Le parcours intellectuel[1], — la carrière de sociologue—, de Bennabi l’a amené à traverser trois importantes phases qui correspondent à des phases de sa vie, mais traduisent aussi trois points de vue différents, trois regards sur le monde, au fur à mesure que sa perception des choses a évolué, que son regard s’est approfondi, et que les évènements l’aidaient à préciser ses intuitions concernant le sens et l’avenir du monde.

La première phase est celle où son regard s’est porté sur lui-même, celle où il a réalisé son statut d’être colonisé en constatant la présence d’un colonialiste qui ne manifeste aucune volonté de respecter son intégrité, mais au contraire affiche sans équivoque son intention de la détruire impitoyablement.

La seconde tournée vers lui-même, est celle où il a élargi la compréhension de son problème en tant que son statut est le résultat de la colonisabilité. Le colonialisme, phénomène nouveau dans l’histoire, se trouve ainsi expliqué et en quelque sorte exorcisé. Bennabi prend en pitié le colonialiste, comme il l’exprime en plusieurs occasions. Il a eu de ce point de vue le courage et l’intelligence rare de voir et d’affirmer que la responsabilité du mal est partagée, bien que, en apparence, nous fussions les seuls à en payer le prix. Normal : la dignité du musulman lui commande de ne pas se poser comme victime d’autre que de ses propres actes.

Et la troisième tournée vers l’extérieur, est celle où il a vu que le problème est en réalité le problème de l’humanité entière, que le destin de l’islam se confond avec le destin de l’homme. Comme dans un mariage à l’échelle de la terre, les peuples sont unis pour le pire et pour le meilleur.

Petit à petit, sa pensée s’est déplacée de la perspective sociologique appliquée à l’aire culturelle algérienne et islamique, pour s’ouvrir sur une sociologie universelle, une sociologie ‘‘mystique’’, qui révèle et envisage l’histoire comme une manifestation mystérieuse de l’esprit, comme on peut le constater dans un article intitulé Spiritualité et socio-économie.

L’histoire s’explique a posteriori, certes, mais en plus elle semble offrir les clefs qui permettent de révéler qu’elle a un but en vue duquel elle fait mouvement. Ce but n’est rien d’autre que la réalisation de la promesse divine de faire triompher le vrai. La fonction sotériologique est inhérente au mouvement même de l’histoire : l’homme va vers son salut.

Ainsi peut-on dire qu’en même temps qu’il s’élargissait et s’approfondissait, son regard a aussi pris de la hauteur.

Tout lecteur assidu de Bennabi ne peut manquer d’avoir ce sentiment qu’à travers l’historicité, la sociologie, notre maître avait su exprimer et laisser transparaître un enseignement métaphysique. Il convainc de la vérité de l’islam, non par les preuves et arguments intra-textuels des théologiens ou les arguments rationnels des philosophes, mais par ceux de l’observation sociologique, du regard lucide et bienveillant qu’il porte sur ce corps –objet de son analyse- tantôt sain tantôt infirme qu’est la société musulmane.

Ainsi donc, la pensée de Malek Bennabi continue d’éclairer notre temps, et de servir d’instrument d’analyse de la société dans laquelle nous vivons, 30 ans après sa mort. Parler de l’avenir de la société musulmane consistera précisément à prévoir comment elle renouvellera l’expérience bennabienne, à trouver le raccourci qui la conduira le plus vite possible à la phase trois, celle où elle pourra jouer son rôle moteur dans le monde.
 
La mystique bennabienne

Bennabi distingue le charlatanisme, le ‘‘maraboutisme’’ pour emprunter un terme par lequel les colons français désignaient ce qu’ils croyaient être la mystique musulmane, de la spiritualité musulmane que des critères spécifiques plus pertinents rendent évidente.

Quand Bennabi évoque la mystique ou la spiritualité, c’est toujours on s’en doute dans le contexte social. Il ne parle pas de mystique intellectuelle, de la production écrite des grands maîtres de l’islam, — envers laquelle il a le plus grand respect —, encore qu’il lui arrive de faire allusion aux écrits assez ardus de René Guénon, par exemple ou à « l’énigmatique Ibn ‘Arabî »[2].

C’est à la forme dégradée de la mystique musulmane que Bennabi sociologue s’en prendra, lorsqu’elle deviendra une mystique sans efficacité sociale, critique qu’il généralisera d’ailleurs à beaucoup d’autres domaines en la résumant sous le vocable de l’‘atomisme’ qui résulte de l’éclatement et de la rupture du réseau des relations sociales, de l’éclatement de la molécule sociale.

C’est toujours dans la perspective socio-historique qu’il situe sa critique, non dans la doctrine des maîtres. Ainsi parlant des efforts entrepris par les ulémas algériens, il offre une digression brusque dans la métaphore romaine : « La pensée islahiste (c’est à dire réformiste musulmane) s’est traduite surtout dans le combat contre un mysticisme de Bas-Empire post-almohadien » (voir son article Ben Badis le mystique). On sait aujourd’hui que cette pensée ne s’est pas arrachée tout à fait à sa post-almohadinité[3], et qu’elle a donné elle-même dans un juridisme que Bennabi dénonce dans l’article dont il est question ci-après. Les ulémas critiquant le maraboutisme n’étaient pas mus par le même souci que Bennabi : ils se comportaient en caste (de juristes décadents) prenant sa revanche sur une autre caste, celle des soufis. D’où la stérilité et l’anachronisme de leur combat.

Mais quand il écrit son article Muhammad le saint, Bennabi se révèle un homme dont l’inspiration est d’une veine qui égale celle des grands doctrinaires. Sans doute, son esprit ne s’arrête pas, pour la développer, sur la portée doctrinale de ses remarques, mais il écrit une page qu’un lecteur qui ne lirait de lui que cette page-là, prendrait pour l’œuvre d’un disciple d’Ibn Arabî. Bennabi établit en effet une distinction qui fit couler beaucoup d’encre, mais qui sous sa plume semble si évidente, entre les deux faces du Prophète, celle du Prophète (tournée vers les hommes) et celle du saint (tournée vers Dieu). C’est toute la problématique de la sainteté (walâya) et de la prophétie (nubuwwa) qui est soulevée dans un contexte sociologique. Les remarques subsidiaires si l’on peut dire, sur le savoir des légistes et l’action des saints confirment ce sentiment, et révèlent un homme bien au fait des questions véritables qui tourmentent les esprits musulmans.

Si l’on nous concédait de prendre Ibn ‘Arabî (mort en 1240) et Bennabi (mort en 1973) comme les hommes les plus représentatifs de leurs modes de pensée respectifs, nous pourrions nous livrer à une comparaison fort édifiante, dans une perspective historique, entre les deux hommes.

Ibn ‘Arabî né dans l’Espagne des Almohades est le penseur d’une société qui va bientôt perdre ses moyens matériels, sombrer dans la post-almohadinité, pénétrer dans le tunnel de la post-civilisation. Il prépare le viatique du voyageur dans l’ombre, il offre la lampe qui permet de retrouver son chemin dans la nuit. Il redéfinit un islam spirituel.

Bennabi est l’homme qui a vu la sortie du tunnel et qui redonne à l’homme post-almohadien la recette de la civilisation. Il re-missionne un homme qui éprouve le besoin de rentrer de nouveau dans l’histoire.

Et de fait c’est Ibn ‘Arabî qui a sauvé l’essentiel de l’enseignement de l’islam, pour lui assurer pérennité, qui l’a arraché à l’Histoire qui ne pouvait que le condamner irrémissiblement, car elle ne tolère pas que l’on se joue d’elle, et que l’on occupe la place si l’on n’est pas efficace, si l’on y joue pas de rôle actif. Une autre civilisation frappait à la porte de l’histoire, et attendait son tour : la civilisation occidentale.

Ibn ‘Arabî a placé l’islam au-dessus de l’atteinte du temps historique, il l’a tenu hors de portée des esprits superficiels qui banalisent tout, du danger du temps qui use, mais sans jamais lui renier sa dimension exotérique. Il a rendu visible ce qui était caché, (la dimension intérieure de l’islam) et (ignoré) rendu caché ce qui était visible (la puissance temporelle qui s’était éclipsé depuis la chute du dernier des Abbassides). Il a assuré le « devenir idée de l’islam », puisque ce dernier avait perdu son bras temporel.

Bennabi a joué le rôle d’éveilleur non pas à l’ésotérisme, mais à la dimension sociologique, « au devenir monde » de l’islam.

Les deux hommes sont postés chacun respectivement à la porte d’entrée et de sortie de la post-civilisation musulmane. Ils sont tous les deux des veilleurs, l’un sur le dépôt sacré de l’enseignement, l’autre sur les hommes : l’un sur l’islam, le second sur les musulmans.

Là où les deux enseignements se rencontrent c’est dans l’action qui est pour le mystique lieu de la manifestation divine (tajallî) et pour l’homme, sujet social, le lieu du critère. Dans l’action, il s’agit en d’autres termes de plier le désir, l’énergie, l’ambition naturelle, les passions, le hawâ, au critère de la vérité. Il s’agit de se surmonter, d’agir non seulement dans un sens efficace mais aussi dans un sens élevé, celui de la grandeur. Car l’héroïsme en islam consiste à gravir les échelons de la norme divine (al-takhalluq bi-akhlâq Allâh, acquérir les caractères recommandés par Dieu), de la réalisation spirituelle. Le Prophète l’a bien dit : « Personne d’entre vous ne sera un croyant véritable tant que sa passion ne se pliera pas, ne se rendra pas conforme, à l’enseignement que j’ai apporté ». Le modèle est fixé : c’est le Prophète. Le critère est aussi fixé : se conformer, s’adapter, s’acclimater aux enseignements du Prophète (SAW).

Sur ce point on retrouvera dans les écrits de Bennabi maintes illustrations.

Loin de nous l’idée d’opposer ces deux types d’hommes, un saint contemplatif et un saint de l’action. Mais la vocation de Bennabi faisait que sa préférence allait sans doute pour l’homme d’action.

Ses héros sont d’abord musulmans(es), il va sans dire : abou Dhar al-Ghifâri, Ammâr Ibn Yâsir, Soumayya…

Mais aussi les non-musulmans – il faut souligner ce trait universaliste, mondialiste même dans la culture de Bennabi- car son regard va aussi aux spirituels de toutes les traditions de toutes les religions. Il y a le Mahatma Gandhi, bien sûr, l’homme de la non-violence, Romain Rolland, mais aussi des hommes que le critère spirituel devrait en principe exclure de son attention, tels « Che » Guevara, Mao Tse Toung, Lénine, etc. Sur chacun des ces hommes, on trouvera dans ce recueil, un jugement, parfois laconique, qui reste rigoureusement vrai, sans aucun laxisme de journaliste flatteur de la part de Bennabi.

C’est dans cette perspective que Bennabi a évoqué la spiritualité musulmane. Cette spiritualité est envisagée toujours en tant que facteur social, en tant que dimension générant sens et orientation et cohésion aux actions humaines.

En période post-almohadienne, la foi et la spiritualité perdent leur pouvoir de cohésion sociale, et « s’atomisent » pour ne plus se manifester que dans des « figures » qui servent de témoins singuliers, comme des piliers au milieu des ruines…L’esprit se retire du monde.

Bien sûr, ce destin n’est pas celui de la seule mystique, il est celui de toute l’activité intellectuelle des musulmans. L’œuvre écrite témoigne aujourd’hui pour ceux qui l’ont écrite, il y a 6 siècles ou plus. Elle ne saurait nous motiver si nous n’allons pas à elle avec toute notre énergie, si nous ne savons pas par avance ce que nous y cherchons. C’est une illusion de croire que les livres mènent le monde… s’ils ne sont pas lus avec sérieux, si un mouvement interne ne conduit les hommes à y aller puiser leurs raisons de mieux vivre. Les livres doivent d’abord être écrits et lus en nous-mêmes. Sinon, ils ne sont que des archives, semblables à des ossements que remue en vain dans leurs cendres un archéologue, sans jamais parvenir à les faire parler. Pour cela nous avons besoin d’une mise en quarantaine pour nous débarrasser des virus qui nous ont contaminés durant les années de paresse intellectuelle.

C’est la raison pour laquelle, nous pensons que la ‘‘mystique bennabienne’’ est à rapprocher du thumos (courage, estime de soi) de Platon, d’une certaine aspiration à la grandeur, à la réalisation héroïque d’un dessein majeur. C’est par le thumos que l’homme est différent de l’animal, de la bête. La foi islamique est sans aucun doute la meilleure foi possible. Ce n’est pas elle en tout cas qui fait problème, mais c’est l’énergie, la force brute des musulmans qui n’est pas canalisée et orientée dans un sens efficace. L’atrophie de cette aspiration à la grandeur nous condamnerait à ne plus laisser de trace dans l’histoire, à disparaître comme les dinosaures car alors ne subsisterait en nous que le désir, seule forme d’existence de l’animal. Or c’est à ce risque que s’expose déjà la société occidentale. « Pour Nietzsche, écrit Fukuyama[4], l’homme démocratique était entièrement composé de désir et de raison, habile à trouver de nouvelles ruses pour satisfaire une foule de petits désirs grâce aux calculs d’un égoïsme à long terme. Mais il manquait complètement de mégalothumia, se satisfaisant de son bonheur mesquin et étant hors d’état de ressentir la moindre honte de son incapacité à s’élever au-dessus de ses désirs[5].»

C’est cette absence de canalisation de l’énergie qui a engendré et défini le musulman post-almohadien. Les musulmans ont été frappés d’une telle déficience en la matière que même dans la délinquance, ils ne produiront que de petits voleurs, alors qu’en Occident civilisé, les plus grands bandits ont laissé une mémoire qui est toujours « honorée » dans les films, par exemple. Or ce n’est pas en tant qu’énergie neutre que le thumos génère la grandeur, mais en tant qu’il reçoit une orientation, en tant qu’il est canalisé et maintenu dans le sens du bien et de la grandeur. Faire le bien est moral, faire le bien en ajoutant une parole aimable pour respecter la dignité de celui qui reçoit est encore meilleur. Faire le bien, viser haut car ce n’est qu’ainsi que l’homme est homme.

Pour mériter de vivre, il faut vouloir mourir.

C’est la raison pour laquelle il faut se garder d’interpréter la critique du « maraboutisme » comme une critique de la spiritualité musulmane. Ce serait faire injure à Bennabi que de lui attribuer de tels raisonnements.

Bennabi a également critiqué le savoir des ulémas, quand il lui paraissait se réduire à une simple répétition mécanique de ce qui a été dit dans le passé, et qui nous a été transmis dans « les livres », malheureusement plus que dans les comportements.

Il critique aussi la « culture » musulmane, non pas dans son essence, mais dans sa forme post-almohadienne comme la musique dite andalouse qui n’est qu’un « bâillement sans fin »[6], un art qui pourtant sous les doigts de ses fondateurs anciens devait sûrement être sublime, mais qui au fil des siècles a abouti à ce vacarme que nous connaissons, vide de toute recherche instrumentale ou vocale.

Bennabi a aussi critiqué les expériences des réformistes, sans jamais mettre en doute la bonne foi des ulémas, mais uniquement la pertinence de leur analyse des problèmes. Aujourd’hui encore on pose mal la question de la revivification de la pensée religieuse et de son enseignement.

La rénovation de la pensée religieuse n’est pas affaire de penseurs réunis en aréopage académique, ni seulement affaire de livres.

Comme c’est d’abord une question de civilisation, Bennabi ne peut pas envisager sérieusement cette résurrection de la pensée religieuse, sans discerner au préalable dans les musulmans un comportement entreprenant nouveau. C’est alors que les solutions, toutes les solutions trouveront leurs problèmes. Celui de la pensée philosophique, religieuse, ou celui de la musique et… de la gastronomie. Car on mange mal dans les pays musulmans, on n’a plus la force de le dire, tant les problèmes se manifestent dans toutes les dimensions de la vie sociale et individuelle. Il ne suffit pas de ne pas manger de ce que mangent les européens civilisés (le porc par exemple), il faut aussi exceller dans l’art culinaire, apprendre à se tenir à table, etc. Les Occidentaux savent comment manger mais pas quoi manger. Le musulman doit apprendre également comment manger. Il ne suffit pas de ne pas manger (pour l’Islam) ce qui est harâm. Manger mal est blâmable aussi.

Une civilisation entretient le bien mais aussi le beau.

Bennabi était un homme qui croyait en l’unité intrinsèque de l’islam, et qui avait foi en la capacité de ce dernier à se reconstituer à partir de n’importe lequel de ses rejets de souche. Il était loin d’entretenir un quelconque sectarisme. Les musulmans le lui rendent bien. C’est ce qui explique d’ailleurs qu’il soit apprécié de Tanger à Jakarta et Kuala Lumpur, des sunnites aussi bien que des chiites. Pour Bennabi, répétons-nous, le problème n’est pas dans l’authenticité de l’islam, mais dans l’efficacité des musulmans.

Et dans la quête de cette efficacité, Bennabi conçoit un rôle moteur à la spiritualité.

Notre sociologue critique une forme décadente de ce qui fut la mystique musulmane.

On peut conclure cette partie en disant que pas plus qu’il ne croyait (et surtout ne défendait) en une doctrine particulière de l’islam, Bennabi ne croyait pas que l’efficacité sociale puisse être engendrée par un enseignement particulier produit par les penseurs musulmans. Il était par conséquent loin de songer à entrer dans les querelles d’écoles, d’autant plus que ces dites écoles ont au cours du temps perdu des représentants qualifiés capables de les restituer dans leur grandeur.

C’est d’ailleurs ce qui fait que tous les musulmans le lisent, à quelque école spécifique qu’ils appartiennent. Il est de ce point de vue comparable à Ibn ‘Arabî dont l’enseignement est profitable à tous : il calme et dissipe les haines et les rancunes en élevant le débat.

Bennabi sait pertinemment que les formes particulières de la religion apparaissent et disparaissent à tour de rôle, comme des produits de l’évolution de la pensée et du pouvoir politique. C’est le régime politique prévalant qui impose « l’école » d’interprétation de l’islam.
 
L’islam militant

Ce n’est pas un hasard si à notre époque l’activisme musulman porte sur la lutte pour le pouvoir politique, glissant trop souvent sur ce que Bennabi lui-même fut le premier à désigner par le vocable de « l’intégrisme[7] ». L’intégrisme est une maladie infantile de toute pensée, pas seulement religieuse, et donc aussi de l’islam, une maladie de l’action qui croit pouvoir se passer de la pensée, qui se contente de peu de pensée, et qui œuvre à tâtons, comme le ‘‘maraboutisme’’ était une maladie de la spiritualité musulmane.

Quand une société se réveille après des siècles d’hibernation, il est normal que son premier réflexe soit de jouir de la mobilité retrouvée, de s’étirer les membres et de s’ébattre inconsciemment dans la prairie.

Dans l’intégrisme, on traîne encore les défauts de la colonisabilité : on agit sans but réfléchi. On cherche surtout à montrer son existence, à se faire voir, sans se soucier d’assurer aussi sa survie, ni même de donner l’illusion de subsister dans le temps. Le musulman retrouve goût à l’action, mais il ne prend pas la peine d’agir avec sagesse comme le lui recommande le Coran. L’intégrisme nuit d’abord à l’harmonie entre les musulmans, pas seulement comme on le suggère parfois, aux ‘‘ennemis’’ de l’islam que l’intégriste a tendance à voir partout.

L’intégrisme consiste dans le fait de ramener l’islam à une dimension « légaliste », elle-même d’ailleurs réduite à sa plus simple expression, à qui l’on prête à tort le pouvoir de guérir tous les maux, puisque comme le remarque Bennabi, les « juristes » sont loin d’avoir la compétence de leurs ancêtres de la période de gloire de l’islam. Il s’ensuit que cette attitude constitue un danger grave pour la stabilité à l’intérieur d’un pays donné, même quand il est réputé être régi par une seule école juridique (madh-hab). On s’imagine qu’en changeant d’école juridique les problèmes seront ipso facto résolus, par exemple en passant du sunnisme au wahhabisme.

Le problème s’aggrave encore quand entre deux pays, il surgit un problème que l’on croit pouvoir régler par le sectarisme, chacun prétendant être le seul représentant, la « secte sauvée » de l’islam.

Or à l’origine de cette situation, Bennabi décèle un problème psychologique (qui se voile sous des apparences légalistes), une scission dans la conscience du musulman.

« La prière derrière l’imam Ali est plus fervente, mais manger à la table de Muawiyya est plus délicieux. » Cette phrase fut prononcée par un musulman de la première génération, qui ne posait pas encore le problème en termes de chiisme ou de sunnisme. Elle révèle un état d’âme de la société musulmane qui dès l’origine commence à perdre de vue le lien indispensable de la vérité et de la droiture (représentée dans l’esprit du locuteur par l’imam Ali) et de l’efficacité (représentée par la table copieuse de Muawiyya).

Le musulman se trouve dans une situation qui lui commande de choisir entre les deux. C’est le commencement de la vraie fitna, celle qui règne dans les esprits. Qui suivre ? Telle sera désormais la question, alors que la réponse coranique était claire : faire triompher la vérité avec l’efficacité, il faut se déterminer en fonction de l’idée et pas des hommes.

On voit qu’ainsi posé, le problème n’est pas celui d’une division – survenue plus tard, entre « sunnites » et « chiites ». L’imam Ali était l’émir de tous les musulmans.

En posant ainsi le problème, Bennabi s’est situé clairement dans une optique qui surplombe et dépasse les clivages sectaires. En ce sens, il rejoint Ibn Arabî qui nourrit les pensées des musulmans sans solliciter leurs instincts et préjugés sectaires. Cela est d’ailleurs confirmé par le fait que Bennabi trouve de très bons lecteurs aussi bien dans le monde traditionnellement sunnite que dans le monde chiite.

Cette dernière idée est clairement confirmée par les remarques pertinentes d’un penseur iranien, Ali Shariati au sujet du chiisme safavide et du sunnisme omeyyade. Dans les deux cas, l’islam est idéologisé, ‘‘instrumentalisé’’ par le pouvoir, et échappe au contrôle des masses musulmanes. Les Safavides ont entretenu un chiisme dont la fonction principale était celle d’alimenter la haine contre les Ottomans.

Bien sûr, on peut et on a le droit et le devoir d’étudier le droit musulman, de défendre ses idées dans le domaine juridique, mais il faudra, si on veut être un vrai adepte de l’Imam Ali et des Compagnons, se comporter comme ces derniers : rechercher l’intérêt de la majorité, et non entretenir la haine envers les autres musulmans. C’est ainsi que se comportaient les premiers musulmans qui considéraient l’excommunication (takfîr) comme quelque chose qui ne doit être prononcé que dans des cas exceptionnels, jamais à la légère.

Pour plus de modestie, les musulmans tentés par le sectarisme devraient se demander pourquoi leur appartenance à une même secte ne résout pas pour autant les conflits graves et meurtriers qui les secouent et pourquoi de Tanger à Jakarta, le problème des musulmans est le même, indifféremment de leur sunnisme ou de leur chiisme. Ils n’auront pas alors de peine à se rendre compte que le drame n’est pas d’ordre légal, mais tout simplement psychologique et moral.

Nous savons tous maintenant que l’authenticité de l’islam ne constitue pas (et surtout n’implique pas) une preuve d’une quelconque supériorité des musulmans. L’islam est une chose et les musulmans en sont une autre.

Chacun aurait aussi intérêt à méditer le fait que ce sont des pouvoirs politiques qui ont imposé les formes particulières d’islam, que les iraniens sont chiites à cause des Safavides, que les habitants du Hedjaz sont wahhabites à cause de l’avènement du pouvoir politique de la famille Saoudienne. Les choix auraient pu être tout à fait autres.

C’es alors que ceux qui se disent l’«élite» (al-khâssa) ou la secte sauvée (al-fi’at al-nâjiyya) comprendront qu’un musulman ne sera sauvé que par sa foi, que par le degré de sa foi, degré acquis dans les expériences auxquelles il est soumis individuellement tout au long de sa vie. C’est la raison pour laquelle les sages enseignaient qu’il faut toujours tenter de reconnaître la part de vérité qu’il y a en l’autre. De même, la plupart des ulémas sunnites reconnaissent que le sens du sunnisme n’est donné pleinement qu’à celui qui a vu sa foi mise à l’épreuve.

A vrai dire, les oppositions anciennes sont dépassées. Les musulmans historiques ne se sont même pas rendu compte qu’ils continuent de colporter, d’entretenir des divergences anciennes, d’un autre temps, face à un monde qui n’attend pas les retardataires et qui ne donne pas une seconde chance. Au lieu d’élever le débat à son niveau supérieur, celui où les divergences des 72 sectes s’effacent.

Sur ce point aussi, il y a donc parfaite concordance entre Ibn Arabî et Bennabi. La lecture des œuvres des deux hommes est profitable à tous les musulmans, chacun s’y reconnaissant comme dans un miroir. Quoi de plus normal, les enseignements des deux hommes dérivent d’une vision unitaire de l’islam, d’une lecture sans œillères du Coran.

La sociologie bennabienne est une sociologie de portée universelle, comme l’est la métaphysique d’Ibn Arabî.

Avant le déclin

En revanche, au temps d’Ibn ‘Arabî, la société musulmane se comportait comme un vieillard qui sent sa mort prochaine. Elle cherchait surtout à se concentrer sur la cause de son déclin, à réexaminer son passé. Les hommes et les femmes, jeunes ou vieux, traversaient des contrées musulmanes de part en part à la recherche d’un savant, ou pour recevoir l’enseignement d’un maître. On recherchait la science, la vérité. On n’était pas à la recherche du pouvoir politique. On en était dégoûté même, à cause des échecs successifs répétés, surtout devant les mongoles. Des « hordes » de qalandars, de mystiques errants allaient porter la rumeur soufie de l’Inde en Anatolie, et de l’Anatolie en Inde, de l’Asie centrale en Egypte et vice versa. Le désenchantement causé par les ‘‘politiques’’ invitait à l’ouverture des esprits, à retourner aux livres, à l’étude. Il fallait repenser les causes pour lesquelles on en était arrivé à l’impasse, chercher les voies d’une orientation nouvelle, laisser un testament utile. Cela ressort clairement de la lecture des ouvrages qui nous sont parvenus de l’époque. Ce n’est pas une simple supposition d’orateur soucieux de conforter ses dires. Les ‘‘leaders’’ étaient connus par les idées métaphysiques qu’ils soutenaient et enseignaient. Ceux qui prônaient l’activisme politique étaient minoritaires, sans crédit.

Aujourd’hui, il s’agit de redonner à notre jeunesse cet amour pour les idées. Il faut en effet se convaincre que la société musulmane est désormais sortie de l’époque de la colonisabilité. Nous ne nous attachons plus aux hommes politiques, aux leaders incultes, aux démagogues providentiels dépourvus de toute vision politique noble. Nous nous préparons à reprendre notre place dans le monde.

Jusque là, notre jeunesse projetait tous ses espoirs dans les hommes politiques, et nos rares « idées » étaient baptisées d’après les hommes ‘‘politiques’’ auxquels nous les associions. Il y a eu le kémalisme, le nassérisme, le baasisme, (qui furent surtout des tendances ‘‘politiques’’) puis nous avons eu récemment le khomeynisme. Sans porter de jugement de valeur sur ses « chefs », on peut affirmer que ces dénominations traduisent une vision fermée du monde et de l’islam.

Notre génération doit se sentir fière d’être la première à se définir uniquement par rapport à une idée pure, à une approche révolutionnaire qui n’est pas celle d’un général dictateur, ni celle d’un homme politique parvenu au pouvoir par une combine.

Bennabi a enseigné que l’âge mûr d’une société, comme pour l’individu, est celle où elle passe des stades des choses et des personnes au stade des idées. Ce n’est qu’à cette condition que notre action deviendra une action cohérente et continue, au lieu d’être interrompue à chaque coup d’état. C’est une action qui obéit à des critères qui sont au-dessus des personnes.

Il s’agit aujourd’hui de redonner à nos jeunes les joies de la découverte de l’esprit, de les libérer du culte de la personnalité, de leur faire connaître des idées représentées élaborées par les grands esprits, classiques aussi bien que par les continuateurs, de leur redonner des repères qui soient authentiquement nôtres.

La nouvelle phase qui nous attend après nous être débarrassés des dictateurs, de ceux qui voulaient être des pharaons pour notre jeunesse, est la tâche de revivification des idées, de passer de l’âge où l’on s’attache aux personnes à l’âge adulte où l’on se met au service des idées. Il nous faut nous remettre au travail, nous émanciper définitivement du critère externe, cesser d’obéir au doigt à l’œil à l’Occident, mais au contraire tenter de le convaincre que son antipathie envers l’islam est un sentiment comparable à un acte de noyé refusant toute aide extérieure.

La société musulmane a aujourd’hui grandi, et il faut espérer que ce n’est certainement pas pour se lancer dans une entreprise semblable à celle des pays communistes où toute pensée, toute activité intellectuelle était réprimée, soumise à des œillères. Les hommes et les femmes politiques musulmans doivent apprendre à travailler sous le regard critique des artistes et des intellectuels, et créer les conditions pour que ces derniers puissent désormais travailler en toute liberté, dans le respect, et sous la protection des hommes et des institutions.

C’est la condition nécessaire pour que le retour de l’islam soit le retour de la joie et du savoir source de joie, non une nouvelle cause de malheur.

La doctrine mondialiste de Bennabi

L’idée de mondialisme est née de ses observations sur le colonialisme en tant que troisième perspective[8], et surtout de son observation extrêmement pertinente de la distinction entre culture d’empire et culture de civilisation qui lui fut inspirée par sa lecture d’O. Spengler. A propos de mondialisme, on lira dans le présent recueil avec une attention particulière et le plus grand profit l’article en quatre parties intitulé A la veille d’une civilisation humaine, écrit au début de l’année 1951. Cet article résume de façon magistrale tout l’enseignement mondialiste bennabien[9].

Le colonialisme est un phénomène nouveau qui n’est pas comparables aux empires historiques connus. Je suis tenté de dire que c’est la forme intégriste de l’empire, celle où le vainqueur a tendance à nier totalement un rôle au vaincu. On est loin d’Alexandre dont l’armée au fil des victoires, grossissait avec les renforts des soldats vaincus qui se mettaient à son service.

Et l’empire se distingue de la civilisation en ce sens qu’il tend à réduire ses objectifs à contrôler les richesses des pays qu’il vainc militairement, à faire du vaincu sa « chose ».

Bennabi a complété ces deux idées par ses observations sur les conflits entre les colonialismes européens, les naissances des premières institutions à caractère mondial, universel (comme l’Union postale universelle…).

Par la colonisabilité, Bennabi se rattache à, et communie avec son patient social, l’homme post-almohadien. Avec le mondialisme, il se fonde avec le destin de l’humanité entière, parce que désormais toute civilisation, —et toute absence de civilisation— aura des répercussions à l’échelle mondiale.

On peut même soutenir un lien de nécessité entre les deux idées. Seul un homme ayant vu lucidement le mal qui le corrompt, plutôt que de se lamenter sur la faute à autrui, seul un homme dis-je, ayant eu la capacité, dans le chaos régnant, de garder intacte sa force intellectuelle, pour voir que le colonisé partage sa souffrance avec le colonisateur, —en dépit des apparences—, seul un tel homme avait le droit et le pouvoir de concevoir, d’entrevoir une perspective mondialiste. Celui-là seul qui avait pensé la colonisabilité pouvait penser le dépassement de la situation, en termes de paix mondiale, non en termes de revanche.

Seul l’homme capable de discerner sa faute est capable de pardon. La sociologie bennabienne se calque à merveille sur la mystique musulmane.

Bennabi est donc l’inventeur du mondialisme, mais on peut aussi dire qu’il est le produit de ce mondialisme. Il n’est pas le produit de la civilisation musulmane, mais le produit de la civilisation nouvelle universelle, mondiale. Il est la synthèse même de cette harmonie, entente qu’il préconise entre l’Occident et l’islam, concrètement entre le « colon » et l’« indigène », chacun devant surmonter, dépasser sa « situation ».

Sans cette unité retrouvée du genre humain, point d’avenir pour la terre.
 
Le rôle de l’islam dans le mondialisme

Trente ans se sont écoulés depuis que Bennabi nous a quittés en 1973. Ces trente ans correspondent grosso modo aux années qui couvrent le dernier tiers du XXème siècle pour lequel il espérait un sursaut du musulman qui le ramènerait sur la scène de l’histoire y jouer un rôle que l’on attend de lui, un rôle salutaire pour sa société et pour le monde.

On serait tenté de vouloir dresser le bilan, trente après.

Depuis la publication des premières études prospectives en Occident, leurs auteurs avaient déjà entrevu un retour de l’islam, mais ce n’était pas pour l’encourager bien sûr. Leur souci était de lui préparer les peaux de banane sur lesquelles on espérait le faire chavirer, dérailler.

Aujourd’hui la société musulmane subit des pressions de plus en plus fortes de tout côté. On veut la cadrer de force dans la « mondialisation », c’est à dire une économie mondiale où le seul rôle qui lui soit laissé est celui de consommateur.

Politiquement, la société musulmane est entièrement prise en charge par l’Occident qui décide de tout.

Le progrès est que maintenant les ‘‘leaders’’ musulmans ne s’en cachent plus. Ils s’en flattent même car, expliquent-ils, c’est la mondialisation qui veut cela, que c’est donc normal.

La mondialisation est décidée par un G7 ou G8 où aucun pays musulman n’a de titre pour y siéger.

Or la question du rôle de l’islam dépasse la politique possible des hommes. Elle est inaccessible aux volontés des politiciens dont les deux moyens d’actions que sont la diplomatie (y compris la « lutte idéologique ») et la force militaire, sont ici sans effet.

Elle relève de ces évènements qui surprennent tous les prévisionnistes de tout bord. Comme la Révolution Française qui a mis fin à l’Ancien Régime ou comme la découverte copernicienne qui met fin à bien des débats.

Quand vient la vérité, elle fait se dissiper l’erreur….

A ce sujet, il se pose deux questions :

1 – Qu’est-ce qui justifie que les musulmans aient un rôle à jouer ?

Et :

2 – Comment pourront-ils jouer ce rôle ?

Il est compréhensible que les puissances qui ont toujours été opposées à l’islam cherchent à l’évacuer sinon du monde, du moins de la scène décisionnaire. Mais vouloir n’est pas pouvoir.

Cela soulève à son tour une double question :

Ces forces sont-elles à même de parvenir à leur but ?

Pourraient-elles assurer l’équilibre du monde sans l’islam ? C’est-à-dire sont-elles à même de fournir au monde l’armement psychologique nécessaire à sa survie ?

En d’autres termes encore, est-il de l’intérêt du monde de se débarrasser de l’islam ? Le monde peut-il se passer de l’islam ?

Toutes les réponses sont bien évidemment négatives.

On voit ainsi que s’éclaire déjà le sens de notre question :

Qu’est-ce qui justifie que les musulmans aient un rôle à jouer ?

La réponse ne dépend donc pas que de la volonté des musulmans historiques. Elle implique le sort même du monde.

Cela suffit déjà pour justifier l’action des musulmans.

Mais nous allons voir que le rôle de l’islam se justifie par la nécessité historique qui a besoin d’une métaphysique répondant pleinement aux attentes actuelles de l’humanité mondialiste.

Le monde actuel sort en effet de deux grandes illusions : une dont la mort est manifeste pour tous : le communisme que la toute puissance nucléaire de l’URSS n’avait pas pu maintenir en vie, preuve que le pouvoir politique a ses limites. Avant de sombrer, le communisme avait alimenté pendant près d’un siècle la boite de Pandore de l’humanité.

La deuxième illusion est celle de l’Occident qui bien qu’il tienne encore sur ses pieds sait déjà que ses jours sont comptés, qu’il devra changer s’il veut survivre.

C’est l’échec de ses deux systèmes qui remet l’islam en selle pour une nouvelle chevauchée d’espérance, de secours et de service des hommes.

En réalité l’Occident ne voudrait pas écraser tout à fait l’islam. Il va même tenter d’entretenir un islamisme artificiel pour le brandir comme une menace et nourrir l’illusion de sa réalité. Mais ce ne sera qu’un scénario éphémère. L’Occident sait qu’il doit à l’islam d’exister.

C’est sa volonté de « dépasser » l’islam, de l’imiter puis de faire mieux que lui, qui a été le moteur de l’Occident. Que deviendrait-il si son critère, son ennemi venait à disparaître ? Quand il s’apercevra que combattre l’islam reviendrait à couper la branche sur laquelle il est assis, l’Occident comprendra que son meilleur ami, son meilleur inspirateur, sa raison d’être même est l’islam.

Il admettra alors qu’il ne sera jamais capable de fournir un projet supérieur à celui qu’a apporté l’islam.

Des siècles de « lutte idéologique » savamment menée contre l’islam lui apparaîtront alors comme un combat mené contre lui-même.

L’islam ayant résisté à la falsification s’avère ainsi comme la religion la plus juste, la plus complète, celle qui soit capable non seulement d’assurer sa propre survie, ce que d’autres religions ont su faire, mais aussi d’assurer la survie des autres, dans la tolérance, ce que seul l’islam a réussi impeccablement.

L’Occident ira jusqu’à se faire le promoteur de l’islam juste pour assurer sa propre survie.

Il n’ignore pas en effet que toutes les religions et les idéologies possibles de substitution sont usées, incapables de motiver profondément les hommes, incapables de maintenir les hommes loin des écueils qui les ont toujours tentés, loin des sirènes de la violence et de la mort.

Nous savons comment le Christianisme s’est comporté quand il a eu le pouvoir dans les pays conquis : incapable de convaincre, de faire appliquer sa doctrine de l’amour, ne laissant que désolation, humiliation, occupation des terres, et répression des hommes, en dépit des quelques voix qui ont tenté de se faire entendre.

Que ferait l’Occident s’il choisissait de poursuivre dans sa voie ? Réponse : Ce qu’il a déjà fait aux peuples colonisés, et aussi tout le mal qu’il s’est déjà fait à lui-même dans les deux guerres mondiales. Ne pouvant contrôler ses pulsions meurtrières, rien ne lui résistant, il ira droit à sa perte, et cette fois les guerres seront des catastrophes nucléaires et bactériologiques, qui ne laisseront pas de chance à un second plan Marshall.

On en voit malheureusement les signes inquiétants dans les efforts qu’il déploie pour s’assurer qu’il sera le seul détenteur des armes nucléaires et de destruction massive, au lieu de donner l’exemple en démantelant ses arsenaux. Insatiable et funeste tentation de domination impériale !

En dépit de ses belles valeurs, le Christianisme, essoufflé en tant qu’institution, a échoué sur ses terres, et a déjà montré ses limites: il n’a plus la capacité de servir d’âme du monde.

Il existe d’autres grandes religions, qui présentent des métaphysiques respectables. Elles appellent aussi à la paix, mais elles manquent de dynamisme, ou connaissent aussi leurs limites.

Après la chute du communisme, le monde est retourné à la situation où l’avait laissé le Prophète en 622 de l’ère chrétienne. Le temps est venu pour l’islam de jouer son rôle. Son dynamisme actuel est la preuve qu’il n’a pas encore joué toutes ses cartes, qu’il a encore des idées à proposer au monde.

L’islam s’est assuré son avenir par la seule puissance de son message, de son enseignement. Il pourra même se passer des services des musulmans historiques si ces derniers se montraient ingrats ou incapables. Il génèrera une nouvelle communauté, universelle, celle à laquelle il a toujours appelé, plus sincèrement et plus efficacement attachée à lui.

Dernière née des religions, l’islam a apporté la complétude.

La deuxième question est : comment le musulman pourra-t-il jouer son rôle ?

Il faut d’abord qu’il le veuille. Car les rôles ne sont pas distribués automatiquement au nombre d’habitants au kilomètre carré, ou je ne sais quel autre critère semblable. Vouloir jouer un rôle, c’est manifester sa présence, son autonomie de pensée, sa liberté d’action, se poser comme partenaire véritable et interlocuteur solide.

Ce n’est qu’à cette condition qu’il sera assuré de jouer un rôle dans la mondialisation.

Le problème de la réinsertion du musulman dans l’Histoire se pose même pour les musulmans de façon tout à fait inédite. Le musulman de ce début de siècle est un homme qui a un passé qu’il connaît mal. Ne sachant d’où il vient, comment saurait-il où aller ? Il fait surtout face à une situation unique dans l’histoire des hommes, qu’il n’est pas seul à ne pas connaître, -dont il partage les incertitudes avec ses congénères, – mais où il est frappé d’un coefficient réducteur chronique : il est désarmé, dominé par les autres puissances qui se liguent contre lui, et qui sont décidées à lui barrer la route du leadership du monde.

Il jouit cependant d’un atout considérable.

L’absence de crédibilité des systèmes idéologiques actuels qui fondent les grandes puissances, notamment l’Amérique.

La mort du communisme loin de conforter les doctrines impérialistes américaines a davantage révélé leur caractère pernicieux pour les peuples du monde. Les USA n’ont plus le prétexte de la lutte contre le communisme. Ils s’aventurent dans des entreprises d’un autre âge, qui montrent que eux aussi sont pris en défaut d’ignorance, d’impréparation à la situation nouvelle de mondialisme de fait. Ils sont tentés par « l’empire », et ne se doutent pas que c’est une idée qui n’est plus de notre temps, et qui ne peut se fonder que sur une idée tout à fait nouvelle du monde. « Le monde n’est pas une marchandise. » Il n’est pas à vendre, fut-il au plus offrant des milliardaires américains.

Or l’islam apporte cette nouvelle idée. Il propose non pas une culture d’empire, mais une culture de civilisation qui n’entraînera ni déplacement de troupes, ni humiliation de peuples. Il n’est pas le seul, il faut l’ajouter tout de suite. Les musulmans le savent bien : le mondialisme doit être une construction consciente et volontaire de tous les peuples du monde.

Le dynamisme intrinsèque de l’islam s’est manifesté concomitamment avec le recul progressif du communisme. Cela explique seulement une règle d’or que les historiens, sociologues, et politologues partagent avec les physiciens : la nature a horreur du vide.

En quoi l’islam prend-il la place laissée vide par le communisme ? Certainement pas dans des espaces géographiques, certainement pas dans une nouvelle puissance nucléaire. Mais il le remplace dans ce que le communisme a voulu incarner pendant des années : être l’axe de la paix face à l’axe de la guerre représenté de façon impénitente par les Américains.

C’est que la mondialisation en tant que fait objectif, a déjà plus d’un siècle d’existence. De par son infrastructure, le monde est un depuis la Conférence de Berlin à la fin du 19ème siècle, par exemple, quand les puissances coloniales avaient décidé de se partager le monde. Le monde est déjà un : mais c’est un empire colonial occidental.

Le problème, nous disait Bennabi, consiste dans le fait que la superstructure (pour parler le langage des marxistes) accuse un retard par rapport à l’infrastructure. Autrement dit, le monde est déjà un par l’économie et par les problèmes écologiques par exemple, mais il lui manque les règles et accords mondiaux qui assureraient à cette infrastructure des fondations idéologiques et morales saines, durables et harmonieuses, c’est-à-dire satisfaisant la grande majorité des hommes.

L’URSS et ses satellites voulaient jouer le rôle de modérateur de l’impérialisme américain, grand héritier de l’impérialisme européen épuisé par les guerres intestines. Or le communisme est mort avant d’avoir pu livrer la « lutte finale » à l’impérialisme, « stade suprême du capitalisme ».

Faute de combattants, donc, le combat sembla cesser. Grands illusionnistes, les Américains, auraient bien aimé faire avaliser un syllogisme pernicieux : le communisme est mort, donc l’impérialisme a raison.

Or cela est fort heureusement faux. Le communisme est mort de sa propre maladie infantile. Le monde n’en est pas pour autant prêt à se soumettre à la puissance de l’argent.
 
Comme les hommes ont besoin d’idées et de motivations pour continuer la lutte, ils se tournent bien sûr vers les valeurs humanistes et spirituelles capables de les alimenter en énergie. Il se trouve que l’islam est une grande puissance énergétique.

L’Amérique a bien compris cela qui a tôt fait de rameuter tous ses anciens adversaires pour les liguer contre l’islam proclamé nouvel ennemi.

La justice que se proposait de défendre et d’instaurer le communisme ne se présentait pas comme un idéal moral. Selon l’interprétation du marxisme, cette justice allait découler nécessairement de la seule évolution des rapports de production, la classe ouvrière finissant pas l’emporter contre l’impérialisme et les puissances de l’argent, exploitant le travail des masses laborieuses.

Pour Bennabi aucune idée motrice ne peut naître, produire de fruits, si elle n’est pas d’abord semée dans les consciences, rendue palpable dans les comportements. Bennabi donne l’exemple de la façon dont l’alcoolisme a été éradiqué de la société musulmane. Il illustre aussi cette idée dans son long article intitulé Islam et démocratie, dans lequel il a démontré que la démocratie ne consiste pas dans le simple exercice d’exprimer son droit de vote. Nous voyons à quelle monstruosité donne lieu cette conception aux Etats-Unis où le président dispose de pouvoirs tels que le vote des américains n’est qu’une simple formalité ne limitant en aucun cas les prérogatives du président qui est un véritable dictateur du monde.

La démocratie réduite à un système technique de désignation des leaders, dépourvue d’un ensemble de motivations, ne peut qu’aboutir à ce phénomène que l’on constate de nos jours dans les pays occidentaux, de « dégoût » de la politique. Le pouvoir issu des urnes n’a plus d’autre finalité que de se maintenir formellement. Il cesse d’être l’instrument d’une ambition supérieure collective. Sa légitimité est elle-même contestable statistiquement quand on sait que la participation au vote est souvent inférieure à l’abstention.

La vérité d’un enseignement, d’une doctrine se présente dans son contenu, la cohérence et la force de son argumentation, dans la force de l’esprit qui l’inspire. La façon dont une doctrine se manifeste sociologiquement offre un critère différent, le critère de l’efficacité qui, lui, est soumis à variation, pour la simple raison qu’il est étroitement lié au facteur humain. Une doctrine peut être vraie, et ne pas assurer la nourriture à ceux qui s’en réclament, pour la bonne raison que les hommes sont responsables de leur destin. Une société est parfaite quand l’enseignement de la doctrine qui l’anime est appliqué, mis au devant, prouvé dans les faits comme dans les pensées, et que les hommes qui s’en réclament sont au faîte de leur puissance. C’est ce que Bennabi appelle civilisation.

Dans le cas du communisme, nous avons assisté à la mort d’une doctrine qui a été démentie dans sa vérité intrinsèque et à l’échec cinglant d’une société qui en voulant imposer par la force une doctrine a fondé un régime de terreur. La chute du communisme ne résulte pas de l’absence de démocratie.

Une société sacrifie parfois une partie de la vérité, lorsque les enseignements qui la fondent donnent lieu à querelle, laissant l’expression de la totalité du sens à des individualités singulières qui en deviennent les représentants les plus qualifiés, les modèles vivants de la vérité.

Bennabi a surtout considéré l’aspect social de l’islam, ce qu’il est devenu au cours du temps historique, en tant que société, non en tant que doctrine et pensée. Son enseignement fait la jonction entre une pensée pure et une pensée pratique qui veut ramener à ses critères une action historique.

L’islam devient de plus en plus l’arme des peuples en lutte contre le monopole du monde que semblent vouloir exercer les USA et leurs alliés. C’est la nouvelle idéologie de la libération, celle qui remplace le communisme trop compromis dans les crimes contre l’humanité.

Ironie – ou plutôt justice – de l’histoire. C’est l’à l’islam que revient de combattre le vrai impérialisme, celui que les idées marxistes préconisaient de combattre, celui que l’on voit aujourd’hui, non celui que l’on se représentait au début du 20ème siècle, ni même à la mort de Staline. C’est le capitalisme dans sa phase finale, celui de la mondialisation. C’est que dans le contexte mondialiste, dans le mondialisme de fait, l’islam n’est plus perçu comme la religion de l’ennemi d’hier, du sarrasin, mais la religion du salut, qu’il n’a jamais cessé d’être. L’islam est le nouveau moteur du prolétariat du monde.

Il n’est pas nécessaire d’être musulman pour distinguer l’injustice ni pour la combattre. C’est la raison pour laquelle Bennabi exprime son admiration pour des hommes ou des femmes, comme « Che » Guevara ou Mao Tse Toung qui ne sont pourtant pas musulmans, avec qui même nous avons de graves divergences idéologiques.

C’est que le communisme ne fut qu’une forme particulière de la lutte contre l’injustice mondiale. Son échec – sa mort – ne doit pas être confondu avec la fin de la lutte des hommes pour l’instauration d’un monde plus équitable. Le communisme était condamné à l’inefficacité par l’évaluation négative qu’il fait de l’homme. Conscient de cela, ‘‘Che’’ Guevara avait tenté d’introduire une nouvelle évaluation de l’homme dans le socialisme.

Bennabi a aussi exprimé sa déférence pour une autre grande figure universelle de la lutte contre l’injustice, Gandhi qui avait épousé une autre forme de lutte pour sa cause : la non-violence.

 C’est pourquoi aujourd’hui les musulmans ne pourront être que les catalyseurs de cette aspiration consubstantielle à l’humanité, à vivre dans l’harmonie, la justice et l’équité. Ils devront réinventer la justice sociale.

Il y a fort à parier que les musulmans historiques seront bientôt relayés dans cette lutte par de nouvelles énergies fruits de l’adhésion massive des peuples à la doctrine sociale de l’islam.

Car les penseurs occidentaux eux-mêmes ne se font plus d’illusion sur leur capacité à réarmer psychologiquement leur société par ses propres moyens. Cette société occidentale a été trop loin dans la décomposition pour pouvoir se soigner elle-même.

Cependant ce n’est pas le malheur de l’Occident qui fera nécessairement le bonheur des musulmans. Et ce n’est pas non plus la fonction de l’islam que de hâter sa chute.

Car la pensée bennabienne n’interpelle qu’en second rang le musulman quant à son rôle vis à vis des autres. Elle le sollicite d’abord dans son rôle vis à vis de lui-même. Ne pas agir en vain, ne pas se tromper de cible, cela demande d’abord une bonne connaissance de soi-même. D’où un retour sur l’histoire, sur les origines de la psychologie musulmane, de la culture musulmane. Il faut avoir le courage de réexaminer notre passé avec lucidité, si on veut le dépasser et tourner la page définitivement et sereinement au lieu de la froisser et de la rejeter avec mépris ou indifférence.

Un homme ne peut pas aller loin en traînant, en laissant planer sur sa conscience l’ombre de la confusion.

Le préalable de la décolonisation définitive des esprits est une condition sine qua non.

A leur naissance, les civilisations doivent être portées par des esprits audacieux, vierges de tout préjugé, de tout complexe. Cela veut dire que l’islam auquel Bennabi attribue cette haute fonction doit être un islam renaissant dans une forme tout à fait nouvelle, un islam ouvert aux autres formes de croyances[10].

Pour renouveler le monde, il faut renouveler, recréer l’homme.

Omar Benaïssa
25 avril 2010

 
Notes et références :

[1] Postface publiée dans le recueil d’articles de Malek Bennabi, intitulé Mondialisme, et publié à Alger en 2004.

[2] Voir l’article Ben Badis le mystique. L’adjectif énigmatique ne traduit pas une suspicion de la part de Bennabi à l’égard du grand maître andalou, mais uniquement l’état de la connaissance le concernant à l’époque où Bennabi écrivait, et aussi certainement une allusion au caractère difficile d’accès de sa production. Depuis, la connaissance d’Ibn ‘Arabî a connu de grands développements, dans les langues occidentales. De nombreux manuscrits de ce grand métaphysicien ont été édités par les spécialistes et publiés en Occident et dans les pays musulmans.

[3] Dans Les Conditions de la renaissance, il écrit : « Durant cet âge d’or qui va de 1925 à la mort du Congrès, on avait l’impression de renaître, on renaissait : c’était la renaissance ». Mais dans Vocation de l’islam, il écrira : « …Le mouvement réformateur ne semble plus aujourd’hui contenir le souffle spirituel, l’élan mystique qui avaient marqué ses débuts ».

[4] Fukuyama, Francis, La fin de l’histoire et le dernier homme, Paris, Flammarion, 1992, p.340

[5] L’expression « homme démocratique » de Nietzsche a le même sens que celui de « l’homme post-almohadien » de Bennabi, en dépit de l’adjectif démocratique qui est encore aujourd’hui en vogue. L’homme démocratique pense que toute orientation sociale doit être soumise aux désirs humains particuliers, c’est-à-dire par les élections par exemple.

[6] Les conditions de la Renaissance. Un jugement semblable avait été formulé auparavant et dans un autre contexte par Isabelle Eberhardt, morte musulmane en Algérie, en 1904, un an avant la naissance de Bennabi.

[7] Voir Le Problème des Idées, (au chapitre XVI, Idées mortes et idées mortelles, page 97) réédition SEC, Alger, 1991. Une critique dans le même sens peut être relevée dans le dernier chapitre de L’Afro-Asiatisme.

[8] Voir recueil intitulé Colonisabilité, Dar al-Hadhâra, Alger, 2003.

[9] De nombreuses pages sont consacrées à ce thème dans l’Afro-asiatisme.

[10] Dans l’Afro-asiatisme, Bennabi insistait beaucoup sur le fait que « l’élite musulmane devrait s’ouvrir davantage aux valeurs culturelles de l’Inde ».

Source : Majlis al-Uns

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