La charte de Bouteflika est pire qu’une amnistie générale et inconditionnelle des agents de l’Etat coupables de crimes contre l’humanité (le mot amnistie ne figure nulle part dans la charte). Elle tente de leur assurer, une fois adoptée, un plébiscite et une glorification par la nation. Pour ceux qui ont osé s’opposer au putsch de janvier 1992, cette charte offre une voie de reddition, car pour bénéficier de ses dispositions, ils devront « se rendre aux autorités », « se présenter volontairement devant les instances algériennes compétentes », et « déclarer aux autorités algériennes compétentes leurs activités ». Enfin, cette charte représente une déclaration de guerre contre tous ceux qui refuseront de s’y soumettre et maintiendront une autre analyse du conflit algérien, car « en adoptant souverainement cette charte, le peuple algérien affirme que nul, en Algérie ou à l’étranger, n’est habilité à utiliser ou à instrumentaliser les blessures de la tragédie nationale pour porter atteinte aux institutions de la République algérienne démocratique et populaire, fragiliser l’Etat, nuire à l’honorabilité de tous ses agents qui l’ont dignement servie ou ternir l’image de l’Algérie sur le plan international »(12).

Au lendemain de son intronisation en 1999, Bouteflika avait déclaré être venu « dépoussiérer la vitrine » du régime. Il avait promis à l’époque que quiconque voudra porter atteinte aux généraux devra passer d’abord sur son corps. Sept ans plus tard, il est toujours fidèle à ses engagements. Il tente de garantir, à travers sa charte, une sortie honorable à ceux qui ont déshonoré les institutions de l’Etat algérien par leurs agissements criminels contre leur propre peuple.

Mais le peuple algérien n’est pas dupe. Il sait qui est véritablement Bouteflika. Il sait comment ce dernier fut initié aux coups bas à l’école du MALG et au sein de l’état-major de Boumédienne. Il se souvient comment Bouteflika avait participé activement au coup d’Etat contre le premier gouvernement de l’Algérie indépendante pour imposer par la force des chars un certain Benbella, et comment peu de temps après il prendra part au coup qui a renversé le même Benbella au profit de son mentor Boumédienne, avec la bénédiction de De Gaulle auquel il avait rendu une visite de courtoisie au printemps 1965 pour l’informer du projet de putsch(13). Le peuple algérien sait comment Bouteflika a été partie prenante dans la prise des décisions désastreuses du conseil de la révolution. Il se souvient comment Bouteflika a brillé par son absence sur les scènes politique et médiatique pendant de longues années durant lesquelles le peuple était martyrisé par un régime sanguinaire. Le peuple algérien sait que Bouteflika marcherait sur des cadavres pour arriver au bout de ses ambitions(14). Il sait comment et dans quelles circonstances le candidat Bouteflika a été fait président en 1999. Il sait comment d’un chantre du socialisme, il s’est transformé par opportunisme en fervent défenseur du libéralisme sauvage bradant à vil prix la souveraineté nationale, l’économie et la culture du pays(15).

Bouteflika veut mystifier l’histoire récente de l’Algérie par une charte qu’il soumettra prochainement au peuple pour ratification. A un mois de la tenue du référendum, je ne me fais nul doute sur son résultat car le peuple aura été matraqué par la nécessité de la « moussalaha », de la « oukhoua » et de la « paix des braves », sinistre expression de De Gaulle, ré–utilisée hier par Bouteflika devant le Conseil supérieur de la magistrature(16). L’écrasante majorité du peuple n’aura pas la possibilité d’écouter les arguments qui démontrent le caractère dangereux de la charte proposée par Bouteflika. Le peuple n’aura de choix que de dire s’il est pour ou contre la « réconciliation nationale » et il dira sans aucun doute oui, espérant sortir définitivement d’une guerre atroce. Quelle personne normalement constituée pourrait être « contre la paix et la réconciliation » ? Le désenchantement risque cependant d’être grand car la charte de Bouteflika ne ramènera malheureusement pas la réconciliation. Pour se prémunir et ne pas risquer de perdre la face, Bouteflika répète ces jours-ci que cette charte est une « première étape d'un processus »(17). Ceci risque cependant de n’être qu’une ruse pour faire voter les gens. Mais bien avant le référendum dont l’issue est connue d’avance, l’homme de la rue a déjà donné son verdict sur ce texte en le qualifiant de charte de la moukalaha, ou grande duperie.

24 août 2005

Notes:

 
1) Terme utilisé par la rue algérienne au lendemain de la publication de la charte pour qualifier cette dernière. moussalaha (réconciliation) a été remplacé par moukalaha (duperie).
2) « [Le peuple] considère que les actes répréhensibles d’agents de l’Etat, qui ont été sanctionnés par la justice chaque fois qu’ils ont été établis, ne sauraient servir de prétexte pour jeter le discrédit sur l’ensemble des forces de l’ordre qui ont accompli leur devoir, avec l’appui des citoyens et au service de la patrie. » (Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. Chapitre IV).
3) « L’Algérie a survécu grâce au patriotisme et aux sacrifices des unités de l’Armée nationale populaire, des forces de sécurité et de l’ensemble des Patriotes qui ont su, patiemment et avec détermination, organiser la résistance de la nation face à cette agression criminelle inhumaine. Le peuple algérien honore et honorera à jamais la mémoire de tous ceux qui ont consenti le sacrifice suprême pour que vive la République algérienne démocratique et populaire. » (Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. Préambule).
4) Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. Chapitre III. 1er point.
5) Lors de sa participation au Forum de Crans Montana (Suisse), 24-27 juin 1999.
6) Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. Préambule.
7) « Dans sa très grande majorité, le monde a assisté sans réaction et souvent même sans compassion, au martyr de notre peuple face à l’hydre du terrorisme que nous combattions et que nous dénoncions déjà comme un fléau qui ignore les frontières. Ce silence s’est trop souvent paré hypocritement des vertus de la démocratie et des droits de l’homme. Des voix ont même poussé l’indécence jusqu’à s’interroger sur ‘qui tue qui’ en Algérie. » (Discours du 14 août 2005 devant les cadres de la nation).
8) Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. Chapitre III. 3ème point.
9) Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. Chapitre I.
10) Discours de Skikda du 20 août 2005, à l'occasion du colloque national sur l'offensive du 20 août 1955.
11) Discours du 14 août 2005 devant les cadres de la nation.
12) Projet de charte pour la paix et la réconciliation nationale. Chapitre I.
13) Rapporté par Jacques de Launay dans Les Grandes Controverses du Temps présent. Pages 378-380. Editions Rencontre. Lausanne 1967.
14) Dans un article paru dans le quotidien Le Matin du 17 août 2003, intitulé Sic transit gloria mundi (Ainsi passe la gloire du monde), Abdelkader Dehbi apporte un témoignage qui indique jusqu’où peut aller Bouteflika pour rassasier sa soif de pouvoir. J’en reproduis ici un extrait. « J’ai décidé de rendre public ce témoignage pour dénoncer à la conscience des citoyens algériens un trait de caractère immoral chez l’actuel chef de l’Etat, Bouteflika. Voici les faits dont je prends Dieu à témoin. Début janvier 1996, je suis allé rendre visite, comme à mon habitude, à mon ex-ami Bouteflika dans son appartement de la rue Bachir-El-Ibrahimi. Je le trouvais tout seul et dans une humeur détestable. Comme je lui en demandais les raisons avec insistance, il me répondit en substance : ‘Je sais que tu vas y trouver à redire, mais je te le dis quand même : les attentats semblent se calmer, je n’aime pas ça ! Je veux que le Pouvoir tombe ! Tu sais que je suis incontournable !’ (fin de citation). J’accusais le coup en répondant par un banal ‘J’espère que tu n’es pas sérieux !’ Je me suis efforcé ensuite de faire bonne figure en parlant d’autre chose durant les quelques minutes qui suivirent et au bout desquelles j’ai pris congé de mon hôte que je n’ai plus jamais revu depuis ce jour-là. »
15) Dans son édition du 27 juillet 2005 Le Canard enchaîné révèle que 400 hommes des forces spéciales américaines se trouvent dans une base militaire américaine installée près de Tamanrasset dans le cadre de la dite « lutte anti-terroriste ». Cette information est reprise dans le quotidien algérien Liberté du 1er août 2005.
16) Jeune Indépendant du 24 août 2005
17) Discours de Skikda du 20 août 2005, à l'occasion du colloque national sur l'offensive du 20 août 1955.

Version pdf : https://www.hoggar.org/pdf/reconciliation/J.Postface.pdf

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