« Faut-il courir sans fin…derrière une chimère, ou s’arrêter et réfléchir ? Le musulman n’a pas besoin d’un Etat pour dominer ce monde, mais d’une conscience pour participer au drame de ce monde.» (Le Problème de la Culture, texte ronéotypé, page 90, Alger, sans date)

La mondialisation en marche révèle pas mal de contradictions et d’aberrations aux yeux d’un observateur encore sous l’influence de la bipolarisation qui a régné durant tout le XXème siècle. Elle enseigne aux hommes que leur destin est désormais bel et bien unique. Mais en attendant, elle leur apprend surtout que cette unité de destin est encore potentielle, idéale, non encore bâtie sur des critères scientifiquement établis. L’infrastructure technique (ONU, UNESCO, OMS, Union postale, OMC, etc.) existe, mais la superstructure idéologique reste à construire. La mondialisation n’est pour l’instant qu’un impérialisme, une volonté d’hégémonie déguisée ou au mieux justifiée en bonne intention.

Elle brasse des sociétés d’âge inégal. Elle tend à niveler les différences, à les voiler, sans réellement les dépasser. Mais des forces sont à l’œuvre…

Dans cette évolution en cours, La société musulmane n’arrive pas encore à se faire une place. A bien des égards, le diagnostic des « médecins de la civilisation » est qu’elle est sur le point de rater le train du progrès, de perdre encore plus de terrain.

Dans ces conditions, la société musulmane n’existe dans ce monde que de façon passive, que pour subir la domination de la société occidentale. Cette dernière est au faîte de sa puissance, alors que la société musulmane est au plus faible de son état.

Le débat mondial ne la concerne pas a priori, ne lui donne pas en tout cas un droit de regard, encore moins de décision ou de gestion des affaires. Elle n’a pas les moyens de faire entendre sa voix.

Depuis six siècles, les musulmans ont été progressivement écartés de la politique mondiale, relégués à l’arrière-plan de l’histoire.

Sur la scène, le rôle principal a été tenu par les Occidentaux. Les musulmans n’ont joué aucun rôle actif dans le Nouveau Monde (Amérique), ni dans les grandes explorations terrestres, ni dans les colonisations, ni dans les découvertes qui ont précédé et suivi la Révolution industrielle.

Ils n’ont pas seulement été tenus à l’écart : ils ont aussi été les victimes et les cibles de cette politique occidentale qui tentait de réduire à zéro le rôle de l’islam dans le monde, à faire comme si l’islam n’avait jamais existé, à lui dénier toute importance.

Résultat : les pays musulmans ont été colonisés, occupés par des troupes occidentales ou soumis à leur tutelle et à bien des vexations et humiliations. Ceux d’entre eux qui ont échappé à la colonisation directe sont néanmoins demeurés colonisables, et ont dû se soumettre à des statuts non moins dégradants.

Ce déclin est devenu perceptible depuis la fin de la dynastie des Almohades au 14ème siècle. Les musulmans ont commencé à glisser inéluctablement sur la pente de la décadence, se montrant incapables de freiner leur chute et de reprendre la situation, malgré quelques succès sensationnels, comme la prise de Constantinople.

Cette situation a fini par devenir normale pour les Occidentaux qui ont tout intérêt à ne pas entretenir jusqu’au souvenir d’une quelconque grandeur de l’islam. Mais elle est restée insoutenable pour les musulmans qui la vivent comme une malédiction, d’autant qu’ils sont restés convaincus de la vérité intrinsèque, voire de la supériorité de leur religion. Cette conviction a entretenu malgré tout l’espoir d’un réveil.

Encore aujourd’hui, la société musulmane n’a pas cessé d’éprouver un sentiment d’impuissance, d’incapacité à reprendre sa place, à se remettre sur l’étrier et tenir les rênes  de quoi que ce soit.

En pratique, les musulmans ont fini par ne plus compter presque pour rien dans les décisions concernant l’orientation du monde.

Ce drame vécu et enduré dramatiquement est la principale question qui occupe les consciences des leaders de l’islam, leaders qui continuent d’entretenir l’espérance.

Dans l’ordre actuel du monde, le rôle des musulmans est devenu encore plus difficile à définir, le musulman vivant dans la double confusion totale, celle qu’il traîne depuis des siècles, et celle que ne manque pas de lui créer la lutte idéologique. Comme dans un cauchemar, les musulmans voient leurs efforts réduits à néant, à chaque tentative de reprendre en mains leur destin.

Longtemps, ils ont pensé naïvement qu’ils n’avaient qu’à se réveiller, qu’à se dégourdir pour devenir les égaux des Occidentaux et peut-être même faire mieux qu’eux.

Après tous les échecs, ils en sont venus à se demander s’il ne valait pas mieux renoncer, et se résoudre à attacher leur piteux wagon à la puissante locomotive de l’Occident et se laisser traîner sur des rails que l’on aurait posés pour eux.

D’ailleurs, cela aussi, ils l’avaient testé, à leur corps défendant, à l’instigation de leurs leaders « modernistes ». Cela en fit des parias, des simples porteurs de valises de l’Occident.

Mais, loin de se résigner, ils en sont à croire aujourd’hui encore plus fortement en la nécessité de ramener l’islam au rôle d’acteur principal, sans en voir tout à fait les raisons, ni les modalités.

Il leur a été facile de se mettre dans cette impasse. Ils voient à présent combien il leur est difficile de retrouver le chemin de la grandeur.

Ils ont perdu la recette de la civilisation, qu’ils pensaient simple à maîtriser. Leur rapport à l’islam s’est vicié, ils ne sont plus capables de recréer l’ambiance crédible et fructueuse des premiers musulmans.

Faut-il chercher dans l’héritage des Anciens ou faut-il imiter les contemporains ?

Ce qu’il y a de pire, c’est que le pétrole, seul moyen d’exister pour les musulmans, sera bientôt rare. Les minerais sont en train de s’épuiser, de disparaître des sous-sols. Il n’y aura bientôt plus de fer, de cuivre, d’aluminium, de manganèse et d’uranium…

Et entre temps les musulmans n’auront même pas encore appris à les extraire, à les exploiter.

Ils auront raté pas seulement la civilisation, mais les moyens de la civilisation.

Toute la pensée, tous les efforts, sont concentrés sur un faux problème : comment ressusciter une société moribonde, disparue.

Or il s’agit de déterminer comment redonner à l’islam son efficacité,  son action miraculeuse. Nous pensons la décadence au lieu de penser la créativité, la nouveauté. Nous cherchons la vie dans les fossiles, sans cesse remués dans leurs cendres. Nous menons une enquête impossible pour retrouver le responsable de notre état.

Pour exorciser ce sort, et se tirer du piège dans lequel ils se sont laissé prendre, les musulmans feraient mieux de commencer par cesser de penser les choses en termes de revanche, de compétition, et de chercher ailleurs qu’en eux-mêmes les ‘‘responsables’’, causes de leur décadence actuelle. Cesser de gesticuler et « s’arrêter et réfléchir ».

Les musulmans historiques sont hors-jeu. Le salut viendra d’ailleurs.

Crise du monde et crise musulmane

La crise qui frappe les musulmans  est différente de celle qui menace le monde de façon générale. C’est tout le monde qui se trouve dans une impasse. A trop vouloir tenir l’islam à l’écart, les Occidentaux ont fini par créer un vide insoutenable. Ils ont par là même, « mondialisé » la question de l’islam.

On en est à présent à envisager de poser le postulat que si le monde est arrivé à l’impasse actuelle, c’est aussi parce que l’islam n’y a jamais plus joué aucun rôle, et que par conséquent les musulmans ne devraient plus être les seuls à aspirer à l’islam. La perspective est révolutionnée.

L’Occident entrevoit la nécessité de  changer la mentalité, de changer la politique suivie depuis près de 6 siècles : le colonialisme. En particulier cesser de regarder le monde musulman comme une proie à recoloniser. Attitude qu’ils ont développée à leur corps défendant, pour faire plaisir à la civilisation des marchands.

Quand on voit l’Occident s’opposer aux progrès réalisés par l’Iran, et les condamner sous le prétexte qu’ils menaceraient sa sécurité, c’est surtout son hégémonie qu’il souhaiterait continuer d’exercer sur l’islam. Cette survivance de la mentalité colonialiste nuirait à court terme à l’Occident. Ce dernier ne pourra pas indéfiniment fonder sa politique sur la complaisance à l’égard de la civilisation des marchands

Faute de détenir un pouvoir politique, d’être un grand parmi les « Grands », les musulmans ont le devoir d’être la conscience du monde.

Ainsi notre désir de retourner sur la scène ne serait plus motivé par la haine envers l’Occident, ni par un désir de revanche, mais par l’ambition de nous réconcilier avec nous-mêmes, afin de pouvoir donner tout le bien qui est en nous et que nous avons refoulé depuis des siècles, en tant que société.

Car force est de reconnaître que le mal que nous nous sommes faits est bien pire que celui qui nous a été infligé par les autres qui n’ont fait que l’aggraver, en profitant de notre inattention.

La situation mondiale a si fortement évolué que toutes nos précédentes conceptions des choses sont dépassées. Elle demande une approche nouvelle.

Il devient évident pour tous, que ce n’est pas seulement l’islam qui veut revenir au monde, mais que c’est aussi le monde qui fait appel à l’islam. Car l’islam est perçu comme porteur de solutions pour l’avenir du monde. Le message de l’Envoyé de Dieu est en effet de plus en plus perçu comme un acteur principal du monde futur. Le monde a naturellement soif d’islam, quand bien même les musulmans historiques y renonceraient.

Première condition donc : l’avènement d’un rôle de l’islam est conditionné par la rencontre simultanée de deux aspirations convergentes.

Il ne suffit pas de désirer. Il faut aussi que l’on soit désiré.

Et ces deux conditions semblent réunies.

Définissant « le rôle du musulman dans le dernier tiers du 20èmesiècle », Malek Bennabi avait mis l’accent sur deux points essentiels :

Primo, que les musulmans fassent leur entrée dans le monde de l’efficacité, c’est-à-dire qu’ils s’efforcent de rattraper leur retard économique et social. Il appelle cette première condition promesse mineure.

Secundo, que les musulmans réalisent en même temps, que la promesse mineure n’est pas tout. Leur apport consistera surtout dans la mise en pratique des conditions de la promesse majeure. Il ne s’agit pas pour nous de vaincre l’Occident ou un quelconque ennemi illusoire, mais d’apporter au monde la paix et le bonheur.

Même si nous avons aussi besoin de garantir notre sécurité, ce n’est pas un missile nouveau fabriqué par nous qui règlera tous nos problèmes ou encore qui définira notre rôle.

Le monde moderne a été créé par l’islam

C’est en effet à Médine et sous le Prophète (SAW) qu’ont été définies pour la première fois les conditions d’une coexistence pacifique entre les trois religions monothéistes. C’est l’islam qui a pris cette initiative alors que rien ne l’y obligeait, selon les critères politiques occidentaux toujours fondés sur une vue colonialiste du monde.

Seule l’islamisation pourra redonner vie à ce modèle, car seul lui en fournit la recette et les ingrédients.

Depuis la fondation de l’Etat médinois, le monde a pour la première fois appris à construire une société sur la base de la religion.

En fondant l’Etat médinois, le Prophète a donné l’impulsion définitive qui a enfin instauré la religion monothéiste comme base pour la fondation d’une société mondiale. Cette impulsion a été nourrie par l’énergie de l’élan que les prophètes successifs n’ont pas cessé de renforcer depuis Noé et Abraham jusqu’au Prophète, en passant par Moise, David et Jésus (que la paix soit sur eux tous) et les prophètes arabes (Shu’ayb, Yunus, etc..). Le Prophète s’est défini comme la dernière brique de l’édifice divin.

En deux mouvements, l’islam est parvenu jusqu’en Chine à l’Est, et jusqu’en France à l’Ouest, comme une flèche tirée par un arc dont la tension n’avait jamais été encore égalée.

Tant que cette énergie était portée par des hommes authentiques fraîchement motivés (phase de la foi sur la figure 1), elle continuait de gagner du terrain. Dès que les rois, c’est-à-dire des hommes imbus de l’esprit d’empire, feront leur apparition à la tête des musulmans, elle perdra en puissance, et l’islam en audience.

Auparavant, le judaïsme d’abord, puis le christianisme, avaient tenté de développer une société fondée sur les principes religieux, mais force est d’admettre que seul l’islam réussira avec éclat. Avant lui, le Christianisme avait toute la peine du monde à subsister face au paganisme grec et romain. La puissance de la foi (qui se mesure par l’ouverture plus ou moins grande de l’angle α sur la figure) était insuffisante. C’est pourquoi l’islam, bien que venu après le christianisme, va réaliser son premier cycle de civilisation avant lui, car son angle α est plus ouvert, la motivation des musulmans étant beaucoup plus puissante, plus mobilisatrice.

Dans la figure 1, les dates de 657 et 1237 en ère chrétienne, correspondent respectivement à la bataille de Siffin, où les musulmans s’affrontent, et la fin de l’Empire Almohade au Maghreb et en Andalousie.

Quand débute la mission prophétique à la Mecque, le christianisme se mourrait et ne subsistait plus que dans quelques monastères qui n’avaient rien de comparable aux cathédrales monumentales qui seront construites plus tard en Occident.

Les chrétiens avaient déjà perdu jusqu’à la langue même dans laquelle s’est exprimé  Jésus (Que le salut de Dieu soit sur lui).

Les prédicateurs chrétiens avaient fort à faire pour convaincre les tenants de la pensée grecque et romaine qui se montraient indifférents à une religion dont certains enseignements ne cadreront jamais avec leurs principes.

Le christianisme écarté de ses terres par l’islam triomphant, c’est-à-dire par la conversion massive de ses adeptes et des derniers païens orientaux, ira chercher sa chance en Occident, où il mettra en pratique les leçons qu’il a reçues de l’islam, en qui il verra son nouveau rival et sur lequel il prendra plus tard sa revanche. Un islam qui pourtant reconnaissait la mission de Jésus, et qui balaiera sans peine les résistances païennes (religions grecque et romaine).

Ainsi donc, dès son origine, tout le christianisme occidental a été fécondé par l’islam. C’est ce dernier qui lui a inculqué les leçons de civilisation, qui le feront sortir des monastères où il s’était confiné, apeuré et désillusionné par la résistance du paganisme gréco-romain.

Il est par conséquent plus juste de parler d’islamo-christianisme, à propos de la civilisation occidentale actuelle. Mais on comprend aisément que l’on ne veuille pas garder le souvenir de la leçon reçue.

Le grand historien anglais Arnold Toynbee a établi que les civilisations[1] naissent à la suite de défis. La riposte à un défi marque le début d’une civilisation, même quand cette riposte tarde à se faire tangible.

Or c’est en tentant de relever le défi de l’islam que la chrétienté a vu le jour en tant que civilisation, après avoir végété six siècles durant tant bien que mal.

Les chrétiens ont ainsi une dette envers l’islam. On ne peut scier sans danger la branche sur laquelle on est assis.

Ce que l’islam a fait, on ne peut le refaire que par une entente avec lui.

Le monde doit revenir à son premier maître en civilisation pour compléter son enseignement et recevoir l’aide indispensable pour lui permettre de poursuivre la route.

Le défi qu’il s’agit de relever  aujourd’hui est de fournir au monde unifié des assises juridiques et spirituelles solides.

La direction du monde

La direction du monde actuel demande une plus grande capacité d’amour, un esprit plus universel qui a fait défaut à la direction ecclésiale qui, des siècles durant, n’a ménagé aucun effort pour décider par la violence la plus extrême de l’édifice actuel sur lequel pourtant elle a fini par perdre toute emprise réelle.

Le Christianisme est aujourd’hui victime de la mondialisation. Il est écrasé par le poids de la mission nouvelle qu’il ne prévoyait pas, même s’il a toujours eu l’ambition naturelle de l’universalité.

Il a trop perdu de son âme en s’engageant dans l’Empire occidental, l’Empire de Charlemagne, et en confondant l’empire des hommes avec l’empire divin, en confiant à César ce qui appartient à Dieu.

Le christianisme a été épuisé et à jamais discrédité par les despotes qu’il a servis et couronnés.

Le défi actuel est trop grand pour pouvoir être relevé avec les seuls moyens d’une institution comme l’Eglise qui a elle aussi fait de la haine et de la vengeance ses principes d’action contre l’islam. Inconsciemment, cette haine s’est transformée en sa raison d’être. Danger de la dépendance à l’égard de l’ennemi illusoire ! Danger du jeu de la haine !

La solution consisterait pour chacun à comprendre que la mission de prêcher l’Amour incombe à toutes les grandes religions et pensées humanistes du monde.

Par conséquent, le retour sur la scène consisterait pour l’islam— et pour le christianisme — à redevenir le moteur alimentant de nouveau la pensée mondiale, à colmater et éventuellement remplacer partout où elle est défaillante la pensée occidentale, c’est-à-dire la culture d’empire et le colonialisme.

Mais il devra à tout prix se garder de tomber dans l’exemple de l’Occident : vouloir se venger, dominer.

C’est cette approche illusoire qui a causé l’échec de ses tentatives de renaissance. Vouloir recréer une grandeur historique, pas une grandeur d’âme. Un empire au lieu d’une culture universelle, un état de tension conflictuelle au lieu d’une ambiance de paix.

Je me rappelle que lorsque nous sortions du séminaire de Bennabi, nous nous posions souvent la question : si la civilisation est toute entière dans l’efficacité, pourquoi alors resterons-nous musulmans ?

On ne comprenait pas alors la distinction entre musulmans  et islam, les premiers pouvant manquer des occasions, le deuxième toujours agissant.

Dans notre esprit, l’islam et les musulmans ne faisaient qu’un.

L’option longtemps envisagée de la modernisation, c’est-à-dire de l’imitation de l’Occident, de la laïcisation, n’avait pas pu aboutir, parce qu’elle était envisagée  formellement, comme de se conformer aux habitudes vestimentaires  européennes.

Et comme nous n’avions aucune raison de renoncer à l’islam, de le troquer contre un christianisme complice du colonialisme, nous préférions demeurer dans notre perplexité plutôt que de quémander la recette de la civilisation, de suivre davantage le modèle externe.

Quand nous aurons atteint le niveau de vie des pays  nordiques, nous serions devenus… civilisés ; c’est-à-dire que nous serons devenus comme… eux.

Est-ce que nous nous sentirons plus authentiquement musulmans ?

Nous ne voyions pas très bien le lien entre authenticité et efficacité, entre islam et progrès, entre foi et bien-être social.

La pensée musulmane était frappée d’infantilisme : une pensée qui demande des objets, une pensée de la satisfaction de l’égo.

Or si l’on veut à tout prix faire dépendre son bonheur de sa foi, c’est plus une approche du devoir et du service qu’une approche revendicative, enfantine, qui est requise.

Bennabi sociologue souhaitait bien sûr, que l’islam entame un nouveau cycle de civilisation. Il ne pouvait pas concevoir un islam qui ne donnerait pas ses fruits à ses adeptes dans ce monde.

Mais il n’ignorait sûrement pas que la dimension de la foi était de loin supérieure à la dimension de civilisation matérielle (sans exclure cette dernière). L’histoire musulmane l’avait convaincu que la foi survit à toutes les décadences, et était l’élément principiel, le point d’origine de toute civilisation et aussi le lieu où se réfugie l’âme de toute civilisation en déclin. Les déçus de la politique se  réfugient dans la mystique, a-t-on dit… Et ceux qui ne le sont pas y perdent leur foi.

En fait, surtout dans la perspective mondialiste qu’il entrevoyait, Bennabi ne se faisait pas trop d’illusion quant à la possibilité qu’un rôle historique sérieux échoie aux musulmans en tant que tels dans le façonnage du destin de l’humanité, mais accordait plus d’importance au message coranique lui-même, à la vérité intrinsèque de l’islam.

D’une part, il y avait une inquiétude pour le sort des musulmans historiques. De l’autre, une foi inébranlable dans la capacité de l’enseignement coranique à régénérer une nouvelle civilisation.

C’est pourquoi il écrit la phrase que nous avons mise en exergue, pour déclarer la supériorité et l’antériorité du rôle crucial de la conscience des musulmans sur les « choses » qu’ils pourraient produire.

Les ambitieux qui aujourd’hui tentent de justifier la création d’un Etat musulman pour en être à la tête, sont toujours incapables de nous dire ce que pourrait être un Etat musulman, ni en quoi il se distinguerait d’un autre Etat moderne.

Or un Etat musulman ne doit pas être autre chose qu’un Etat moderne obéissant à une Loi organique, à la règle de la démocratie et au respect des libertés humaines fondamentales.

L’Etat musulman n’a pas pour mission de donner la foi, mais tout au plus de favoriser les conditions de son expression ou du moins de ne pas l’entraver. La foi relève du cœur, et le cœur est entre les doigts du Seigneur…

Politique et boulitique

Il faut dire qu’en réalité, Bennabi a toujours nourri un scepticisme envers les politiques, même si dans ses écrits, on a le sentiment qu’il appelle de ses vœux l’avènement d’un pouvoir politique capable de donner chair à ses idées. Les  ambitieux (les za’îm) qu’il a côtoyés et connus dans l’Algérie coloniale, puis en Egypte et en Algérie après de le recouvrement de l’indépendance, lui ont donné un spectacle écœurant de trahison, d’opportunisme  et d’incompétence.

On voit à travers certains de ses jugements que la politique donne souvent dans la boulitique, c’est-à-dire dans un pouvoir sans grande ambition, dans un Etat qui n’a pas d’autre raison d’être que de nourrir ses détenteurs, d’assurer leur jouissance personnelle.

Même quand ils sont sincères et dévoués au service de leur pays, les politiques doivent savoir qu’il ne suffit pas d’être musulman, sunnite ou chiite, pour être du même coup capable de connaître des intérêts des musulmans, sunnites ou chiites.

L’art politique exige des compétences que la seule adhésion à un rite musulman ne garantit pas.

On ne peut pas dire que Bennabi, à l’instar de beaucoup d’agitateurs et militants musulmans de son temps, ait surévalué le rôle et la fonction du pouvoir politique dans l’édification d’une civilisation ; le « bon » pouvoir politique est lui-même un moyen, un effet, une conséquence de la civilisation. Il ne peut pas l’engendrer.

Sans une vision des choses claires, c’est à dire en fin de compte, sans la vision que lui-même propose, Bennabi ne voit pas comment un pouvoir musulman pourrait arriver à quelque fin noble.

Nous croyions avoir affaire à un idéologue, à un homme d’action. Aujourd’hui, nous voyons bien qu’il était un homme de science, qui souffrait certes de l’état de sa société, mais qui ne cherchait nullement pas à nous faire accroire qu’il avait la recette de la civilisation. Il n’était pas un homme à penser comme les communistes, dont l’échec fut cuisant, qu’il suffit de croire au communisme pour savoir agir dans le sens de l’intérêt de la classe ouvrière.

En fait, l’état de la société musulmane où n’importe quel musulman pourrait diriger la Oumma (comme la simple ménagère dont Lénine disait qu’elle pourrait diriger l’Etat communiste) est celui où l’ambiance nouvelle créée par la civilisation rend évidentes certaines choses. Il s’agit d’une métaphore pour dire que lorsqu’une société est lancée, elle n’a plus besoin d’experts pour savoir comment s’orienter. Elle le fait d’instinct, guidée par l’énergie cinétique qu’elle a reçue lors de la première impulsion.

Comme dit le poète, personne ne se perd quand la voie est droite, toute tracée.

Bennabi souhaitait quelque chose de plus grand qu’un simple pouvoir politique : il recherchait l’ambiance d’une civilisation, au sens les plus forts des deux mots ambiance et civilisation.

Mais ses remarques et observations subtiles donnaient l’espérance, et laissaient entrevoir que l’avènement de l’islam prophétique n’était pas loin, que son temps se rapprochait.

A propos de la création du Pakistan, Bennabi était d’avis que si le Pakistan a gagné son indépendance, l’islam a en revanche perdu l’Inde !

Cette phrase illustre à elle-même le sens de l’ambition « politique » aux yeux de Bennabi : le but du pouvoir n’est pas d’acquérir des « frontières sûres et reconnues», mais de fournir des motivations pour la vie selon le Prophète, quitte à éliminer les frontières.

Bennabi évite le travers du nationalisme qui a aggravé le retard des musulmans.

On peut affirmer aujourd’hui la même phrase à propos de l’Algérie : « Nous avons gagné notre indépendance, mais nous avons perdu la France ! ».

Le pouvoir ne peut donner de résultats qu’en proportion de ce qu’il a en idées au départ.

Ailleurs, Bennabi écrit cette pensée sublime :

« Les musulmans n’ont pas besoin d’un Etat pour dominer le monde, mais d’une conscience pour participer au drame de ce monde.. »

Imaginons que Bennabi écrit cela à un moment où pourtant, il rêve d’un état islamique, comme le ferait n’importe quel musulman encore sous le joug du colonialisme !

L’homme ne peut rien faire de positif s’il ne sait pas avec clarté quel est son but, s’il n’a pas défini avec précision le rôle qu’il se propose de jouer une fois entré sur scène.

Ainsi, malgré tout, il ne perd jamais la lucidité du véritable croyant : nous ne sommes pas là pour conquérir des terres, pour soumettre des hommes, mais pour élever la Parole d’Allah par nos actes, pour faire connaître le message prophétique. Rien de plus, rien de moins.

L’islam, vérité travaillante

Pendant que les musulmans cherchent leur voie, le monde n’attend pas, et surtout l’islam n’attend pas. Ce dernier progresse au point que des musulmans occidentaux sont en train de fonder les véritables bases d’un nouveau départ, bases que les musulmans historiques embrouillés n’ont pas réussi à entrevoir.

A vrai dire, s’ils veulent être sincères, les hommes politiques musulmans devraient s’abstenir de parler au nom de l’islam, et se contenter d’agir en bien pour leur peuple, car la société n’attend pas d’eux qu’ils fassent des prônes religieux, mais qu’ils obtiennent des résultats sur les plans économiques et sociaux.

C’est aux intellectuels de s’occuper des questions métaphysiques.

L’ijtihâd doit désormais être pris dans le sens de l’effort intellectuel de façon générale. Une société doit savoir penser de façon juste, utile et efficace. De même l’individu musulman a le devoir de s’efforcer de comprendre sa foi, et de l’approfondir de façon à ne plus douter dans les épreuves auxquelles chacun  sera un jour ou l’autre soumis.

Bennabi n’accorde pas une importance démesurée aux interprétations particulières de l’islam, surtout juridiques,  ayant vu le jour au cours de l’histoire (mazhab), interprétations qui sont le résultat de l’effort de pensée (Ijtihâd).

L’ijtihad a pour fonction de pallier les ambigüités  et insuffisances des sources, le manque de clarté, c’est-à-dire en un mot et pour faire court, de remédier à l’absence du Prophète et de son représentant légal attitré.

Cet effort de pensée est par conséquent justifié dans une large mesure, et même nécessaire intellectuellement en tant qu’il est la part de l’homme dans la mise en œuvre des commandements divins.

Mais il est forcément limité, car, effort individuel, il n’engage que son auteur. Il n’y a rien dans les textes scripturaires qui obligent les musulmans à suivre tel ou tel autre point de vue particulier sur telle ou telle question.

L’ijtihâd au sens restreint du mot concerne les questions des applications juridiques de la Sharia. Mais ce sens peut être élargi à toutes les questions que soulève la foi, questions philosophiques et métaphysiques et spirituelles.

Le mot fiqh (compréhension) qui désigne techniquement le domaine juridique de l’islam, doit voir son sens élargi au domaine de la recherche musulmane et désigner forcément le champ où s’exerce la liberté de l’esprit en islam. Sans aller jusqu’à considérer sa production comme l’équivalent de l’enseignement du Prophète. Seule la parole de ce dernier fait loi.

Il est par conséquent indispensable que les fuqaha (il en existe très peu d’authentiques) fassent preuve de modestie et cessent de se prendre pour les sauveurs, les hommes providentiels de l’islam, comme le font certains  hommes politiques.

Pour Bennabi en tout cas, l’islam ne saurait se définir par rapport à une interprétation particulière. L’islam, c’est ce qu’a enseigné le Prophète.

On ne remplace pas le Prophète.

La doctrine du gouvernement du faqîh (wilâyat al-faqîh) a largement besoin d’être approfondie, sinon, elle demeurerait une contradiction dans les termes. Un faqih ne peut régir les affaires des musulmans que dans le domaine de sa compétence. Le faqîh n’a pas à entraver la liberté des musulmans par des jugements expéditifs contre des idées et des phénomènes qu’il n’est pas en mesure de comprendre.

Un juriste spécialisé dans l’héritage peut en être considéré comme un expert, mais ne peut prétendre avoir la compétence pour réfuter une opinion philosophique, par exemple.

Pour reprendre une sagesse de Rûmî, il s’agit d’apprendre le fiqh de Dieu, pas celui des juristes.

Quand bien même toutes les républiques sur terre deviendraient des républiques islamiques, cela ne dispenserait jamais l’individu musulman de faire son effort personnel pour devenir un véritable musulman, car ce n’est que par cet effort qu’il méritera la qualité de musulman.

Qu’est-ce que la Civilisation ?

A travers sa définition universelle et objective de la civilisation, Bennabi a donné le critère objectif et mesurable du renouveau.

Cette définition pêche par excès de rigueur. Elle semble ne pas indiquer les voies et moyens de la réalisation de la renaissance, et se contenter de le mesurer.

« La civilisation est l’ensemble des conditions morales et matérielles qui permettent à une société d’assurer à chacun de ses individus toutes les conditions nécessaires à son développement »

Cette définition ne se réfère ni au fiqh ni à la philosophie, ni à l’islam en tant que religion d’une communauté particulière. Elle définit de façon dynamique et mesurable un état de développement de la société.

Bennabi doit certainement beaucoup à ses lectures des seuls textes dont pouvaient disposer tous les intellectuels musulmans francophones, c’est-à-dire l’œuvre des orientalistes qui ont sans le vouloir contribué largement à faire connaître les textes fondamentaux de la civilisation musulmane dans des éditions savantes et minutieuses qui tranchent aussi bien par leur richesse et leur diversité avec les éditions et lithographies souvent fautives et inesthétiques effectuées dans les pays arabes.

Cette définition finale de la civilisation, Bennabi la doit sûrement, dans ses prémisses, à un auteur comme Maurice Delafosse, auteur de récits de voyages dans l’Afrique noire. Dans un livre consacré au Soudan français, cet écrivain écrit en introduction :

« Si par civilisation, on entend l’état de culture sociale, morale et matérielle, auquel sont arrivées les grandes nations de l’Europe et de l’Amérique, il est bien certain que l’on est forcé de considérer les indigènes du Soudan comme ne faisant pas partie de ce que l’on appelle communément le « monde civilisé ». Mais si l’on attribue au mot « « civilisation » son sens véritable, c’est-à-dire si l’on entend par ce mot l’état actuel de culture de n’importe quelle société ou nation, si, en d’autres termes, on parle de « civilisations » et non de « La Civilisation » —la nôtre—, on est bien obligé d’admettre que, pour avoir une culture et un état social fort différents des nôtres, les habitants du Soudan n’en ont pas moins, eux aussi, des civilisations, qui valent la peine d’être étudiées et décrites… » (Emile Larose, Paris, 1912)

Cet auteur a noté la différence entre ce qui relève de l’ethnographie ou de l’anthropologie générale, pour qui toute forme organisée de société est une civilisation, quel qu’en soit le niveau d’organisation, et ce qui relève de la sociologie beaucoup plus évoluée et plus dynamique, comme le sont les sociétés que l’on qualifiera plus tard de développées.

Par une décision pertinente, Bennabi finira par réserver le qualificatif de civilisées aux seules sociétés se trouvant dans un état dans lequel elles peuvent assurer à chacun de leurs individus toutes les conditions morales et matérielles…

Mais la catalyse de la civilisation n’est pas mentionnée dans cette définition.

Si la civilisation se mesure qualitativement et quantitativement, ce qui la crée, sa cause première, — le moment T1 sur la figure 1—, est presque mystérieuse, imprévisible. Les circonstances de sa naissance sont comparables aux chances qu’ont les abeilles reines en gestation dans une ruche de finir effectivement reines d’un essaim. Même quand elles ont bénéficié des meilleures conditions possibles du côté interne, il reste que, du côté externe, elles peuvent être éliminées dès leur sortie de la cellule par une autre reine jalouse de ses prérogatives.

Il y a une lutte implacable pour la survie, entre les civilisations…

Ce qui allume les civilisations sont… des idées neuves ou rénovées, rechargées électriquement. Ces idées organisées en un système pratique, faciles à comprendre par la majorité, peuvent être des grandes religions ou des systèmes de croyances cohérents.

Ces idées ou systèmes n’agissent en réalité qu’une seule fois, juste le temps de mettre le moteur en marche, le temps d’un allumage, comme le starter d’une voiture. C’est dire qu’elles doivent bénéficier de circonstances historiques exceptionnelles qui les protègent de l’échec…

C’est ce moment T1 qui est le lieu crucial d’une civilisation.

Ces remarques s’appliquent à toutes les civilisations. Elles sont la règle. Ce qui différencie les civilisations par la suite, c’est l’intensité, la puissance plus ou moins forte du moteur, c’est par conséquent l’impulsion première donnée par le premier allumage, que Bennabi appelait l’angle alpha, et qui dépend de l’intensité de la foi, à la fois de l’authenticité de la religion et de l’adhésion des masses des adhérents à cette religion.

Comme une flèche qu’on lance dans l’histoire, la civilisation fera un parcours ascendant selon un angle alpha plus ou moins ouvert, puis un parcours horizontal soutenu avant de commencer son déclin et de retomber au ras du sol quelques siècles plus tard, ne laissant plus d’elle que le souvenir des archives et des ruines.

Dans le cas de la civilisation musulmane, ces archives sont si nombreuses, ses ruines sont si nombreuses qu’elles deviennent encombrantes même pour les musulmans qui n’arrivent plus à séparer l’essentiel de l’accessoire. Les musulmans n’arrivent même plus à admettre qu’ils sont morts, qu’ils n’appartiennent plus à cette civilisation dont leur parlent les livres de leurs ancêtres.

La civilisation appartient à tous les hommes. Même les infidèles ou les païens peuvent être civilisés pendant que les musulmans en seraient exclus. Bennabi a pourtant consacré de belles pages à montrer l’excellence du modèle de la civilisation basée sur la foi coranique et la pratique prophétique.

Cette double nature de la civilisation, son universalité et son caractère mystérieux, confirme qu’elle est d’origine divine. Car Dieu dit dans le Coran : « …de telles journées (de gloire, de grandeur), Nous en faisons alterner entre les hommes…  ». C’est donc par une décision  d’un « Nous » de la majesté divine que surviennent les civilisations. Et « Dieu ne change rien à l’état d’un peuple à moins que celui-ci vienne à se réformer lui-même » (Coran, sourate XIII, verset 11). Le Coran tout en affirmant le primat de la décision divine, n’exclut jamais les causes secondes et affirme immédiatement la responsabilité des hommes.

Les musulmans ont besoin de cette virginité des esprits, de se débarrasser de leurs illusions et préjugés passéistes, de faire comme s’ils découvraient l’islam pour la première fois, comme cela fut le cas de leurs ancêtres, pour pouvoir initier un nouveau cycle de civilisation.

En d’autres termes, ils doivent apprendre à se débarrasser de cet instinct défensif qui les pousse toujours à se  justifier par leur passé, apprendre à redécouvrir l’islam comme l’on découvert les païens Arabes, il y a quatorze siècles.

Bien sûr, cela n’implique pas que tout barbare soit destiné à la civilisation.

Nul ne sait a priori, d’où viendra finalement le salut de l’humanité.

Bennabi nous indique pourtant un critère, à travers sa désormais célèbre théorie des idées.

Dans la science sociologique ou dans les sciences exactes, les idées mortes cessent d’avoir cours, elles ne sont plus admises dans la circulation des idées humaines, sinon dans les collections archéologiques. Qui accorderait du crédit au savoir de Ptolémée ?

De même qui ajouterait du crédit au marxisme, après son cuisant échec en URSS ?

Les idées mortes perdent leur pouvoir mobilisateur.

Mais il existe aussi des idées mortelles, des idées poisons.

Enfin il existe des idées trahies qui se vengent terriblement sur les traitres et les ingrats.

Il y a une cohérence dans l’ordre d’apparition des civilisations. Que toute société nouvelle qui accède à la civilisation possède une part de barbarie ne signifie pas en effet qu’il règne une anarchie totale dans l’histoire. Les civilisations se suivent selon une règle bien établie, selon un plan divin dont le but ultime est de faire triompher le Vrai, qui en réalité n’a jamais cessé de triompher, puisque toutes les étapes étaient conçues en vue de le faire triompher… La civilisation est éternelle. Comme le sphinx, elle renaît sans cesse de ses cendres.

Il y a les plans des hommes et, en-dessus, il y a toujours le plan divin. Comme dans la mythologie grecque, les dieux et les hommes se côtoient en permanence, pour l’éternité.

Par conséquent les idées mortes sont mortes, parce qu’elles ont cessé de compter dans la vie des hommes. Elles sont dépassées une fois pour toutes. Ainsi seules les idées encore vraies, authentiques survivront. Tant qu’une idée conservera une part de vérité, elle sera prise en considération, jusqu’à sa disqualification définitive éventuelle. Idée proche de la théorie de Popper.

La Fonction de la Civilisation

La civilisation a pour fonction de rassurer, de donner la preuve de l’utilité pratique de sa croyance. On disait alors : l’islam, c’est la foi (le Ciel) et le monde, dîn wa dunya… comme Lénine définissant le communisme comme les  soviets plus… l’électricité.

Les hommes produisent la civilisation et la civilisation produit des hommes jusqu’à ce que le cœur de cette synergie s’arrête de battre : la civilisation reflue, et la société s’atomise, les liens la cimentant se dissolvent.

On voit ainsi que c’est en l’homme que les changements doivent intervenir. L’homme tient à sa foi. Il doit savoir alors que tenir à quelque chose implique une certaine « jalousie » positive (ghayra) pour défendre, dans les actes, ce à quoi il tient. Défendre l’islam, ce n’est pas aller attaquer avec des guenilles des ennemis qui ne le sont pas, ou pire, qui sont beaucoup plus forts que nous. Il y a une différence entre l’audace et l’irresponsabilité de l’impréparation.

Dans le domaine sociologique, il faut revenir à des définitions pratiques du musulman véritable de façon à établir un lien nécessaire entre pratique religieuse et comportement social. Il faut que le musulman incorpore comme des critères de la foi, ses pratiques sociales, qu’il cesse de penser que garder sa maison propre est quelque chose de secondaire.

La société musulmane souffre de trop d’insuffisances que Bennabi a soulignées en fixant pour la première fois la définition de la culture, et en relevant dans ses séminaires les aberrations du comportement des musulmans, anomalies qu’il classait dans ce qu’il appelait la microsociologie.

Mais ce constat doit être éprouvé par chaque musulman concerné. Le malade qui se croit toujours en bonne santé n’ira pas voir le médecin, et  ne prendra pas la prescription.

D’ailleurs aujourd’hui, ce sont les grandes puissances qui diagnostiquent nos maladies, définissent nos besoins et nous imposent la « politique » à suivre pour que nous jouions ‘’notre’’ rôle dans la mondialisation. Par exemple, on nous interdit l’accès à la technologie nucléaire, et on nous encourage à construire des hôtels de tourisme.

Psychologiquement le musulman est désemparé. Il assiste à trop d’injustices, mais il est incapable de voir qu’il en est la cause première.

Non-civilisé, il aspire à ressembler aux autres plutôt que travailler à s’extraire de sa condition, «  à sortir de sa minorité dont il est lui-même responsable » comme disait Kant.

Esthétique :

Il ne voit pas l’importance du sens esthétique. Par paresse, il va même jusqu’à tenter de se justifier, en soutenant que ce ne sont que des aspects décoratifs, sans importance. Il ne voit pas ce faisant qu’il cause la désaffection des mosquées. Des imams ignares qui tiennent le haut du pavé, ce n’est pas ce qui ferait avancer les choses, pas plus que des croyants sales et négligents.

Technique et logique pragmatique :

En Algérie, nous n’essayons pas d’acquérir la maitrise de la technologie nucléaire, mais nous pouvons quand même essayer de devenir auto-suffisant en produits laitiers ; il s’agit là d’un produit primordial pour l’économie d’un pays. Il y a des priorités. Or après 60 ans d’indépendance, nous ne sommes pas capables de bien gérer un seul secteur de l’économie nationale. Nous sommes déficitaires en tout.

Nous avons le devoir d’acquérir l’esprit d’entreprise, de tenter de ravir quelques premières places dans les progrès techniques. Or pour l’instant, nous sommes loin d’être compétitifs en quelque domaine que ce soit.

Notre enseignement primaire est à la traine et nos universités pas brillantes. La corruption ronge les esprits et est manifeste dans nos institutions.

La renaissance consiste à opérer dans le concret une translation des enseignements de notre pensée, de notre foi. C’est par les actes que l’on atteste de l’authenticité de leur foi, que se « prouve », en tout cas pour la majorité des gens, la vérité d’une foi.

Si nous voyions une certaine ambigüité dans la définition de la civilisation par Bennabi, c’est parce qu’en fait, la civilisation est l’âme de l’authenticité projetée dans le réel, dans le vécu. Or notre âme n’est pas encore suffisamment musulmane pour imprégner efficacement la société. Il est normal que cette dernière nous renvoie notre propre image.

La civilisation n’est pas seulement une accumulation de moyens, même produits ou inventés ou conçus par nous. Ces produits ne sont des produits de civilisations que si nous y insufflons de notre âme, de notre aspiration à la grandeur. L’industrie pétrolière est un produit de la civilisation occidentale chez nous pour répondre aux besoins qui ne sont pas les nôtres en premier lieu.

Il n’y a que la civilisation qui compte. Les systèmes de pensée les plus parfaits ne valent et ne se mesurent que par le modèle de civilisation qu’ils fondent ou inspirent.

Vouloir sortir de l’état de minorité actuelle, c’est vouloir reprendre sa place au soleil, avoir un rôle reconnu dans la confection du monde en cours.

L’attitude de fascination devant la civilisation des autres stérilise. Elle ne peut générer que l’idée d’imitation, celle qu’a choisie le mouvement de renaissance (Nahda). On pensait qu’il suffisait d’imiter l’autre pour devenir son égal.

Angoisse et solitude du non-civilisé : constater son impuissance et tenter de préserver son honneur, malgré tout… sans savoir quoi ni comment faire.

L’attitude bénéfique est celle qui consiste à vouloir sortir de son état, à chercher en soi l’énergie nécessaire pour se lancer à l’assaut de la grandeur historique. C’est ce que dit le texte de Kant que nous citons ici.

Pour le moment, mettons la machine en marche. Ensuite, nous aurons le droit de penser à faire connaître l’islam aux autres. Convainquons-nous de l’islam par ce moyen. Commençons par donner à la politique quelque ambition sérieuse. La jeunesse n’a relevé aucun défi en 50 ans d’indépendance : elle ne s’est pas mesurée aux autres jeunesses du monde. Ou plutôt, avouons-le, elle ne se fait plus aucune illusion, comme condamnée à la minorité.

On fait exactement le contraire, l’inverse de ce que recommande le texte de Kant :

« Qu’est-ce que les Lumières ? La sortie de l’homme de sa minorité dont il est lui-même responsable. Minorité, c’est-à-dire  incapacité de se servir de son entendement (pouvoir de penser) sans la direction d’autrui, minorité dont il est lui-même responsable (faute) puisque la cause en réside non dans un défaut de l’entendement mais dans un manque de décision » et de courage de s’en servir sans la direction d’autrui. Sapere aude ! (Ose penser) Ait le courage de te servir de ton entendement. Voilà la devise des Lumières.» 

La politique, ou plutôt la boulitique, ne fait rien pour encourager les jeunes à l’audace. Bien au contraire ; On leur fait des promesses mensongères, on les complexe et on les entrave. Pire, on leur fait croire que la responsabilité revient aux « autres », le colonialisme, l’impérialisme, etc.

Mais Kant est moraliste. Les qualités que semble requérir Kant sont évidentes (audace, volonté, etc.). En réalité, c’est la civilisation qui crée d’instinct ces valeurs-là. Kant parle de choses a posteriori. Il est déjà dans la civilisation (les Lumières), et en la décrivant, il confond les effets et les causes. Bien sûr, il faut que ces valeurs préexistent ou fassent leurs apparitions de façon synthétique ou globale, chez un ou plusieurs individus qui vont les socialiser par la suite par inculcation.

C’est par une éducation reçue de son Seigneur, que le Prophète a acquis son caractère éminent, et c’est ce caractère éminent qui va agir et féconder les mentalités arabes autour de lui, pour les rendre aptes à entreprendre un cycle de civilisation, à oser.

Kant a raison de parler de la non-civilisation comme de l’état de minorité [2]. C’est ce que Bennabi appelle aussi selon les cas, la colonisabilité ou pré-civilisation ou encore la post-civilisation, les trois situations étant celles où la société a perdu (ou cherche) le contrôle d’elle-même. Cet état menace aujourd’hui les Occidentaux eux-mêmes. C’est un sentiment immense de découragement face à la puissance sans cesse croissante de l’Asie, qui ne laisse entrevoir rien d’autre que la reddition.

Avec Bennabi, et Kant ici, on est loin de l’homme du ressentiment, du communiste qui va toujours déceler chez les autres la responsabilité de tous les maux du monde.

Bennabi pointe le doigt vers lui-même.

L’audace elle-même est le fruit de la civilisation. C’est lorsque qu’un homme a déjà reçu l’empreinte de la civilisation qu’il relève la tête.

L’audace pas plus que le besoin ne sont pas créateurs. Les exemples sont nombreux dans l’Histoire où des peuples dans le besoin, y sont restés jusqu’à ce qu’une civilisation vienne leur apprendre comment se tirer d’affaire, devenir suffisants.

C’est l’islam qui a inculqué l’audace aux Arabes, aux premiers musulmans partis croiser le fer avec les plus grands de leurs temps.

La civilisation est le résultat d’une synergie entre des volontés individuelles exceptionnelles et une volonté sociale, communautaire parfois.

Quand elle s’allume, elle met le feu dans les cœurs et déclenche des énergies insoupçonnées. Les hommes deviennent capables de donner leur meilleur, et parviennent à communiquer leur flamme aux peuples environnants même à ceux qui n’adhèrent pas aux valeurs spirituelles qui furent à son origine. Ce fut le cas de l’islam, car le Prophète a été envoyé comme « une bonté pour tous les univers ».

Que faire alors ?, pour reprendre notre question du début.

Faire son devoir et garder à l’esprit que ce qui nous est demandé, ce n’est pas de faire de l’agitation, mais d’obéir à Dieu et au Prophète, d’imiter ce dernier autant que faire se peut, en sachant que toute une vie de dévotion ne suffirait pas à nous autoriser à penser que nous avons réussi.

Il n’est pas nécessaire d’effrayer la grande masse des musulmans qui est croyante et qui a la certitude que l’islam est vivant, efficace. On n’a pas besoin d’inviter les gens à défendre l’islam. Il se défend tout seul. Il faut, par contre, défendre les musulmans contre eux-mêmes, contre leurs excès, apprendre à vivre en musulmans sans susciter une ambiance de peur, en particulier dans cette phase de mondialisation où l’islam sera jugé par des milliards d’autres êtres humains.

Ruptures

Si l’islam historique veut reprendre parfaitement sa forme juvénile, son énergie première, il devra s’alléger de pas mal de charges qui pèsent sur ses épaules de vieillard, charges que sont les interprétations tant de fois démenties dans leur contenu mais qui ne cessent de se manifester sans cesse sous des formes changeantes.

Il doit notamment rompre définitivement avec les esprits de la Nahdha, du réformisme superficiel, du nationalisme, du salafisme, qui ont tous pour négativité de concevoir l’islam comme une entité appartenant à une communauté historique définie et qu’il faudrait défendre contre on ne sait quelle force malveillante. Les musulmans sont seuls responsables de ce qui leur arrive, les agressions externes ne pouvant être tout au plus que des facteurs aggravants.

Il s’agit là de réaction, or l’enseignement des prophètes est basé sur l’action, à aller aux hommes avec l’exemple, rien de plus.

De toute façon, nous n‘avons aucun moyen de battre militairement l’Occident. Nous sommes encore moins équipés de nos jours pour une perspective de conflit.

Notre salut viendra de notre authenticité. Revenir à une vérité liminaire : devenir dignes de l’islam dont nous nous réclamons.

Paradoxalement, nous devons admettre que la chute de l’« empire » musulman, a été une bonne chose pour nous. Dans notre faiblesse, nous nous sommes retrouvés face à face avec l’islam d’Abraham (AS), libérés du joug des tyrans prétendument musulmans qui nous ont menés à la ruine, et débarrassés de nos œillères. Nous pouvons voir sereinement le monde

A la suite de la phrase que nous avons mise en exergue au début de cet article, Bennabi écrit:

« Et tout d’abord, il faut recenser les problèmes selon leur nature (puissance, existence, orientation) pour savoir en connaissance de cause insérer la conscience musulmane dans le schéma mondial. »

Il ne s’agit donc pas de venir au monde l’épée dégainée, avec force et fracas, mais de chercher modestement à se rendre utile pour soulager l’humanité.

Cela peut être accompli par n’importe quel musulman. Il n’est pas nécessaire d’être au pouvoir politique pour agir en bien.

La renaissance (ce mot figure dans le titre d’un ouvrage de notre maître) implique une situation de mort antérieure. Pour Bennabi, cette notion est directement liée à celle de déclin de la civilisation, de post-civilisation.

Avant de chuter, une société tente de se soigner, d’identifier les causes de sa maladie, de se relever.

Elle résiste à son mal, mais c’est une résistance sans grand effet sinon en tant que témoignage pour les historiens. Comme un homme atteint par l’âge, il n’y a plus qu’à se résigner. On ne peut rien contre cette mort là, cette maladie là.

Un cycle de civilisation se ferme, un autre doit forcément voir le jour ailleurs, sous d ‘autres cieux, sous d’autres couleurs.

Il est intéressant toutefois de noter quelques remarques bennabiennes à caractère métaphysique.

Bennabi a préféré utiliser le vocable de société post-almohadienne pour désigner cette phase finale de la civilisation née à Médine.

On peut supposer qu’un autre repère comme celui de post-timouride serait tout aussi opérant.

Mais il y a des raisons qui expliquent le choix bennabien.

Certes l’impuissance était partout, elle frappait la société musulmane dans son ensemble. L’exemple des Almohades est le plus éloquent, celui qui convient le mieux, même si a priori pour le maghrébin Bennabi, il allait de soi. Les Almohades sont la dernière dynastie andalou-maghrébine ayant maintenu efficacement l’unité politique de la région.

C’est dans cette terre qu’eut lieu la dernière tentative de colmater les brèches de la société musulmane menacée de déclin.

Pour Bennabi, l’échec de l’unitarisme politique (monolithisme ?) des Almohades a été le moment historique et psychologique où le musulman a décroché de la scène pour sombrer petit à petit dans l’humiliante condition de la colonisabilité, de la non-civilisation.

Cette critique de l’homme post-almohadien permet naturellement d’effectuer un retour sur le moment initial où le musulman vivait sa « modernité », c’est-à-dire de l’Etat Médinois jusqu’à l’époque almohade, avant de basculer dans son état actuel.

Mais il n’y a pas que ce moment-là.

Les Timourides donnent en effet un autre exemple que Bennabi va exploiter à l’appui d’une autre idée qui, quoiqu’accessoire en apparence, révèle une dimension métaphysique, un sens éminent de l’histoire en tant que lieu de réalisation de l’humanité.

Tamerlan, éponyme des timourides, a fait une apparition fulgurante dans la région de l’Asie mineure. Paradoxalement, sa principale fonction aura été de freiner l’avancée toute aussi fulgurante des Turcs Ottomans, principalement la horde conduite par Bayazid Yildrim, le vainqueur de la dernière Croisade en 1396, qu’il fait prisonnier en 1402. Ce qui, indirectement, reporte la prise de Constantinople de 50 ans, et jouera aussi sur la défaite de Soliman le Magnifique devant Vienne, en 1529.

Au lieu d’y voir un simple phénomène de concurrence politique, Bennabi y voit l’intervention de la Puissance divine, pour protéger une civilisation qui vient à peine d’éclore et l’empêcher de disparaître dans le berceau.

Homme de science, Bennabi ne pense pas en sectaire musulman.

Il voit dans l’histoire une œuvre divine cohérente et porteuse de leçons, même quand ces dernières apportent l’amertume aux musulmans.

Les Turcs bien que puissants, n’avaient pas grand chose à apporter à l’Occident, sinon la destruction d’une grande potentialité, l’écrasement d’un oisillon à peine sorti de sa coquille.

Or l’Histoire est pour l’alternance des civilisations.

« …de telles journées, nous en faisons alterner entre les hommes : c’est façon pour Dieu de reconnaître les croyants et de se donner parmi vous des martyrs…» (Coran, sourate III, verset 140). Dieu fait alterner les grandeurs entre les hommes, avec les souffrances et les exigences qu’elles impliquent.

Il fallait que toutes les possibilités se réalisent pour que l’humanité avance. Il fallait que la civilisation occidentale voie le jour pour qu’elle apporte sa contribution au façonnage du destin des hommes, à leur expérience en tant qu’humanité.

Dieu a protégé les occidentaux porteurs d’une promesse matérielle, contre des musulmans décadents, stériles, épuisés.

Mais en d’autres circonstances, Dieu va aussi protéger les musulmans, de la cruauté des occidentaux devenus grands en leur fournissant un exutoire : envoyer ces peuples européens débordant de vitalité, dépenser leur surplus d’énergie contre les Indiens d’Amérique, à défricher les terres du nouveau monde.

Cette idée me parait tout à fait juste et se vérifie largement aujourd’hui. Les musulmans usés par 6 siècles d’efforts, ne pouvaient pas mener la révolution industrielle, ni conduire les guerres sanglantes que les troupes de l’Occident chrétien ont menées  en Amérique.

On doit se rappeler en effet que deux siècles auparavant, les Mongoles vainqueurs, agents du coup de grâce donné au califat de Bagdad (1256), n’avaient cependant pas pu imposer leur religion, — le bouddhisme —, dans la société, et ce n’est pas faute d’avoir essayé.

Vainqueurs, les Mongoles n’avaient rien d’autre à proposer que leur force militaire. Ils se sont laissé convaincre par les penseurs et prédicateurs de l’islam. D’ennemis, ils sont devenus les soldats de la foi musulmane. En une journée, le roi et 80.000 hommes de ses troupes se sont convertis officiellement à l’islam.

Dans le cas de l’Occident, la civilisation y était à peine naissante, elle n’aurait pas pu dissuader les Turcs, beaucoup plus motivés. Seul un homme issu lui aussi de l’islam pouvait les empêcher d’accomplir cette œuvre annihilatrice. L’Occident a une dette envers Tamerlan.

Lorsque l’Occident devenu fort après la découverte de l’Amérique, s’est engagé dans la colonisation du nouveau monde, ses guerriers étaient si brutaux, si puissamment armés que les musulmans devenus entre temps encore plus faibles n’étaient désormais plus capables d’offrir une quelconque résistance.

La seule chance de salut de l’islam face à la menace occidentale qui s’abattait sur le monde, était que cette formidable énergie soit canalisée vers d’autres horizons.

Que seraient devenus l’islam, et les musulmans si toute cette puissante hargne qui a pris la route de l’Amérique s’était aussi dirigée vers  nos pays ?

On peut facilement le deviner.

Les Algériens en savent quelque chose. La France arrivée en 1830, après avoir effectué tant de conquêtes par ailleurs, et après avoir subi l’effet ruinant de la Révolution française et des guerres napoléoniennes, la France, dis-je, avait encore la force de commettre les crimes que l’on connaît. Des millions d’algériens ont été ainsi sacrifiés pour que d’autres musulmans sur la terre soient protégés.

De même, les Indiens d’Amérique sont morts pour l‘islam, ils ont payé de leur vie pour qu’une chance de renaissance subsiste de ce côté du monde, car l’Histoire est conscience. Elle sait épargner les vies nécessaires à sa régénérescence, et elle sait que le moment viendra où les hommes, tous les hommes auront encore besoin de l’islam.

Il s’agit là de la ruse de Dieu, dans laquelle il se sert des motivations des hommes pour réaliser Ses plans.

D’une part, Dieu freine l’avance des musulmans dont Il connaît l’incapacité à se maintenir dans la civilisation, bien qu’ils soient porteurs de l’islam.

De l’autre, Il protège les musulmans, — contre un contrecoup trop violent qui les ferait disparaître—, en canalisant les Occidentaux vers un continent nouveau, jusque là gardé en réserve par la Providence.

Dieu, Maître de l’ensemble de la création et de tous les univers, est pour la civilisation universelle. Il ne veut pas accorder un empire éternel aux Arabes. Il veut une civilisation à laquelle participeraient tous les peuples, car c’est à tous les peuples, toute l’humanité, qu’Il a envoyé Son Prophète.

Notre perspective de la grenouille nous fait voir un panorama étroit de l’histoire et de son sens, alors que la vision de l’aigle, révèle  la marche lente et sûre de l’humanité vers sa gloire dans la paix muhammadienne.

« Vous qui croyez, entrez en masse dans la paix,… » (Coran, sourate II, verset 208)

La supériorité de la promesse majeure est ainsi décrite dans le Coran  (verset 94 de la sourate IV)

« Vous qui croyez, si vous vous lancez sur le chemin de Dieu, enquérez-vous avec soin. Ne dites pas à celui qui vous propose la paix : « Tu n’es pas un croyant », par convoitise d’un casuel de la vie d’ici-bas : il est en Dieu des butins considérables…».

On ne doit pas justifier l’agression en taxant l’adversaire d’incroyance, juste pour le délester de ses biens ou encore attenter à sa vie.

C’est à cette nécessité historique que nous devons répondre, en tout cas, que devra répondre une renaissance souhaitée.

La pensée bennabienne se calque encore une fois sur l’enseignement profond du Coran et du Prophète (SAW) qualifié par le Coran de « bonté pour les univers (rahmatan li-l-‘âlamîn) ». Dieu s’adresse à tous les hommes, pas question de favoriser un peuple sur un autre critère que celui de la foi, de ce à quoi on aspire.

Dieu répond de toute l’humanité, de toute Sa création. C’est pourquoi nous avons mis en exergue de cet article la pensée :

« Le musulman n’a pas besoin d’un Etat pour dominer ce monde, mais d’une conscience pour participer au drame de ce monde. »

C’est une réflexion hautement spirituelle ; celle d’un initié, d’un homme qui voit le monde dans sa transparence, et non pas dans ses jeux de miroirs aux alouettes.

Cette phrase résume à elle seule la doctrine politique de notre maître. Elle traduit aussi l’enseignement des grands maîtres spirituels de l’islam.

Dieu fera que la civilisation occidentale vieillissante, mais dotée d’une puissance militaire écrasante, sera dans l’incapacité de gêner l’apparition d’un modèle nouveau de civilisation, car le salut de l’humanité entière est en jeu.

Comme les musulmans au 14ème siècle, les USA n’ont plus rien d’autre à apporter au monde que leur puissance militaire hautement destructive.

En effet, en ce début de mondialisation massive, seule une culture humaine prenant en compte les intérêts de tous les peuples, de tous les hommes, pourrait contribuer au salut de l’humanité.

Omar Benaïssa
5 septembre 2010

Notes et références :

[1] Toynbee, Arnold J., L’Histoire, un essai d’interprétation, Gallimard, 1951

[2] Kant a également une vision dynamique de la civilisation. Ce sont les hommes qui construisent leur destin, dont ils sont responsables. Plutôt que de définir la civilisation comme le résultat d’une répression ou d’un refoulement, comme le font les freudiens, il la voit comme l’effet d’un effort constructif conscient, d’une imitation d’un modèle supérieur, d’une aspiration à un mieux-être. Les mots ont leur poids et leur signification. Avec de la répression, on n’obtient que de la barbarie.

Source : Majlis al-Uns

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