L’époque accoucha d’un slogan :  » Djeïch, chââb, ichtiraquïa !  » ( L’armée, le peuple, le socialisme ). Y est admirable ce primat donné aux militaires sur le peuple. Credo programmatique, il traduit, on ne peut mieux, la conviction secrète des croyants en les divisions de l’armée quant à un fatal ralliement à eux de la bonne fraction des officiers supérieurs qui, auparavent, auront enfin éliminé leurs frères d’arme de la fraction réactionnaire. Le slogan est aujourd’hui moins scandé, mais il est toujours dans les coeurs.

La propension des élites éclairées algériennes à commettre à l’infini les mêmes erreurs est de l’abyssale profondeur d’une galaxie ! Car, la nomenklatura militaire ne s’est jamais gênée pour montrer, à période régulière, et aussi de la manière la plus nette, de ce qu’il en est exactement du syndrome de ses déchirements. Dès 1979 en effet, pour trouver un remplaçant à Boumédiène emporté par la maladie, les colonels se retirèrent à Bourmerdès, et à l’issue d’une réunion en tout comparable à une délibération de copropriétaires habités par le seul souci de défendre le patrimoine commun, ils cooptèrent Chadli comme nouveau syndic, renvoyant ainsi à leurs chères études – adieu divisions, adieu hétérogénéité idéologique – Bouteflika – le cheval de la droite religieuse et affairiste et Yahaoui – le cheval de gauche républicaine. De même, un peu plus tard en I986, c’est d’une seule main que les colonels, entre temps élevés au rang sans doute mérité de général, signèrent la lettre injonctive adressée à Chadli pour lui demander de régler son affaire au Général Belloucif, et pourquoi donc ? – parce que l’affreux personnage, alors ministre de la défense et ami personnel du Président, était soupçonné d’ourdir un plan visant à les cantonner dans une conception républicaine de l’armée. On manquerait l’essentiel en ne rappelant pas la façon dont la rumeur médiatisa à l’époque l’événement : les déboires du généralissime furent imputées ni plus ni moins qu’à des relations galantes avec l’épouse du Président – rivalités d’alcôve quoi ! Il faut attendre I992 et le procès du coupable pour voir la lettre en question, dûment signée par qui de droit, publiée in extenso par } L’hebdo-libéré~, dont le siège, un peu plus tard, fut le théâtre d’un raid digne des meilleures séquences d’un Rambo, le gang en cagoule tua trois personnes. Alliance conjoncturelle avec le FIS pour faire tomber le Gouvernement réformateur de M. Hamrouche, obligation faite à Chadli de démissionner, appel à Boudiaf, assassinat en direct de celui-ci, installation de Zéroual dans la fonction présidentielle et son licenciement à l’amiable, sont autant d’actes décidés dans une discipline toute militaire, sans aucun écho de controverse, et pour cette raison même, sont autant de belles perles sertissant le bonnet des théoriciens des miasmes de la juntocratie algérienne.

Parce que sans doute visait-elle quelques officiers tracassés par de mauvais pressentiments, c’est la menace du président démissionnaire de sévir en cas de persistance de manoeuvres pouvant entacher la crédibilité de l’élection de son successeur, menace perlant de l’épouillage de son discours du 12 février, qui a servi de déclenchant à la machine à pétrir les divisions de l’armée. Ainsi donc, un roi nu possède plus d’autorité qu’un roi habillé du manteau royal. Seules une sacrée dose d’E.P.O, et encore directement injectée dans les neurones, permettrait de gober un tel paradoxe. Si l’on peut mettre entre parenthèse l’abdication en elle même de l’ami Zéroual, qui a fortement endommagé son image aux yeux de l’Algérie profonde car ressentie comme un abandon au milieu du gué, il est par contre difficile de faire l’impasse sur le contexte dans lequel elle intervint. Celui-ci en effet en dit long à la fois sur l’isolement de Zéroual et sur la toute puissance morgue de ceux qui avaient pouvoir de le licencier. On s’en souvient, le président annonça sa décision de déserter la magistrature suprême en septembre 98, à peine une poignée de jours avant la publication officielle du rapport de la commission diligentée par l’ONU. Comme il est d’usage que l’Instance internationale en informe les autorités concernées des conclusions, cela au moins une bonne semaine avant de les livrer à l’opinion, il est donc permis de penser que l’Olympe des généralissimes en avait pris connaissance alors qu’était pris, ou tout au moins était en train d’être discuté le plan de mise à la retraite de l’ami Zéroual, et qu’aussi, ce dernier connaissait la teneur du rapport. Lequel rapport, à part quelques vétilles, ne relava rien de particulièrement contrariant dans l’action menée en faveur de la normalisation démocratique du pays, et par conséquent, se terminait par une réconfortante mention d’encouragement accordée personnellement à Monsieur le Président Zéroual – cadeau qui en réalité vaut pour tous. Au regard de cette circonstance, comment faire autrement que de considérer le maintien de la mesure de renvoi comme une manifestation d’autonomie et de puissance, non seulement à l’égard du lauréat, mais également à l’égard de l’honorable délégation onusienne ? Refuser de tenir compte de l’avis des Administrateurs des droits de l’humanité entière, et confirmer la décision de licenciement d’un Zéroual ainsi sacralisé, c’est là, n’est-ce pas, un comportement de faucons outrecuidants et blagueurs que rien n’impressionne que rien, n’oblige. Révélateur pour le moins d’une horreur pugnace pour le démissionnaire. Et d’un débonnaire mépris pour l’opinion internationale. Car traduit en langage de farce, il revient à se permettre, au choix, soit à tirer, en pleine cérémonie de remise des médailles, le tapis rouge de sous les pieds du Phillipé Gonzales, le chef de la délégation onusienne, soit à lui présenter une poitrine d’épouvantail. Est-il imaginable qu’en cinq mois seulement, nos faucons ont tant et tant perdu de leur lustre qu’aujourd’hui ils en sont à se faire sermonner par un homme en préretraite ?

Maintenant supposons un instant que, véritablement, des antagonismes, d’une dimension autrement plus grave, secouent le sommet de l’armée algérienne. L’éventualité suggère cette question : quelles incidence prévisibles et possibles peut on en attendre du point de vue du dénouement de la tragédie et de l’avancée démocratique ? Premier cas : les antagonismes vont culminer en une guerre fratricide et suicidaire entre fractions – impossible et non souhaitable à moins de vouloir aggraver le chaos. Deuxième cas : émergence d’une tendance républicaine qui, prenant exemple sur la révolution des oeillets au Portugal, confisquerait le pouvoir pour le mettre gentiment entre les mains des démocrates d’inspiration laïque ( le rêve inavoué des démocrates algériens étant d’avoir le pouvoir sans passer par les élections, ce qui en fait des démocrates de droit divin) : il n’est pas interdit de rêver, sauf que bruit et fureur ne servent pas la chose qui, comme la douleur, a besoin plutôt du silence.

C’est vrai, le vice du jeu défend de regarder aux pertes. Et pervers à souhait, celui des luttes d’appareils n’est pas le moins affriolant. On ne peut aujourd’hui qu’admirer, les yeux horrifiés, tous les ravages de cette manie obsessionnelle à miser invariablement pendant trois décennies sur le même numéro : les divisions de l’armée ! Que leur crédit soit à son niveau le plus bas ; que la mouvance islamique ait si bien foisonné sur le terrain social et politique qu’ils ont été amenés à déserter totalement ; que leurs compromissions avec les généraux – soutien à l’arrêt du processus électoral, défense de l’armée en tant que  » rempart de la démocratie ( sic ! )  » – n’aient été d’aucun gain susceptible d’en adoucir le goût – l’abrogation du honteux code de la famille par exemple ; que leur stratégie les ait conduits souvent à être les complices silencieux de disparitions, de tortures, de liquidations sommaires, ou parfois, pour comble de forfaiture, à dédouaner les services de sécurités des crimes frappant leurs amis d’idées, avec ce que tout cela recèle d’aggravant pour leur faillite morale et intellectuelle, et par conséquent, de suicidaire politiquement – non, rien n’y fait, rien de tout cela ne semble pouvoir guérir l’élite  » démocratique  » de sa foi en les divisons l’armée. Qu’y peut-on ? la passion est aveugle !… Sauf qu’ici, elle tue…

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