Entretien avec François Burgat

Politologue arabisant,vous publiez "L'islamisme à l'heure d'Al-Qaïda" à La Découverte. Pouvez-vous expliquer l'une des thèses de votre essai qui veut que non seulement l'islamisme en général n'est pas vraiment de nature religieuse mais que même son expression ultime, le terrorisme à la manière d'al-Qaïda, est surtout politique?

Cela apparaît de façon assez claire dans les versions non tronquées des revendications d’al-Qaida. Les islamistes en général sont à la fois réprimés et populaires –(les élections législatives égyptiennes viennent de le rappeler) parce que, dans leur écrasante majorité, ils relaient, pacifiquement ou violemment, des demandes banalement sociales et politiques. Sur la scène internationale leurs réclamations sont d’ordre « anti impérialiste » comme on disait il y a quelques années. La terminologie religieuse sert à les crédibiliser. Pour l’essentiel, Ben Laden dénonce avant tout la main mise que les USA, avec la complicité des régimes dictatoriaux qu’ils protègent, ont établie sur la Péninsule arabique ou le reste du monde arabe.

Vous soutenez donc que, contrairement à ce que beaucoup disent, les islamistes radicaux ne s'attaquent pas à l'Occident pour ses "valeurs"?

L’Occident est critiqué pour son incapacité flagrante à s’auto appliquer, dès lors que cela risque de lui coûter quelque chose, ces valeurs de « liberté » ou de « démocratie » qu’il prétend bruyamment par ailleurs vouloir inculquer au reste du monde. Pour ne rien dire du traitement d’exception de l’Etat hébreu, libre de commettre toutes les violations du droit international, il dénonce bruyamment les atteintes à la démocratie ou au droit des femmes dans l’Iran qui lui résiste mais s’en accommode depuis longtemps dans l’Arabie qui coopère. Notre « allié laïque », Saddam Hussein, n’est devenu un épouvantable tyran que le jour où il a eu l’impudence de nous voler la clef de la station service koweitienne. Les « fous de Dieu » d’Afghanistan n’étaient que des « combattants de la foi » lorsqu’ils harcelaient l’URSS etc.

Mais alors qui a intérêt à perpétuer une logique simpliste, manichéenne? L'Occident, les Etats arabes?

Tous les bénéficiaires des déséquilibres de cet ordre politique très unilatéral : ils se sont assez clairement mis en scène lors du grand sommet (Charm Al-Cheikh 1996) contre le « terrorisme » dit depuis lors « islamique »: c’est le camp occidental dans sa hiérarchie américaine, européenne et russe, leur couteux allié l’Etat Hébreu, et leurs impopulaires relais locaux, ceux que je nomme les « Pinochets arabes ».Pour masquer la trivialité matérielle de leurs objectifs, ils prétendent  « défendre les valeurs » et lutter contre « l’obscurantisme religieux ». Le tour de passe consiste à criminaliser le « déficit de modernité», parfois réel et parfois proclamé, des acteurs des résistances auxquelles, chacun à leur niveau, ils sont confrontés, pour discréditer la portée politique de leurs revendications. En exagérant la forme (religieuse, parfois sectaire) des protestations, les maitres de la communication politique occidentale masquent le fond (politique) de ces révoltes et, ce faisant, la part, souvent essentielle, de leur propre responsabilité.

Diriez-vous du phénomène al-Qaïda qu'il est répréhensible mais compréhensible, presque logique étant donné la politique de l'Occident? (y compris leurs manifestations les plus choquantes, Guantanamo, Abou Ghraib…)

Le langage sectaire de l’enfermement dans l’appartenance religieuse, qui aboutit à condamner un soldat américain ou israélien autant pour ce qu’il est – chrétien, juif, étranger -que pour ce qu’il fait (occuper militairement) et l’enfermement dans l’identité religieuse doivent être condamnés sans réserve. Il n’en va pas de même en revanche du ras le bol, ressenti par une écrasante majorité de la population de cette région du monde à l’égard des méthodes américaines et israéliennes ou, dans le meilleur des cas, de la passivité européenne.

Des chercheurs renommés pensent que l'islamisme ne peut être porteur de modernité. Est-ce une question de vocabulaire?

Dans le contexte historique de sa réhabilitation, après une longue marginalisation due à la colonisation, la culture musulmane remplit en fait aujourd’hui des fonctions « identitaires » autant que strictement religieuses. « Parler musulman » ne veut pas dire nécessairement « parler théocrate ». Une partie de l’intelligentsia occidentale ne prend pas la mesure du mépris dont elle fait preuve à l’égard de millions d’hommes et de femmes lorsqu’elle prétend que sa culture est la seule à pouvoir les « libérer ». Elle peine à admettre qu’elle n’a plus le monopole du vocabulaire du « progrès » social ou politique. En réalité, tout comme on peut faire progresser la cause des femmes ou la justice sociale avec des références marxistes ou humanistes, on peut le faire, n’en déplaise à ceux qui font une lecture terriblement simplificatrice de cette question, en se servant des ressources « identitaires » de la culture musulmane.

Cela étant, vous estimez que l'islamisme recèle toute sorte de postures politiques, des plus modérées aux plus extrémistes…

Un tel réservoir de références peut à l’évidence cautionner des comportements machistes et conservateurs, guerriers ou intolérants. L’important est de se souvenir qu’il peut tout autant légitimer des conduites légalistes et réformistes. Si je décidais demain de faire primer dans ma vie de citoyen les références catholiques héritées de mon éducation, de Saint François d’Assise parlant aux oiseaux et prônant l’amour de son prochain jusqu’aux croisades en passant par les tribunaux de l’inquisition j’aurais, vous en conviendrez, un très vaste choix. Il en va de même pour les musulmans, selon la configuration où ils évoluent : de la  Turquie où ils sont parvenus au gouvernement sans que la lente marche vers la démocratie ne régresse, à la résistance à l’occupation israélienne où les plus désespérés décident de se sacrifier.

Propos recueillis par Baudouin Loos
Le Soir (Bruxelles) du 1er décembre 2005

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