"Toutes les victoires suscitent la haine" dit Morales. La victoire du FIS au premier tour des législatives de décembre 1991 n'en fait pas exception. C'est les vecteurs de cette haine que Abdelkader Hachani désignait quand, dans sa conférence de presse à la suite du scrutin, il a dit : "Ces résultats ont démontré d'une manière on ne peut plus claire la victoire du peuple… [qui] a déjoué les complots de ceux qui ont voulu faire de la journée du 26 décembre une journée de deuil." (1)
 

Le 26 décembre n'est pas une journée de deuil comme le matraque depuis 10 ans l'histoire officielle décrétée par le pouvoir militaire et propagée par ses supplétifs politiques et parapolitiques, ses journalistes aux ordres et ses intellectuels de service. Le 26 décembre est, au contraire, une journée de réalisation fondatrice dans l'histoire récente de l'Algérie, un instant de révélation ainsi qu'un moment riche en leçons. En ce dixième anniversaire de cette heure de vérité il est utile d'en rappeler cinq.

I) Dans la mesure où une élection est une compétition basée sur l'expression formelle des préférences d'une population, les élections du 26 décembre ont clairement exprimé l'option de la majorité pour le projet de société islamique. Inversement, le coup d'Etat du 12 janvier 1992 soutenu par une partie de la classe politique et par l'Etat français, exprime le rejet de ces élites militaires et politiques des préférences de la société algérienne.

II) L'interprétation conventionnelle de la fonction des élections est qu'elles servent à canaliser la communication verticalement, des électeurs jusqu'aux partis et au gouvernement. D'une part, les élections compétitives rendent les gouvernements comptables devant les gouvernés ( mouhassaba ) dans la mesure où l'élection décide qui gouverne et la perspective de l'élection à venir influence la gouvernance des élus. D'autre part, la compétition électorale force les partis à répondre aux opinions et aspirations des électeurs, ajustant et conciliant ainsi l'Etat à la société.

Selon cette interprétation, premièrement, il s'ensuit que le message qu'ont canalisé verticalement les élections du 26 décembre 91 est une condamnation sans appel de la gouvernance de l'armée et du FLN depuis l'indépendance. D'autre part, le coup d'Etat de janvier 92 signifie que cette classe gouvernante est sourde, qu'elle refuse d'être comptable devant le peuple et qu'elle lui dénie toute influence dans la gestion de son pays.

Deuxièmement, cette interprétation entraîne que, par rapport aux partis, les résultats du 26 décembre 91 fondent l'affirmation que c'est le FIS, dans une large mesure, ainsi que le FFS et le FLN réformateur à un degré moindre, qui ont le mieux répondu aux opinions et aux aspirations de la majorité. Ces résultats impliquent aussi que la vision de l'Etat que porte le FIS est la mieux ajustée – et la plus conciliante – à la société.

La déconvenue électorale de beaucoup de partis aurait dû leur faire entendre le message clair des votants : " Vous n'êtes pas en harmonie avec nos opinions et nos aspirations. " Mais, durs d'oreille et arrogants, ils ont préféré le soutien au coup d'Etat et la complicité dans la campagne génocidaire des généraux à l'introspection et la remise en question, confirmant ainsi leur engagement pour une notion de l'Etat comme un corps étranger et hostile à la société et non comme une expression de la société et un instrument à son service. Cheikh Ali Benhadj l'a bien expliqué dans sa lettre ouverte à Bouteflika :

Il est devenu évident qu'une très large portion de la population, constituant la majorité, a le sentiment d'être composée de parias, alors qu'elle voit de ses propres yeux qu'une minorité, sans attaches historiques avec les valeurs du peuple algérien, use, abuse et imprime sa politique par la contrainte répressive et médiatique, et fait pression sur les responsables, par tous les moyens, pour imposer un projet de société qui n'a aucune relation avec le peuple algérien.

Quant à nous, nous ne voudrions pas que cette minorité soit réprimée ou exclue du champ politique, ou qu'elle soit jetée en prison. Mais nous réclamons d'elle qu'elle ne dépasse pas ses limites, qu'elle reconnaisse son véritable poids au sein de la population, et qu'elle arrête de semer les germes de la division au sein du peuple algérien musulman. Cette minorité n'a qu'à présenter son projet au peuple en tentant de le convaincre par les arguments de la parole et de la raison, non par ceux de la ruse et de la traîtrise. Quant à la majorité, qu'elle sache s'imposer, qu'elle prenne courage, qu'elle ne laisse pas le champ libre à cette minorité, et qu'elle n'ait pas peur de ceux qui sont derrière elle. En fait, cette minorité qui a dépassé ses limites proclame mensongèrement qu'elle est démocrate, qu'elle croit en les droits de l'homme, etc. mais sa véritable identité est tout autre. Elle est fasciste et ne croit qu'en ses propres droits, exclusivement. Elle est haineuse à l'encontre de ce peuple musulman qui n'a jamais cru en son projet. (2)

III) Le scrutin du 26 décembre n'est classifiable ni comme élection normale, où les résultats expriment l'équilibre de loyautés à long terme envers les partis, ni comme élection de désalignement où le(s) parti(s) majoritaire(s) perd(ent) sans l'émergence d'un nouveau clivage supplantant le système existant. Le 26 décembre a été un tremblement de terre politique redéfinissant les relations entre l'Etat, les partis et la société, une élection fondatrice restructurant le paysage politique pour toute une génération.

IV) L'élection du 26 décembre a été le point d'inflexion singulier par lequel l'Algérie est sortie de l'ère des élections acclamatrices du " socialisme spécifique " pour re-dégringoler dans l'ère des élections truquées de la fiction démocratique. Il s'agit bien d'une inflexion singulière car, pour prévenir l'intention prêtée au FIS de vouloir " un vote une seule fois ", les mokhs des ex-sergents de l'armée française ont fait que l'Algérie n'a connu qu'" un vote libre une seule fois ".

Durant l'ère du " socialisme spécifique ", les élections n'avaient qu'un rôle de légitimation rituelle. Comme dans tous les régimes totalitaires, la dimension du choix était inexistante ou restreinte à la phase de la nomination des candidats du parti dominant, et les élections n'étaient que des exercices d'accréditation rituelle de ces candidats sans possibilité aucune de les opposer ou de les vaincre. Ces élections, loin d'être un échange d'influence entre électeurs et gouvernants, étaient des occasions que les agitateurs du FLN exploitaient pour pontifier à la population sur leurs réalisations et démontrer leur contrôle en amenant la population à voter.

L'ère de la fiction démocratique que nous éprouvons depuis le putsch des généraux a inauguré un nouveau type d'élections : des scrutins contrôlés par les généraux mais saupoudrés d'une certaine dose de choix pour projeter une illusion de compétitivité. Les clans militaires font usage du clientélisme, de la corruption, du contrôle de l'administration et des médias, de la terreur ainsi que de diverses techniques de fraude pour fabriquer des résultats électoraux qui perpétuent leur pouvoir tout en vendant une fiction démocratique. C'est ce même dosage de dictature et de choix contrôlé par le clientélisme, la corruption, l'intimidation et la fraude électorale que l'on retrouve dans les élections à façade compétitive des juntes ou des régimes autoritaires tels que le Mexique, le Salvador, le Guatemala, la Colombie et le Pérou en Amérique latine, le Taiwan et la Thaïlande en Asie, le Nigeria, le Ghana et le Kenya en Afrique, et la Serbie en Europe.

Bien sûr, le dénominateur commun entre l'ère des élections acclamatrices du " socialisme spécifique " et l'ère des élections frauduleuses de la fiction démocratique c'est la perception qu'ont les chefs militaires des électeurs algériens : " des troupeaux sans volonté propre, manipulables, clientélisables et indignes d'exercer leur droit de citoyenneté. "

V) Les résultats des élections du 26 décembre 91 (3) ont montré que le FIS est si robustement ancré dans la société algérienne que ni la terreur la plus brutale, ni l'ingénierie socio-politique la plus perfide ne pourra l'éradiquer et recomposer le paysage politique sans lui. Le scrutin du 26 décembre 91 a montré que le FIS avait un soutien aussi bien urbain que rural, masculin que féminin, jeune que moins jeune, et qu'il est implanté dans toutes les couches sociales et les professions, ainsi que parmi les cadres et les institutions de l'Etat.

Le FIS s'est ancré dans la société algérienne non seulement par son inscription dans la continuité du mouvement de libération national et dans les valeurs civilisationnelles du peuple algérien mais aussi grâce à sa capacité à intégrer et faire participer la société au processus politique, au delà de l'acte de voter : sa représentation effective des intérêts de la société dans l'arène politique, sa dynamisation de la société civile (création d'organisations syndicales, professionnelles, éducatives, culturelles, caritatives, etc.), la prestation de services publiques, etc. Le FIS s'est aussi distingué par l'ouverture de débats publiques sur des problèmes graves mais tabous qui continuent d'obstruer le développement de l'Algérie, en particulier sur la nature et le rôle de l'institution militaire.

Les résultats du 26 décembre 1991 ont également prouvé que les sanafirs ne sont que des cartels parasitant les ressources de l'Etat et servant de véhicules électoraux à des zaïms . Ces chaînes clientélistes verticales alliées aux généraux n'ont aucune profondeur sociale ni souci à représenter la société dans l'arène politique.

La façade démocratique que les généraux ont fabriqué par le recyclage de ces rejetés du 26 décembre 91 – pour remplir le vide laissé par le FIS désormais voué aux gémonies génocidaires des ex-sergents de l'armée française – s'est avérée aussi fragile que les liens ténus qui lient ces matériaux politiques à la société. La décroissance continue du taux de participation électorale depuis le 26 décembre 91 et les soulèvements populaires, dans différentes régions du pays cette année, qui ont ciblé les députés, les maires, les partis et les institutions publiques en sont la preuve. Ces événements sont un rappel on ne peut plus clair de l'abysse entre la classe gouvernante et la société qu'a révélé le scrutin du 26 décembre 91.

Ce dixième anniversaire du 26 décembre 91 appelle, pour conclure, à une réflexion sur le deuil, la victoire et la haine. Les généraux et leurs supplétifs qui ont plongé l'Algérie dans le deuil depuis dix ans devraient méditer ces propos de cheikh Ali Benhadj sur la double victoire du FIS, le 26 décembre 91 et aujourd'hui :

Les savants de l'Islam ont dit qu'il y a deux types de victoires : la victoire par la force et la victoire par la raison et par la preuve. Cette dernière est la véritable victoire. Mais le vociférateur égoïste et ignorant, soit ne comprend pas le véritable de la victoire et de la défaite, soit vise l'humiliation et la vengeance. […] N'a-t-il pas lu ce que l'Imam Ali a dit : " N'est pas victoire celle qui se réalise par le crime. Qui vainc au moyen du mal est en vérité un vaincu. " (4)

Notes

(1) L'éveil , 6-12 janvier 1992, El Watan , 30 décembre 1991, Le Soir d'Algérie , 31 décembre 1991.

(2) Front islamique du Salut, Lettre de cheikh Ali Benhadj à M. Abdelaziz Bouteflika, 31 juillet 1999.

(3) Voir le Journal officiel de la République algérienne.

(4) Front islamique du Salut, Lettre de cheikh Ali Benhadj à M. Abdelaziz Bouteflika, 31 juillet 1999.

 

Texte publié sur le site du ccFIS, le 26 décembre 2001

Source: www.fisweb.org 

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