Thierry Fabre. Les mouvements islamistes, au Sud de la Méditerranée, apparaissent aujourd’hui, notamment en Europe, comme la principale menace pour les libertés. Nombre de ces mouvements sont porteurs d’une grande violence, ils dénient la liberté de pensée hors de l’islam. Peut-on vraiment parler d’un projet à caractère totalitaire ?

François Burgat. En parcourant vos questions, j’ai le sentiment d’avoir souvent tenté d’y répondre, depuis près de vingt ans maintenant (1). Mais pourtant, elles n’ont rien perdu de leur actualité. Cela m’incite à la… modestie puisque de toute évidence, mes explications – comme celles de nombre de mes collègues – ont fort peu d’impact.

La structure de ces explications s’organise autour de quelques principes : au sortir de la longue parenthèse coloniale, la vertu mobilisatrice de la référence « islamique » tient moins à sa dimension sacrée ou religieuse qu’à sa dimension endogène. La réintroduction, parfois volontariste, du vocabulaire et des codes de la culture musulmane dans le discours politique remplit des fonctions qui me paraissent plus largement identitaires que strictement « religieuses ». A mes yeux, « parler musulman » ne veut donc pas dire nécessairement, « parler théocrate ». Sur le terrain, les islamistes, sous leurs innombrables versions (qui vont des Talibans afghans jusqu’au parti au pouvoir en Turquie), adoptent en fait un très large registre de modes d’action qui, s’ils englobent la guérilla révolutionnaire, passent tout autant, chaque fois que cette possibilité leur est reconnue, par le parlementarisme.

J’ai essayé de montrer qu’en fait, cette affirmation islamique qui réorganise le champ politique arabe ne participait pas de l’émergence d’une idéologie politique particulière (qui entraînerait ses adeptes dans le machisme ou la violence révolutionnaire et sectaire), mais bien plutôt d’une réconciliation complexe du terroir de production d’à peu près toutes les idéologies politiques avec l’univers symbolique sinon normatif de la culture musulmane. La principale erreur du regard occidental consiste dès lors à se focaliser sur une frange « intégriste » bien présente, mais tout à fait distincte des majorités électorales que peut former ce courant, et à ignorer ce faisant la plasticité extrême de la référence islamique et sa capacité à produire elle aussi « de l’universel » parfaitement compatible avec « nos » valeurs.

Nous avons sur la rive nord de la Méditerranée la confortable conviction que seuls les acteurs qui font usage des marqueurs identitaires de la culture occidentale sont à même de faire progresser les dynamiques de libéralisation politique ou de modernisation sociale : il ne peut aucunement « être des nôtres », celui qui ne veut pas boire son verre « comme les autres ». En réalité, on y reviendra, tout comme on peut faire progresser la justice sociale, le respect des minorités ou la cause des femmes, avec des références « socialistes » ou humanistes, on peut le faire en se servant de références empruntés au vaste registre de la culture musulmane, y compris dans sa dimension religieuse.

T.F. On entend pourtant de plus en plus des expressions comme « fascislamisme » ou « fascisme vert ». Comment analysez vous ces catégories de discours ? N’assiste t-on pas, notamment dans les médias, à un certain nombre de glissements de sens qui pourraient s’avérer fort dangereux ?

F.B. C’est au début du mois d’août 2006 que je prends connaissance de la problématique dans laquelle vous inscrivez vos questions. Le tonnerre des obus et des bombes qui tombent quotidiennement sur Gaza et qui, au Liban ont détruit en un mois 130 000 unités d’habitation résonne encore. Il est difficile de ne pas lier votre grille de questionnement et la lecture que fait l’opinion occidentale de ce dernier épisode de la guerre au Proche-Orient. Dans les deux cas, ce sont en effet des « islamistes » que canons, missiles, chasseurs et destroyers sont supposés ramener à la norme du politiquement correct. Au cœur du dispositif de légitimation de l’offensive de l’État hébreu, le fait de réduire l’adversaire, Hamas en Palestine, Hezbollah au Liban, à l’expression guerrière et sectaire de l’« intégrisme musulman », cet « ennemi des libertés » contre lequel un vieil aphorisme (« pas de liberté pour les ennemis de la liberté) légitime tous les débordements.

En écho, retentissent les plaidoiries passionnées des défenseurs de la « seule démocratie du Proche-Orient », « agressée » par la « milice chiite pro-iranienne », ce « parti de Dieu » qui a « pris en otage le peuple libanais ». Cette terminologie du porte-parole du gouvernement israélien est intériorisée par une large majorité des médias occidentaux qui ont adopté ce que j’ai pour ma part stigmatisé comme une sorte de « télavivision » du conflit. Plus que tout examen historicisé et documenté, la seule référence émotionnelle à l’« intégrisme islamique » suffit ainsi à expliquer ses racines et la violence dont il est porteur.

T.F Comment percevez- vous, dans ces conditions, la question des libertés ?

F.B. Pour qui prend le temps de le faire, un simple survol factuel des griefs respectifs des belligérants du Proche-Orient laisse précisément entrevoir tout ce que masque cette mise en scène sémantique – beaucoup trop unilatérale pour être « honnête » – autour de la « protection des libertés »… de certains, au détriment évident de celles des autres ! Le belligérant qui n’en finit plus de faire pleuvoir des bombes pour libérer ses trois prisonniers en détient lui même plus de dix mille, dont cinq cent femmes et enfants. Celui qui dit vouloir réagir à une violation de ses frontières se permet depuis des décennies, de traverser quotidiennement, par air, par mer ou par terre, celles de ses voisins. Celui qui en appelle au respect d’une décision onusienne (parce qu’elle prévoit le désarmement de son adversaire) ignore superbement depuis quarante années la plupart de celles qui ont précédé et dont l’application aurait précisément pu éviter au conflit de s’envenimer.

L’« adepte des libertés » n’est pas l’homme politique qui est élu démocratiquement et mérite le respect des siens, mais celui qui se soumet au diktat du pays voisin en acceptant d’affaiblir le potentiel de défense de son pays. Nos alliés « démocrates » israéliens, pour étendre leur « zone de sécurité », ont ainsi kidnappé dans l’indifférence générale la moitié du gouvernement de Palestine et une bonne partie du Parlement, y compris son président. Au Liban comme en Palestine, la seule appartenance à un parti dit « islamiste » suffit à faire de celui qui la revendique (ou en est… seulement « soupçonné ») une cible de guerre légitime.

Peu importe que le Hezbollah ait été en fait créé en réponse à la première invasion israélienne, qu’il soit dûment représenté au Parlement et au gouvernement libanais et la principale expression politique de toute une population. Peu importe que l’histoire de sa militarisation soit la conséquence plus que la cause de l’effondrement de la défense nationale. Peu importe encore qu’un général aussi chrétien que Michel Aoun et au moins deux autres formations politiques non chiites lui accordent ostensiblement leur soutien, témoignant de la dimension politique « moderne », non confessionnelle, de son assise nationale.

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