Quelle malédiction pèse sur l'Algérie ? Car voici que depuis plus d'une décennie ce pays semble réunir toutes les conditions d'un changement radical – bref toutes les conditions d'une révolution – et voilà que pour toute chose son destin se confond avec celui d'un enfant débile qu'un sort maléfique condamne pour l'éternité à patauger dans ses excréments. Enumérons les plus importantes de ces conditions.
 

L'économie d'abord. La gangrène n'en épargne aucun tissu. L'appareil industriel des années 70 a été pour une part bradé pour l'autre conduit à un délabrement irrémédiable. La nature rentière du pouvoir régnant sans discontinuer depuis l'indépendance du pays, lui interdit en effet toute libéralisation réelle de l'activité économique comme il le promet au FMI. D'un autre côté, ni la guerre civile qu'il alimente pour perdurer, ni le climat économique mondial, ne lui permettent, combien il le voudrait, d'entreprendre une politique volontariste à la Boumédienne, de redressement du potentiel productif de l'Algérie… Au gré des structurations et restructurations qui n'en finissent pas, symptomatiques des fuites en avant et autres tergiversations, des milliers de travailleurs sont sommés d'aller grossir l'armée des chômeurs, ceux qui ont la chance de conserver un emploi sont mal payés ou pas payés du tout, des centaines de cadres gestionnaires ont été arrêtées sous des motifs inexplicables et croupissent toujours en prison, les patrons des PMU, comme les nouveaux capitaines de d'industrie ne sont pas plus contents… Bef, cette absence de vision économique mécontente, en réalité tout le monde.

La situation sociale n'a pas besoin qu'on s'y étende longtemps. L'Algérien moyen vit de moins en moins longtemps et d'une manière de plus en plus précaire. Mal soigné, mal logé, chômeur ou modestement rétribué, il doit chaque jour faire face à des problèmes insurmontables pour se déplacer et trouver de quoi sauvegarder une décence de façade. Le nombre de suicides atteint des sommets inquiétant et le cas de suicidé de Tiaret qui, très dernièrement, avant d'accomplir son acte a laissé un mot d'explication qui en résume parfaitement les causes : une désespérance incommensurable due pour l'essentiel à l'absence de toute perspective d'une vie meilleure. Cette paupérisation dont la dynamique ne semble pas connaître de frein, et qui, de jour en jour, s'étend aux catégories professionnelles considérées il n'y a pas si longtemps comme privilégiées, est d'autant plus insupportable pour des millions de citoyens honnêtes qui en sont la victime qu'elle s'accompagne du contraste saisissant entre la grande masse des miséreux et la petite caste de nouveaux riches – hommes d'affaires, détenteurs d'un pan du monopole de l'Import/export, pontes du Trabendo, généralement satrapes du pouvoir en place. Et, eu égard les immenses espoirs mis dans la libération du pays du joug colonial, espoirs d'une vie matériellement meilleure et moralement plus digne, c'est peut être à ce niveau social que les frustrations sont les plus grandes. Au fil des années, le contenu de l'indépendance nationale a été laminé, il n'en reste plus rien au point que les Algériens se demandent avec l'amertume de ceux qui n'ont d'autres perspectives que le mur ensanglanté de la dictature, si le joug barbare d'aujourd'hui n'est pas pire que le joug oppresseur d'hier… Tout naturellement, ils éprouvent pour le pouvoir régnant la même haine viscérale, inextinguible qu'éprouvent les esclaves pour leur maître ou la victime pour son tortionnaire. Ce sentiment de vomissement, de rejet complet et irréversible pour les auteurs de leur humiliation, traverse non seulement les millions de laisser pour compte, les étudiants qui sont naturellement contestataires, les cadres du secteur d'Etat se retrouvant du jour au lendemain sans responsabilité voire sans revenu, mais aussi d'autres forces sociales habituellement conservatrices comme le corps des avocats et même celui des juges (n'ont-ils pas été récemment les deux unis dans un mouvement de protestation ?) Révélateurs et effet direct de ce ras de bol général sont les révoltes spontanées qui s'expriment quotidiennement un peu partout dans le pays. Même les régions du Grand Sud (Tamanrasset, El-Oued …) traditionnellement soumises et fatalistes n'y échappent pas. Un bébé mal soigné, une coupure d'eau, un rien excède les populations qui se ruent sur la préfecture ou la mairie, hurlant leur misère et parfois brûlant les édifices publics. Faute d'une canalisation politique, toute cette énergie révolutionnaire reste de la jacquerie. La Kabylie et les événements qui s'y déroulent depuis maintenant plusieurs mois – destruction des symboles de l'état (comme en octobre 88 ) bannissement de la gendarmerie nationale et de la police, donne une image agrandie de l'état d'esprit de l'Algérie profonde, le même aux quatre coins du territoire: ce pouvoir, y en a marre ! Mais comment faire ? Comment en finir et à quel prix car tant qu'il est là, nul espoir n'est possible ! Nul avenir propice envisageable.

Ce sont les tragiques événements d'octobre 88 qui ont rendu palpable, évidente dans toute son amplitude la rupture avec la despotique classe politique que rien ne légitime, ni les urnes ni la compétence dans la gestion des affaires. Les centaines de victimes, fauchés par les chars sur ordre du commandement militaire ont, en quelque sorte, payé le prix de la démonstration. On ne rendra jamais assez hommage à ces jeunes dont le sacrifice suprême a permis de révéler au monde entier la volonté des Algériens d'en finir avec les responsables de la ruine du pays et de la leur propre. Ce qui viendra après cette date ne fera que confirmer, au besoin rappeler le discrédit total du pouvoir oppresseur, pouvoir incompétent, sourd, sans scrupule et mafieux …

Le sabotage de la révolution douce conduite par le Président Chadli, le coup de botte dans les urnes en 92, la mise dans les oubliettes de la Constitution de 89 qui formait sans conteste une formidable avancée dans la démocratisation du pays, ( étrangement sortie de la mémoire des prétendus défenseurs de la démocratie, constitution à qui pourtant ils doivent au moins le statut d'homme politique – mais n'est-ce pas l'ingratitude comme l'inconséquence des démocrates algériens sont sans limite !), et ainsi de suite en passant par l'état de siège, puis l'état d'urgence, voté pour un an et qui perdure, les milliers de disparus, les dérapages sécuritaires, ou les opérations punitives menées contre des populations civiles, le déplacement forcé par milliers de celles-ci, le gazage au Napalm des mechtas à flanc de montagne comme jadis le faisait l'armée française,… jusqu'aux émeutes qui secouent actuellement la Kabylie, tout cela n'est que la nième facette d'une même réalité rendue explicite par là les manifestations historiques d'Octobre 88, à savoir la contradiction antagoniste entre un pouvoir usurpateur, au bout du rouleau, barbare et revanchard et un peuple qui nourrit pour lui que haine et qui, somme toute, lui préférerait, l'enfer…

Un pouvoir sans base sociale et qui ne peut plus gouverner, telle est la troisième condition objective nécessaire au changement révolutionnaire. L'Olympe militaire remplit, on ne peut mieux, ce critère. Il n'existe plus d'Etat que son ombre. La déliquescence est générale. La police, la gendarmerie, l'administration sont discréditées. Les fonctionnaires sont las, ne croient plus en rien. Les citoyens exaspérés. Batna, Annaba, Aïn M'lila, Tiaret, Mostaganem, El-Oued, il n'y a plus un seul endroit où le ras de bol n'ait fait racine.

L'armée elle-même n'échappe pas au mécontentement. Les soldats et les sous-officiers supportent de moins en moins la sale besogne qu'on leur fait faire au nom de l'impératif sécuritaire. Le nombre de désertion s'accroît sans cesse.

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