La société musulmane a connu dès l’origine le phénomène de la sainteté. Le mot même qui désigne cette notion en arabe est dans le Coran. Il s’agit du mot walî, dont le pluriel est awliyâ, qui se trouve aussi dans le Coran. Ce mot signifie ami, proche, tuteur, et s’applique d’abord à Dieu (Coran, sourate 42, versets 9 et 28, par exemple). C’est par métaphore qu’il s’applique aux hommes. Si nous le traduisons ici par le mot saint, c’est parce qu’il s’agit de la même notion que désigne le mot latin Sanctus adopté par les Chrétiens pour désigner les personnes ayant eu du mérite auprès de Dieu.

A part le sens du mot walî que nous venons de voir, il nous reste à nous demander ce qu’est un walî. Car si la walâya est la proximité de Dieu, il reste à définir pourquoi certaines femmes et certains hommes ont acquis le statut ou la réputation de wali-Allâh, alors que cette proximité n’est manifeste que pour celui qui la vit comme telle, puisqu’il ou elle en est le seul témoin. Il existe par conséquent un sens du mot walî qui procède de la pratique populaire, de la vox populi qui fait se transformer parfois après sa mort, un homme ou une femme, en saint ou sainte. Comme ils ne peuvent pas tous discerner naturellement cette proximité chez leurs congénères, les hommes ont pris l’habitude de l’identifier selon d’autres critères qui sont essentiellement les charismes (au sens de pouvoirs miraculeux) et l’exemplarité de la vie. Parfois, souvent même les charismes sont grandis par la tradition populaire, au point de sembler inimaginables. On prête au shaykh des dons impossibles. Mais ces choses expriment seulement la haute estime dans laquelle est tenue le shaykh ou la shaykha (féminin). Ainsi beaucoup de légendes relatives à Abdulkader Jîlânî sont de cet ordre. Si on les comprend dans ce sens, elles ne nuisent aucunement. Ceci est comparable à la description de la bien-aimée par son amoureux.

Nous utilisons ici ce mot dans ce sens technique que lui donne la tradition populaire musulmane, puisque dans cette tradition le saint ou la sainte sont consacrés tels par la vénération, voire le « culte » que leur réserve la population de leur vivant même, et surtout après leur mort par des visites à leurs tombes, pour invoquer leur intercession, car ils ne sont aimés qu’en tant qu’ils sont des amis de Dieu, par amour pour Dieu.

Dans la société musulmane, la sainteté est reconnue et existe de fait aussi bien chez les hommes que chez les femmes. Cela peut se constater concrètement d’un bout à l’autre du monde musulman, de Tanger à Jakarta. Partout on visite les tombeaux de saints, et il existe des lieux de pèlerinage aux saints (tes) musulmans (es) aussi bien en Inde qu’en Afrique du Sud. Certains théologiens ont bien entendu tenté de limiter le rôle de la femme dans le domaine spirituel, certains sont allés jusqu’à lui dénier toute possibilité de réalisation spirituelle, mais il est établi que ces positions sont minoritaires et procèdent le plus souvent d’opinions personnelles qui trouvent leur appui dans la misogynie de leurs auteurs plutôt que dans les textes fondateurs de l’islam. L’intégrisme est une volonté politique de retour à un passé qui ne s’est jamais réalisé, alors que le soufisme est la recherche de l’authenticité de la foi. L’opinion qui prévaut aujourd’hui parmi les représentants les plus qualifiés de l’islam est bien celle de la possibilité ouverte pour la femme de gravir les mêmes étapes spirituelles que les hommes et d’accéder aux mêmes stations et fonctions dans la hiérarchie spirituelle.

L’opinion qui compte le plus aux yeux des maîtres mystiques de l’islam est celle du plus grand des maîtres, al-Shaykh al-Akbar, Ibn Arabî, mort en 1240 à Damas. Ce grand docteur de la religion, originaire de l’Andalousie était versé dans toutes les sciences de l’islam, et nul ne l’a égalé jusqu à ce jour. On peut même dire que toute la pensée musulmane féconde, après lui, n’est que commentaire et explication de son œuvre immense. Dans cette dernière, Ibn Arabî a rappelé en de nombreux endroits, que les femmes et les hommes peuvent nourrir exactement les mêmes ambitions spirituelles. Ibn Arabî va jusqu’à affirmer que la virilité et la féminité biologiques ne sont qu’un accident et que l’homme parfait (al-insân al-kâmil) est qualifié par l’indifférenciation sexuelle. Lui-même a d’ailleurs eu des femmes pour maîtres spirituelles.

Dans la pratique et aussi quand on étudie les ouvrages d’hagiographie, on constate que les femmes sont présentes même si elles sont nettement moins nombreuses que les hommes. Cela est le cas pour les autres religions du Livre. En outre pour M. Chodkiewicz, grand connaisseur français d’Ibn Arabî, de renommée mondiale, cela s’explique aussi par le fait que la sainteté des femmes réalise mieux que celle des hommes la dimension malamati de la mystique, celle de l’anonymat, selon laquelle le vrai saint est le saint caché, qui dissimule ses états spirituels aux hommes de façon à ne pas attirer l’attention sur sa personne. Beaucoup de femmes d’une grande sainteté ont volontairement voulu se soustraire au monde, sans être recluses dans un couvent, et demeurer méconnues, s’engageant ainsi à conserver secret leur amour pour Dieu, car il ne gagnerait nullement à être connu des autres créatures. Mais cela resterait une simple hypothèse si de temps en temps quelque grande figure féminine de la sainteté musulmane ne se faisait connaître malgré elle, tirée de son anonymat par la providence, afin qu’elle soit donnée en exemple. A part Fatima, la fille du Prophète, la sainte musulmane la plus connue, qui d’ailleurs sert de modèle, est sans conteste Rabia al-Adawiyya. Cette sainte de Basra est celle dont le mode de réalisation spirituelle a soulevé pour la première fois la question du Pur Amour de Dieu qui consiste selon elle à aimer Dieu pour lui, et non pour la promesse du Paradis et par crainte de l’enfer. Elle affirme dans des vers célèbres que le véritable amour doit se situer au-delà de ces considérations. C’est en apprenant l’histoire de cette sainte musulmane par les Croisés qui revenaient de Palestine, que les Chrétiens ont connu à leur tour la querelle du Pur Amour.

Omar Benaïssa
15 avril 2010

Bibliographie :

Schimmel, Annemarie, L’Islam au féminin, traduction francaise, Albin Michel, 2000

Chodkiewicz, Michel, La Sainteté féminine en Islam, article.

Source : Majlis al-Uns

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