T.F. Je partage votre critique de ce que le titre du beau livre de Robert Fisk évoque comme la « grande guerre pour la civilisation ». J’ai toutefois le sentiment que vous ne répondez pas complètement au questionnement. Ces courants islamistes n’ont-ils pas un problème spécifique vis-à-vis des libertés ? Tout ne vient tout de même pas de l’extérieur, de la violence occidentale. Les islamistes sont des acteurs responsables qui définissent leur propre trajectoire politique, culturelle et religieuse et il n’est pas ethnocentrique d’analyser leur rapport aux libertés. Il ne s’agit pas d’adopter une posture de donneur de leçons, mais d’analyser les lignes de partage et de voir les modèles de société et les styles de vie qui se dessinent selon la vision de ces différents mouvements.

F.B. Les expressions sectaires de cette l’affirmation identitaire « islamique » sont suffisamment médiatisées de ce côté-ci de la Méditerranée pour que nul ne risque de les ignorer. Elles doivent bien évidemment être dites et condamnées sans réserve. Je persiste toutefois à penser qu’elles sont cantonnées à une frange radicale et ne peuvent nullement être considérées comme l’alpha et l’omega ou la clef de lecture de ce phénomène. Je m’oppose clairement en cela, il est vrai, à la thèse que sont parvenus à imposer la coalition de ceux (élites et régimes autoritaires du monde arabe, État hébreu et maîtres de l’ordre politique mondial) dont la contestation islamiste, plus certainement que les libertés, menace aujourd’hui les intérêts ou les privilèges politiques.

Rappelons d’abord les limites de cette exceptionnalité supposée de la génération islamiste. A-t-on oublié les contre-performances des autres idéologies, religieuses ou athées, orientales ou occidentales, y compris d’ailleurs de celle qui a accouché de nos « Lumières » ? Que dire du traitement des libertés par la génération du nationalisme « laïque », Saddam Hussein et Hafez al-Assad en tête ? (Beaucoup) plus près de nous encore, prend-t-on le temps de réaliser que la terrible « guantanamisation » que réserve l’administration américaine aux combattants d’Al-Qaida – c’est-à-dire la privation des garanties et des droits de ceux qu’ils refusent de considérer comme membres de la communauté légitime des prisonniers de guerre – n’a pas grand-chose à envier au pire de ce que « justifie » le « takfir » que manient certains extrémistes musulmans ? N’a-t-on pas tendance par ailleurs à ne mesurer le statut des libertés qu’à l’aune de l’appréciation de ceux que, dans le monde arabe, le renouvellement des élites politiques met aujourd’hui en difficulté ? Si l’histoire de la Révolution française n’avait été écrite que sur la base du témoignage des aristocrates émigrés, le reste du monde, sous les ruisseaux de sang répandus par la « terreur », n’aurait-il pas tardé à mesurer la portée des « Lumières » ?

Pourtant, la vraie question n’est pas là. Nos débordements passés, ou ceux des autres, ne sauraient en effet en aucune façon justifier des débordements présents ou à venir. Ils rappellent seulement tout ce que cette posture exceptionnaliste de criminalisation indiscriminée et émotionnelle de la génération islamiste (avec eux, tout est pire !) a d’irrationnel.

La vraie raison de mon désaccord avec cette perspective criminalisante du phénomène islamiste dans sa totalité, ou dans son essence, est que si l’on s’en tient au cœur, au mainstream, des pratiques, c’est-à-dire à la majorité de la population qui a élu le Hamas ou le Hezbollah ou aux millions d’électeurs susceptibles d’accorder demain leur confiance à des dirigeants « islamistes », on constate que la dynamique de « réislamisation » produit quelque chose d’infiniment plus complexe qu’une simple alternative impliquant un sinistre choix entre l’« islam » d’un côté et les « libertés » ou la « démocratie » de l’autre.

Cette dichotomie qui structure les questionnements occidentaux sur ce sujet est parfaitement pernicieuse. La réintroduction des marqueurs identitaires de la culture musulmane ne débouche pas sur l’anéantissement corollaire des dynamiques de modernisation sociale et de libéralisation politique. Elle les nourrit seulement d’un autre carburant symbolique, elle les inscrit dans un autre univers de référence. Les réponses que donne le réservoir « musulman » dépendent très largement de la nature des questions qui lui sont posées. L’affirmation « islamique » peut certes cautionner des postures de repli culturel sectaire ou de machisme. Mais elle peut tout autant légitimer le dépassement des appartenances primaires et l’affirmation des libertés individuelles et collectives.

Pour apercevoir cette réalité-là, sortons si vous le voulez bien de cette rhétorique qui « théologise » beaucoup trop à mon sens la lecture des défis qui se posent aux citoyens du Proche-Orient, au point d’occulter la réalité concrète du comportement des acteurs. Revenons à des exemples factuels. Empruntons-les à l’actualité du Liban, terrain exemplaire puisque les islamistes y évoluent dans un environnement pluriconfessionnel.

Au printemps de l’année 2000, les troupes israéliennes, sous la pression des attaques du Hezbollah, se sont retirées du sud du pays. La majorité des 1 500 membres de l’« Armée du Liban Sud », la milice soutenue par Israël contre l’OLP puis contre le Hezbollah, n’ont pas pu se réfugier chez l’occupant israélien et sont tombés aux mains des combattants du Hezbollah. Ils étaient à la fois (majoritairement) chrétiens et, d’un point de vue nationaliste, pouvaient assez légitimement être accusés de collaboration avec l’occupant, voir de traîtrise. Il y avait donc là une double raison de craindre pour le statut des « libertés » dont ils pourraient espérer bénéficier de la part de la « milice chiite pro-iranienne du Parti de Dieu ». Rien du pire prévisible ne s’est pourtant produit. Le parti « islamiste » n’a pas, dans cette situation emblématique où il était pourtant en situation de force, eu « de problème particulier avec les libertés ». Tous les membres de l’armée du Liban Sud ont été remis aux fonctionnaires de l’État libanais pour y être jugés.

Deuxième clin d’œil factuel, dans le contexte cette fois du tout dernier épisode de la guerre israélienne au Liban. Il n’entend pas bien évidemment emporter à lui seul votre conviction et clore le débat ; il a pour seule ambition de rappeler qu’il existe pour poser ce débat des termes autres que ceux du regard occidental dominant. Pour le sens commun des médias français (4), la population libanaise « prise en otage par le Hezbollah » est réputée avoir une peur en quelque sorte proportionnelle à la distance qui la sépare du cœur (« chiite », donc « intégriste » et donc « machiste ») du « Parti de Dieu ». Les femmes chrétiennes du nord sont ainsi réputées craindre plus que tout autre « pour leurs libertés ». Au début du mois de septembre, une jeune chanteuse libanaise, Julia Boutros – ni « intégriste » ni chiite, ni même musulmane puisqu’elle est de culture chrétienne orthodoxe –, est l’une de celle qui ont mis un grain de sable dans cette terrible simplification. Elle a choisi de dire son admiration à la personne et à la ligne d’action du leader de la « milice chiite pro-iranienne » et de le faire de surcroît en… mettant en chanson l’un de ses discours. Il est vrai que son geste n’a pas fait la une de nos journaux télévisés.

Ailleurs dans le monde arabe, depuis au moins quinze ans déjà, dans les enceintes des multiples séminaires réunissant « islamistes » et « nationalistes », dans l’Algérie en guerre civile, dès 1995 lors de la signature du « Pacte de Sant’ Egidio » par toutes les forces politiques opposées aux généraux et à leurs alliés éradicateurs, en Tunisie où les militants du « 18 octobre » 2005, laïques et islamistes confondus, dénoncent en commun l’autoritarisme du régime (5), en Égypte où les magistrats de toutes les familles politiques coopèrent également pour promouvoir l’État de droit, les preuves les plus crédibles du caractère caricatural de la vision européenne dominante viennent des propres concurrents de ces islamistes dans le champ des oppositions arabes. De plus en plus souvent, ces islamistes apparaissent à leurs concurrents politiques, qui les côtoient au quotidien, comme de possibles partenaires, pas moins efficaces que les autres dans la longue, complexe et contradictoire dynamique de dépassement des appartenances primaires confessionnelles et de défense des libertés collectives ou individuelles, des femmes aussi bien que des hommes.

C’est pour toutes ces raisons que je ne puis inscrire notre nécessaire réflexion dans une problématique « exceptionnalisant » la posture des islamistes sur le terrain des libertés. Je persiste de ce point de vue dans une sorte… d’optimisme. Je ne me fais pas de souci particulier pour l’avenir des libertés dans les sociétés de cette région sud de la Méditerranée. En revanche, notre propre crispation devant cette banale et inéluctable résurgence de l’autre me rend terriblement inquiet aujourd’hui. Mais, une fois n’est pas coutume, j’espère que sur ce point, l’avenir me démentira très vite.

François Burgat
15 septembre 2006
Entretien avec Thierry Fabre
La pensée de Midi (Actes Sud) de Novembre 2006

Notes:

(1) L’islamisme au Maghreb : la voix du Sud, Karthala, 1988 ; Payot, 1995 (Petite bibliothèque Payot).
(2) Que le formidable roman d’Ala Aswani (Immeuble Yacoubian, Actes Sud, 2006) permet enfin d’entrevoir aujourd’hui sur le mode littéraire et cinématographique.
(3) Percy Kemp, « L’inversion des discours », Libération, 21 juillet 2006.
(4) François Burgat et François Gèze, « Danger : télavivision », Oumma.com, 7 août 2006.
(5) Eric Gobe et Vincent Geisser, "Des fissures dans la "Maison Tunisie" ? Le régime de Ben Ali face aux mobilisations protestataires", L'Année du Maghreb, Paris, CNRS Editions.

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