«Les transactions économiques devraient répondre à l’impératif éthique»

Abbas Aroua
Institut Hoggar de recherches sur la situation des droits de l’homme dans les pays du Maghreb, Genève

Publié le 08 décembre 2005
Tribune de Genève
Rubrique "L'invité"

J'ai été extrêmement sensible aux déclarations des conseillers fédéraux Samuel Schmid et ­Moritz Leuenberger, il y a trois semaines, à l'occasion du ­Sommet mondial sur la Société de l'information, concernant la situation des droits de l'homme en Tunisie. Des millions de citoyens aussi bien en Suisse que dans les pays souffrant sous le joug des Etats de non-droit ont salué un franc-parler qui reflète un courage politique honorable et une fidélité à la tradition d'une Suisse profondément attachée à la promotion et la défense des droits de l'homme.

J'ai été, par contre, profondément heurté par les propos du conseiller fédéral Joseph Deiss lors de sa visite à Alger les 2 et 3 décembre, accompagné d'une délégation économique. «L'Algérie a vécu une phase de transition terrible due au terrorisme et à l'insécurité» a-t-il déclaré, selon l'ATS, et le ministre de l'Economie d'ajouter: «L'Algérie a du potentiel, il faut en profiter», sans dire un mot sur la nécessité pour le pouvoir algérien de faire des pas dans l'amélioration des droits de l'homme.

En tant que militant des droits de l'homme d'origine algérienne, je voudrais rappeler à M. le conseiller fédéral Joseph Deiss quelques vérités historiques sur le conflit algérien et la situation des droits de l'homme dans ce pays.

Bien que le conflit algérien ait des causes historiques lointaines, il a été déclenché par le coup d'Etat du 11 janvier 1992, qualifié par le président Abdelaziz Bouteflika, lors d'une intervention à Crans-Montana en 1999, de «première violence» en Algérie. Ce putsch militaire contre la souveraineté populaire, exercée lors du premier scrutin libre depuis l'indépendance du pays, a été suivi d'un terrorisme d'Etat et d'une contre-violence d'une rare intensité.

Le bilan de cette guerre civile est très lourd: 200 000 morts, plus de 10 000 disparus, plus d'une centaine de milliers d'emprisonnements politiques, des dizaines de milliers de torturés, des centaines de milliers de déplacés et d'exilés, pour n'évoquer que les victimes directes du conflit. A cela il faut ajouter le verrouillage du champ politique, l'effondrement de l'économie, la misère sociale, la dégradation du système éducatif et celui de la santé parallèlement à l'explosion des dépenses militaires, et la propagation des maux sociaux.

M. Deiss aurait pu être moins partial en diagnostiquant le mal algérien, de même qu'il aurait pu témoigner de sa sympathie pour les millions d'Algériens ­aspirant à l'émancipation et ­lancer un message symbolique pour aider à promouvoir une vie libre et digne du citoyen en Algérie.

Je me demande comment, au moment où l'on fait le point sur les relations économiques de la Suisse avec le gouvernement de l'apartheid en Afrique du Sud, l'on peut traiter inconditionnellement avec un régime militaire en Afrique du Nord qui a imposé à son peuple une «guerre sale», et qui essaie de lui imposer aujourd'hui une paix plus sale encore, fondée sur le mensonge, l'impunité et l'amnésie.

Je comprends que l'on soit attiré par le «potentiel», évalué à plus de 50 milliards de dollars accumulés du fait de la hausse du prix du pétrole, dont dispose le régime algérien et dont la population fortement paupérisée ne profite nullement. Je ne dis pas que le ministre de l'Economie ne devrait pas chercher en Algérie un marché pour les entreprises suisses. Cela est tout à fait légitime. Je dis seulement que les transactions économiques devraient répondre à l'impératif éthique qui consiste à rappeler à un partenaire commercial peu fréquentable le souci de la Suisse de voir les droits fondamentaux de l'être humain respectés. Il en va de la cohérence de la Confédération avec les principes de politique extérieure tels qu'énoncés par la Constitution fédérale ainsi que par les Rapports du Conseil fédéral sur la politique extérieure et sur la politique suisse des droits de l'homme.

Il en va également de la crédibilité de la Suisse auprès de l'opinion publique des pays où l'on se bat pour l'instauration d'un Etat de droit, et de la garantie des intérêts à moyen et long terme de la Suisse dans ces pays.

Lien de l'article Tribune de Genève :
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