Mais il y a surtout, en face, dans une population assoiffée de certitudes et de garanties , le fait que le temps écoulé, les épreuves et les insatisfactions répétées, ont enraciné dans les cœurs et les esprits aussi bien le scepticisme que les motifs de révolte ou de haine. Lorsque les manœuvres politiciennes constituent depuis longtemps la toile de fond de la scène publique et renforcent le soupçon, les appels moralisants aussi généreux soient-ils ont leurs limites. Ils sont aussi impuissants que les chartes et les devises solennelles dont l’Algérie depuis des décennies possède une superbe collection dans les musées, les archives et sur les papiers à entête officiel, celui de la «République algérienne démocratique et populaire», une formule qu’on redécouvre en certaines circonstances mais en réalité laissée aux oubliettes parce que trop gênante au regard des pratiques en cours.

Même quand différents secteurs de la population s’accrochent à tort ou à raison à des espoirs catégoriels qu’on leur fait miroiter pour instrumenter leur région, leurs appartenances contradictoires (des héritiers de Benbadis aux zaouias de l’Ouest, du «Sud noble» au «Nord corrompu», etc), cela ne suffit pas à bâtir un consensus national, un capital de confiance capable de résister aux effets ravageurs d’un système en mal et en besoin de refondation.

Et quelles fondations restaurer pour que dans l’Algérie indépendante, un peuple devenu enfin citoyen puisse goûter les fruits d’une paix et d’une concorde nationale si attendues ? Les fondations solides demeurent les principes et les aspirations qui ont mobilisé le peuple pour se libérer de la domination coloniale. Ils sont toujours valables à condition d’en extirper les pratiques néfastes qui ont collé verbalement aux principes en les vidant de leur substance et en les transformant en slogans creux qu’ils ont dénaturés et discrédités : Révolution, Socialisme, Démocratie, Etat, Peuple, etc. c’est le sort qui attend aussi Réconciliation et Paix s’il en est fait le même usage. Les pratiques douteuses ont détourné et confisqué le résultat fabuleux de la guerre libératrice au détriment des couches et des idéaux qui l’ont rendue victorieuse, au profit de castes édifiées sur l’utilisation frauduleuse et combinée du poids des armes, de l’argent et de la pensée unique. Des pratiques que, soulignons-le, toutes les chartes du temps de guerre ou de l’indépendance ont condamnées sans équivoque. Si on veut refonder solidement et durablement une Algérie réconciliée et apaisée, il faut alors, sans doute progressivement mais en tout cas radicalement, honorer en actes et non en paroles les principes libérateurs.

Cela veut dire quoi en substance ? Cela veut dire en finir concrètement avec les soi-disant situations d’urgence, d’exception et de transition qui de décennie en décennie ont constamment servi de prétexte à écarter la seule et grande urgence : la parole au peuple. Le mot d’ordre qu’on inscrivait sur les murs en 1947 en risquant prisons et tortures, sans penser à aucun moment que l’Algérie indépendante bafouerait et réprimerait ce droit.

Oui, il y a un choix décisif à assumer. Nous devons apprendre à harmoniser les besoins de paix et de sécurité avec ceux de liberté et de démocratie. Ils ne sont pas contradictoires, ils sont complémentaires et le plus grand danger est de les opposer les uns aux autres. Quand le chef de l’Etat impute à la revendication démocratique après Octobre 88 les dérives qui ont conduit à la sanglante décennie 90, il oublie simplement la responsabilité écrasante des tenants les plus influents du pouvoir militaro-civil qui a cru assurer la sécurité et la paix de ses privilèges en jouant d’abord le jeu malsain de la prolifération et de la manipulation des partis (en singeant ce qu’il y avait de pire dans les démocraties occidentales) avant de passer au verrouillage de la vie politique et de la répression sanglante. Pourquoi donc le pouvoir n’avait-il pas mis en application énergiquement et à temps les justes dispositions constitutionnelles et les articles de loi sur les partis politiques qui étaient faites pour réglementer et encadrer positivement la vie politique ? La paix et la réconciliation ne se font jamais sur une table rase, elles astreignent à un devoir d’inventaire, sinon ce sera une fausse paix avec les rebondissements plus tragiques de drames historiques enfouis, tels que l’ex Yougoslavie a connus lorsque le contexte européen et mondial a changé. Quant à l’Algérie, dans le dangereux environnement mondial que je n’ai pas besoin de décrire, est-on assuré que l’avenir ne nous réserve pas de nouvelles épreuves ? Avec quelle cohésion nationale les affronterons-nous ?

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