Dans le discours d’une partie au moins de la classe politique et médiatique occidentale, la magie de la sémantique de criminalisation de l’autre a pourtant réussi, au nom de cette « défense des libertés », à déshumaniser l’un des deux belligérants. Pendant que les mères israéliennes nous redisaient pour la énième fois leurs craintes pour la vie de leurs fils réservistes chargés de « finir le travail », c’est sur le ton d’indicateurs de police infiltrés dans les rangs de la mafia calabraise que les envoyés spéciaux des chaînes publiques françaises, au milieu des champs de ruines, évoquaient les combattants « islamistes » libanais défendant leur sol, s’étonnant que « même des femmes puissent être embrigadées ». Survient-il un (second) massacre des femmes et des enfants de la bourgade de Qana ? Logique ! a analysé pour nous l’un d’entre eux : « Après le premier massacre, la population de Qana s’est radicalisée et a massivement adhéré au Hezbollah. » C’est pour cela, nous a-t-il laissé conclure, qu’Israël lui aurait infligé une « si terrible punition ».

Alors, bien sûr, on se demande quelle est cette magie sémantique qui permet, malgré d’aussi évidentes contradictions, de nourrir le quasi consensus de l’Europe au point de lui – de nous – faire boycotter le gouvernement palestinien issu des premières élections crédibles de ce pays et, au Liban, d’accorder sciemment à l’un des deux belligérants tout le temps nécessaire pour « finir » de détruire les infrastructures civiles de l’autre.

Au révélateur « israélien » du statut de l’agresseur islamiste des libertés, il faut ajouter le prisme des promoteurs américains de la « démocratisation » du Proche-Orient », eux aussi grand défenseurs des libertés des Irakiens ou des Afghans contre les menaces islamistes. Pour mesurer toute l’ambiguïté de cette rhétorique qui cimente la politique proche-orientale du camp des plus forts, il faut y ajouter enfin le bilan de ses relais étatiques locaux. D’Hosni Moubarak à Abedelaziz Bouteflika en passant par Zin al-Abidîn Ben Ali (et son « expérience exemplaire de modernisation » comme l’a qualifiée le président de la République française à plusieurs reprises), les performances (2) de ces « Pinochets arabes » que nous soutenons au nom de leur « lutte contre les intégristes », suscitent tout de même bien des interrogations.

Dans ce qui nous apparaît comme la dérive violente du monde arabo-musulman, qui sont aujourd’hui, des « islamistes » ou de ceux qui les combattent, les plus grands dangers pour les libertés ? Qui sont, des électeurs du Hezbollah ou du Hamas ou des néo-chrétiens américains priant pour que – à n’importe quel prix – une victoire de l’expansion israélienne vienne annoncer celle de leur propre secte, les véritables « fous de Dieu » ? Qui sont, de ceux qui ont érigés la torture en mode de gouvernement ou de ceux qui, portés par un puissant soutien populaire, pourraient à tout moment les défaire dès lors que les urnes ne seraient pas préventivement bourrées par les régimes, les véritables « menaces pour la démocratie » ? Quelles sont ces « libertés » dont nous nous préoccupons tant ? les nôtres et celles que nous prenons, précisément, avec les principes humanistes universels ou celles des autres, opposants, résistants ou contestataires qui sont autrement plus coûteuses à mettre en œuvre ?

T.F. Le temps serait-il alors venu de changer notre regard sur l’islam ? De déplacer les lignes ?

F.B. Dans cette chambre d’écho proche-orientale où mondiale, les catégories du discours occidental – israélien, américain et européen confondus – sur « les libertés » et ceux qui les menacent ont effectivement des sonorités de plus en plus surréalistes. Les mots ont une résonance duale, laissant entendre le tout et son contraire, le verso du discours politique occidental sur les valeurs et l’envers des contradictions flagrantes de ses pratiques. L’éthique politique occidentale et ses « libertés » ne seraient-elles pas en train de « perdre le nord » de leurs repères pour faire ou laisser faire le pire de ce dont elles entendent nous protéger ?

Le romancier britannique Percy Kemp a magnifiquement exprimé un volet au moins de ce désarroi que je ressens moi aussi tout autant depuis que, au contact des sociétés où j’ai eu le privilège de vivre plus de dix-huit années, j’ai entrepris de donner un contrepoint sociologique et rationnel à ce « spectre » de « l’islamisme » qui borne la lecture occidentale du politique arabe. Dans le journal Libération, Kemp a dit en juillet dernier (3) son malaise de voir les grands leaders occidentaux laisser à leurs challengers arabes les ressources de la dialectique et emprunter les raccourcis de cette rhétorique qu’ils reprochent depuis si longtemps à leurs homologues orientaux.

À la télévision, Kemp a vu un homme glabre, à qui il avait l’habitude de s’identifier, « perdre ses nerfs devant la Knesset, lancer des anathèmes à la volée, menacer ses ennemis d’une guerre à outrance, user de tous les artifices de la rhétorique, et en appeler aux instincts les plus primaires de ses électeurs ». La veille, il avait vu « son adversaire, un barbu enturbanné (un homme qui (lui) ressemble donc guère), user d’un langage savamment dosé, jongler avec des mots bien pesés sans jamais le ton hausser, appeler les choses par leur nom, manier la dialectique comme s’il venait à l’instant de refermer le Gorgias de Platon, et conseiller à ses ennemis de faire taire leurs émotions pour n’écouter que leur seule raison ». D’un mot, poursuit Kemp, « j’ai vu un dirigeant israélien se comporter comme on imaginerait qu’un raïs arabe pourrait se comporter en pareille circonstance, et un chef de milice arabe se conduire comme un dirigeant occidental devrait se conduire, quelles que soient les circonstances ». Et peu après, poursuit-il, « et toujours à la télé (quoiqu’ils ne pensaient pas y être), j’ai vu le président des États-Unis et le Premier ministre du Royaume-Uni échanger, à propos du Liban, des propos d’une vulgarité telle que je frissonne à l’idée que ces deux apprentis sorciers président à nos destinées ». Or la rhétorique « n’a d’efficacité que pour autant que le public soit ignorant des faits ».

Mais tel semble être malheureusement le cas, de plus en plus souvent, du public occidental : dans le même Libération, quelques jours plus tard, pour commenter de nouvelles rumeurs de bombes, un éditorial qui, en disant la position de principe du journal, renvoyait les pages idées et autres « Rebonds » éclairés au statut d’exception confirmant la règle et retombait dans la bonne vieille ornière essentialiste : « Le radicalisme islamiste a plusieurs fers au feu ou plutôt plusieurs feux à son enfer. En version chiite, il inspire les candidats martyrs du Hezbollah au Liban. En version sunnite, il suscite les ramifications terroristes plus ou moins siglées Al-Qaida. » « Autant », donc, « s’habituer à vivre avec ». Débranchons nos cerveaux, branchons nos tripes, couvrons-nous les yeux, bouchons-nous les oreilles : du Hamas au Hezbollah, le chiisme et le sunnisme sont les deux mamelles du terrorisme ! Rien dans les violences dirigées contre les sociétés occidentales n’a donc quoi que ce soit à voir avec ce qu’elle font (ou ne font pas !). L’explication est plus simple et plus confortable : la pensée occidentale « s’éclaire » désormais à « l’islamisme » ! Tristes lumières !

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