’acte du fatâ : il ne tue pas, il ne chasse pas, il n’exerce pas la profession de boucher.

A la guerre, il est brave et valeureux, mais ne tue que pour la bonne cause. Il ne poursuit pas le combattant qui s’enfuit. Et lui-même ne s’enfuit jamais, cela compromettrait son exemplarité. L’imam Ali ne portait pas de cotte de maille sur son dos. On lui en demanda la raison : il répondit : « M’a-t-on jamais vu tourner le dos à l’ennemi ? ».

C’est surement à cause de cette dimension d’exemplarité que la futuwwa a été perçue par les musulmans comme ce qui méritait d’être institué pour assurer la défense de l’islam, de l’honneur de l’islam. Car ce sont les actes des croyants qui illustrent l’enseignement d’une religion donnée.

Nos imams savent très bien ce qu’il en coûterait à l’islam si leur comportement était entaché de lâcheté de corruption ; idhâ fasada al-‘âlimu fasada al-‘âlamu. Quand se corrompt l’homme de science, le monde entier se corrompt.

Nous avons vu combien les actes de certains prêtres faibles ont récemment mis dans l’embarras une grande religion sœur de la nôtre.

Etymologie du mot chevalerie

Le cheval est la plus belle conquête de l’homme, dit-on ; dompter un cheval serait le parfait exercice pour apprendre à se maitriser soi-même.

Parmi les pratiques sportives recommandées par la tradition prophétique : la natation, le tir à l’arc, et la pratique de l’équitation.

Je me demande quand même comment en Occident on a appelé chevalerie cet ordre de noblesse correspondant à la futuwwa. D’autant plus que le terme caballus en latin qui aurait donné le mot cheval, désignait un mauvais cheval, et que le cheval de bonne race était appelé equus par les romains. On dit une statue équestre, un sport équestre. L’adjectif équestre est employé dès lors qu’il s’agit du cheval de bonne race. A contrario, on parle de viande chevaline.

On s’attendrait donc à ce que ce qui désigne la grandeur morale, aurait du s’appeler équiterie ou quelque chose de semblable.

Voyons donc pourquoi, à notre avis, chevalerie a prévalu ?

Le texte par lequel le calife abbasside al-Nasir li-Dîn Allah a institué la futuwwa, au début du 13ème siècle, parlait de la remise au lauréat des « pantalons de la futuwwa » (si nous donnons au mot sarâwîl le sens qu’il a aujourd’hui dans l’arabe parlé). Nous ne savons pas s’il s’agit réellement d’un vêtement, ou de quelque chose qui le symbolisait, comme l’ordre de la jarretière.

Sarâwîl est le mot arabe pour désigner les pantalons (sarwâl au singulier). Le mot lui-même dérive du persan shalvâr, la lettre sin se substituant en arabe à la lettre shin du persan dans les mots arabes d’origine persane.

On a un autre exemple ou c’est le sin persan qui est remplacé par le shin arabe, comme le mot arabe que nous utilisons au Maghreb, shawârî, sorte de grande besace que l’on pose sur le dos des ânes, les mulets ou les chevaux et que l’on charge de façon équilibrée pour le transport des objets ou des marchandises. Or le mot persan pour monter à cheval est savâr shodan, être monté sur un cheval. Le verbe savar tout seul signifie monter, au sens général.

Savârî désigne donc la pratique de l’équitation.

Savaar, pluriel savârân, désigne le cavalier ou ceux qui sont sur une monture.

Tiz davam, Tiz davam, tâ be Savârân beresam (Rumî)

Je cours vite, je cours vite, afin de rattraper ceux qui sont sur des montures

Je me demande si le mot « subir » en espagnol, ne dériverait pas de ce savâr persan.

En général, ce peut-être un cheval (ou une jument), mais il peut aussi s’agir d’un âne, d’un mulet, et je crois savoir que c’est le chameau, et plutôt la chamelle, qui est, la monture par excellence aux yeux d’Ibn Arabî, toujours guidé par l’Imitation du Prophète (S).

Je me demande alors si le mot chevalerie qui désigne bien une pratique faite de vertu, de courage et de service, ne s’est pas progressivement construit sur ces valeurs, sans aucun lien avec le cheval, comme on a tenté plus tard de le rattacher en Occident.

Le mot chevalerie aurait donc bien pu venir aux occidentaux par une transformation du mot shalvar, en persan ou sarwâl en arabe, qui désigne le pantalon. On est passé par de shalvar a cheval, par ressemblance de sonorité.

La source la plus intéressante à ce sujet est celle du Futuvvatnâme écrit en persan en 689/1290, par un auteur vivant en Anatolie et nommé Nasiri, mort vers 1300 et auteur d’un mathnawi exposant la chevalerie spirituelle.

Nasiri écrit à une grande époque du soufisme que fut le 13ème siècle. C’est l’époque d’Ibn Arabî, de Shams Tabrizi et de Rûmî, pour ne citer que les noms les plus grands. Mais les disciples de ces derniers sont aussi des géants de la pensée spirituelle de l’islam.

L’Anatolie en particulier était connue pour être la terre des Abdalân-e Rum (abdâl, terme soufis désignant une catégorie de saints appelés les substituts ; abdâlân est le pluriel persan de abdâl qui lui-même est un pluriel en arabe de badal) ; Le mouvement des akhis était devenu très animé. Ibn Battouta qui visite l’Anatolie en 734 de l’hégire, les appelle les « akhiyat ul fityân ». Un auteur Ottoman comme Ashiq Pasha-Zadé les appelle aussi « akhiyan-e Rûm ».

Nasiri définit la Futuwwa d’abord par les textes coraniques puis par les traditions prophétiques et par les paroles des grands saints de l’islam, comme Junayd, abu Bakr al-Warrâq, etc…

Ce qui définit le Fatâ est qu’il ne rend jamais le mal par le mal. Il ne fait que le bien même à ceux qui lui font du mal. Il persiste dans cette attitude, même quand la provocation est récurrente, durable. Il n’a pas d’ennemis. Les lecteurs d’Ibn Arabî reconnaitront ici l’étape où la ‘ayn thâbita (essence immuable, la personne telle qu’elle est connue par Dieu) renonce à l’être propre pour s’en remettre entièrement à l’Etre divin, dans la station de servitude (‘ubudiyya) parfaite.

Parmi les personnes qui ne « goûteront » jamais le sens de la futuwwa, Nasiri mentionne les infidèles, les hypocrites, ce qui va de soi, mais aussi les hommes qui s’adonnent à la chasse ou au métier de boucher.

Il décrit de façon précise beaucoup de rites d’initiation à la Futuwwa, en en décrivant les « mythes » qui en sont à l’origine de chacun.

Ce qui est intéressant pour nous ici, c’est qu’il donne une explication à l’origine de l’usage du « pantalon » comme insigne de la Futuwwa que nous ne trouvons pas dans les ouvrages relatant l’institution de l’ordre par le calife abbasside.

Lorsque Nemrod voulut jeter Abraham au milieu du brasier, il ordonna qu’on le dépouillât d’abord de sa robe. Dieu ordonna à Gabriel de le revêtir d’un pantalon apporté du Paradis, afin que le nom d’Abraham ne soit pas entaché par une mauvaise réputation.

Lorsqu’Adam a gouté au fruit de l’arbre défendu, il a eu la surprise de découvrir sa nudité. Pris de honte, il alla chercher le moyen de la dissimuler, mais toutes les plantes refusèrent de lui offrir leurs feuilles, y compris l’immense arbre du Paradis nommé Toba.

Ses plaintes finissent par attendrir le figuier qui l’autorisa à arracher quatre feuilles qui laissèrent s’échapper à leur base des gouttes d’une sève laiteuse.

Les Houris recueillirent cette sève et en tissèrent un turban (dastarche) et des pantalons qui serviront plus tard à Abraham qui sera le premier à porter les pantalons de la Futuwwa , après avoir abattu les idoles de son peuple.

Dieu blâma le figuier d’avoir désobéi et enfreint la règle qui fut observée par tous les autres arbres. Le figuier reconnut sa faute. Il donna cependant la raison pour laquelle il a consenti à la demande d’Adam : il a rendu le bien pour un mal ; il est venu au secours du pécheur. Il a imité Dieu Lui-même dont la bonté n’a pas de limite.

Dieu fut très satisfait de cette excuse et ordonna que le bois de figuier ne servît jamais au feu.

Plus tard, le pantalon qui devait servir à Adam fut attribué à Abraham qui se comporta en Fatâ en abattant les idoles de son peuple. Et c’est depuis ce temps-là que les pantalons servirent d’insigne de la futuwwa. Le pantalon d’Abraham revint en héritage à l’Envoyé de Dieu qui le transmit à l’Imam Ali. Ce dernier l’a transmis à Selman. Après ce dernier, le Pantalon est retourné au Paradis.

Le mot employé par Nasiri est celui de sarwâl, ou sarvâl prononcé à la persane ou à la turque.

Mais il emploie aussi le mot persan shalvar, dans le titre du chapitre où il en traite. On sait que mot sarwal vient du persan shalvâr et si Nasiri emploie aussi la graphie arabe, sarwâl, cela doit s’expliquer par son souci d’observer le vocabulaire employé par ses prédécesseurs et notamment le calife abbasside.

Nasiri distingue aussi deux types de futuwwa, qawlî et seyfî, c’est-à-dire celle de la (bonne) parole et celle de l’épée.

Celui qui possède les deux est supérieur. Le Prophète (AS) a dit : « Je suis le prophète de l’épée et de l’épopée ».

Et puis je rappellerai à ce propos la parole prophétique : « al-dâll ‘alà al-khayr ka-fâ’ilih », Celui qui indique le bien est semblable à celui qui le fait. La noblesse de robe vaut la noblesse d’épée.

Je me demande si par le fatâ qawli, on ne devrait pas comprendre les hommes qui ont combattu par la parole, en galvanisant le courage des combattants par de beaux vers par exemple. Par exemple, Hassân ibn Thâbit le poète de l’Envoyé de Dieu (saw) ou à notre époque Nizzar Qabbânî, dernier représentant de la poésie arabe. La plume vaut bien l’épée.

Je me demande aussi, si Zuhayr ibn abi Salma n’avait pas cela en vue quand il distinguait dans sa mu’allaqa deux dimensions du fatâ : celle de la bonne parole et celle du cœur, moteur des actions (Lisân’ul fatâ nisfun wa nisfun fu’âduhu).

Mais en son temps, le fatâ n’avait pas la même charge sémantique que celle qu’il recevra quelques dizaines d’années plus tard, avec la révélation coranique.

Omar Benaïssa
8 novembre 2014

Bibliographie :

― EI2, Article Futuwwa.
― Ibn abi al-Salât, al-mannu bil-imâmah.
― Ibn Bibi, El-evamirulaliyye fil umûr al-‘alâ’iyye, édition de Necati Lugal et Adnan Sadik Erzi, Ankara, 1957.
― Taeschner, Franz, Der Anatolische Dichter Nâsirî (um 1300) und Sein Ftuvvetnâme, Leizig, 1944 comprenant le texte complet du Futuvvetnâme-ye Nâsirî, ainsi que des extraits d’un traité en rime mathnawi sur la voie d’illumination, intitulé kitâb al-Ishrâq.
― Sulami, Kitâb al-Futuwwah.

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