3.1 Le retard d'intégration

Samuel Huntington et Deutsch ont suggéré que la cause des coups d'Etat dans les pays en voie de développement réside dans leur retard d'intégration, c'est-à-dire dans leurs incapacités à construire des institutions politiques suivant le rythme de leurs développements économiques et de la mobilisation sociale et la participation politique qui en résultent. Cette thèse est aussi connue sous le nom de « l'instabilité induite par la modernisation » ou aussi de « sous-développement politique ». Ces ex-colonies ayant hérité d'administrations clientélistes, dépourvues d'« adaptabilité, de complexité, d'autonomie et de cohérence » selon Huntington, l'incapacité à intégrer le débordement de participation induit par le développement économique déstabilise les régimes qui ont recours alors au putsch pour maintenir l'ordre.

Bien qu'a priori plausible, les études statistiques de Jenkins et al. ont montré que ce facteur n'est pas positivement corrélable aux indicateurs d'intervention militaire.

Cette explication a été aussi largement critiquée comme « propageant la rhétorique putschiste » et « blâmant les masses » et ceux qui « résistent aux élites dominantes ».

3.2 La dépendance économique chronique sur l'extérieur

Il a été suggéré par plusieurs politologues (O'Kane, Bradshaw, Tshandu, Jenkins etc.) que les pays en voie de développement qui sont les plus dépendants économiquement (● dépendance sur l'exportation d'un nombre limité de matières premières dont les prix sur le marché international sont instables, ● dépendance sur la dette, et ● dépendance sur l'aide étrangère) sont les pays où les coups d'Etat militaires sont les plus fréquents. Ces dépendances distordent le développement, ralentissent la croissance économique, et engendrent le chômage et de graves inégalités sociales, provoquant ainsi l'instabilité sociale et l'intervention militaire.

Toutes les études statistiques ont trouvé que ces trois formes de dépendance chronique sur l'extérieur sont corrélées positivement aux propensions des coups d'Etat.

3.3 Les tensions ethniques

Un certain nombre d'analystes, dont Jackman, Collier, Olzak et Jenkins, ont proposé que les tensions ethniques au sein de la société et/ou de l'armée provoquent l'instabilité politique qui mène souvent au putsch militaire. Ce facteur a été proposé sous plusieurs variantes : pluralité ethnique, dominance ethnique, et antagonisme ethnique.

Les résultats statistiques sur les capacités causales de ce facteur ne sont pas concluants. Certains chercheurs ont trouvé que les tensions ethniques sont positivement corrélées à la propension aux coups d'Etat alors que d'autres travaux statistiques ont conclu que c'est un facteur sans rapport avec les indicateurs d'intervention militaire.

3.4 La centralité politique de l'armée

Cette explication, proposée entre autre par Welch, Nordlinger et Finer, porte sur les intérêts et les ressources institutionnels de l'armée et sur les relations civils-militaires. Elle avance que les pays sous-développés où l'armée est politiquement centrale sont les plus sujets aux coups d'Etat militaires.

On dit qu'une armée est centrale politiquement si cette armée détient une large proportion des ressources de l'Etat et si elle a une forte identité corporatiste et un héritage colonial orientant sa hiérarchie vers le contrôle interne, engendrant ainsi une institution plus puissante et mieux organisée et ressourcée que le gouvernement civil lui-même.

Une armée centrale politiquement est plus encline à intervenir. Bien sûr, les interventions militaires renforcent encore plus la centralité de l'armée, suscitant ainsi plus de coups d'Etat. Nordlinger a noté que les tentatives des autorités civiles de réduire les budgets militaires et les tailles des armées dans de tels systèmes sont perçues comme des menaces aux intérêts corporatistes de l'armée et provoquent des putschs militaires.

Les études statistiques analysant la contribution causale de ce facteur, mesuré par des indexes de militarisation (tailles des armées, degré de cohésion, ressources militaires en pourcentage des ressources totales de l'Etat, etc.), trouvent toutes qu'il est positivement corrélé à la probabilité des coups d'Etat militaires.

3.5 La contagion putschiste

Cette explication part du fait que les coups d'Etat sont contagieux comme l'ont noté entre autres Zolberg, Well et O'Kane. (Ici il ne s'agit pas de facteur structurel mais de facteur favorisant qui se superpose aux facteurs structurels discutés ci-dessus.) Elle stipule qu'une fois que la possibilité de réussir un coup d'Etat a été démontrée, d'autres militaires, dans d'autres pays ou dans le même pays à un moment ultérieur, commencent à considérer le putsch comme la solution politique à leurs problèmes. Une fois que les militaires prennent le pouvoir dans les Etats de la région, les généraux dans les îlots restants de régimes civils commencent naturellement à se demander si quelque chose ne leur a pas échappé. Certains analystes ont interprété certaines structures en vague dans la fréquence des putschs à l'échelle mondiale comme relevant de la contagion. D'autre part, les données des coups montrent qu'une fois qu'un pays a subi un coup d'Etat, il en subit inévitablement d'autres. Les coups engendrent des contre-coups et le putsch devient le mécanisme standard de circulation des élites.

Le facteur de la contagion n'a pas été corrélé (statistiquement) de façon concluante aux indexes d'intervention militaire. Par exemple, Wells et Lutz trouvent que cette hypothèse est statistiquement significative alors que Li et Thompson concluent qu'elle est sans rapport avec la probabilité des coups d'Etat.

3.6 Le clanisme au sein des armées

L'image instinctive qu'évoque en nous un coup d'Etat c'est l'évincement de civils par des militaires. Cette perception repose sur un clivage implicite entre « civils » et « militaires » qu'on appréhende comme des blocs monolithiques.

Pourtant il y a des coups d'Etat militaires où c'est des militaires qui sont évincés par des militaires. Quand on est en présence de coup d'Etat contre des régimes militaires, le cas de l'Algérie par excellence, cela veut dire qu'il y a le clanisme et la compétition clanique au sein de l'institution militaire (une armée cohérente ne fait pas de putsch contre elle-même). Dans ce cas le putsch est le mécanisme d'alternance entre les clans militaires.

Ceux qui m'ont suivi sans boire, manger, fumer, bavarder ou chiquer bel-massa ont dû remarquer que les explications des coups d'Etat discutées jusqu'ici reposent sur le clivage que je viens de noter. Ces explications partagent toutes la prémisse que l'intervention militaire se fait par rapport à des conditions ou menaces externes à l'institution militaire, considérée comme un bloc. En d'autres termes, ces explications ont suggéré que les causes sont plus politiques que militaires, et que ces causes reflètent plus les structures politiques et institutionnelles de la société que les caractéristiques sociales et organisationnelles des hiérarchies militaires.

Dans ses études sur l'Amérique latine, Farcau a contesté ce type d'explication et a argumenté que les coups d'Etat sont causés par les conflits entre les clans au sein des armées, clans qui exploitent ces facteurs externes afin de dominer leurs compétiteurs claniques au sein de l'armée. La maîtrise des forces externes ne leur est que secondaire.

Farcau a critiqué ceux qui ont avancé que les processus de démocratisation en Amérique latine sont le résultat d'une décision consciente de la hiérarchie militaire dans l'intérêt à long terme de l'institution militaire. Selon Farcau, quand on voit un processus de démocratisation dans ces pays, la décision et le consensus pour démocratiser sont l'aboutissement d'une lutte interclanique où la faction militaire qui, pour ses intérêts étroits, s'est alliée aux forces authentiquement démocratiques a gagné. Ce que cherchent les clans de l'armée c'est la domination de la hiérarchie militaire et la capacité à promouvoir les carrières et les privilèges des membres du clan, la démocratisation n'étant qu'un expédient pour cette fin.

Farcau explique, qu'à l'opposé, dans le cas des armées qui s'opposent à la démocratisation, la décision et le consensus pour faire le putsch et rester au pouvoir sont l'aboutissement d'une lutte interclanique où la faction militaire qui, pour ses intérêts étroits, s'est alliée aux forces antidémocratiques a gagné. Ce clan, qui vise la domination de la hiérarchie militaire et la capacité à promouvoir les carrières et les privilèges de ses membres, exploite l'opposition à la démocratisation pour gagner des forces au sein de l'armée et charmer des alliées hors de l'institution militaire (partis et puissances étrangères).

La contribution de ce facteur à la propension aux coups d'Etat n'a pas encore été étudiée statistiquement, probablement faute d'indicateurs objectifs, accessibles et mesurables de clanisme au sein des armées putschistes.

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