Par Benyoucef BenKhedda
Aujourd’hui s’ouvre devant le Tribunal de Bir Mourad Raïs, le procès en diffamation intenté à monsieur Ali Kafi pour les propos infâmants qui, dans ses récents «mémoires», ciblent l’un des héros les plus valeureux de notre Guerre de libération : Abbane Ramdane.
Sa famille s’étant portée partie civile afin de laver son honneur outragé, j’ai tenu à venir la conforter autant par sympathie que par devoir de vérité envers un homme qui a dominé par sa stature exceptionnelle la scène révolutionnaire des années 1955-1957.
Dans le quotidien «La Tribune» en date du 18 août 1999, je m’étais déjà longuement exprimé sur le cas Abbane. Cette fois, je serai moins prolixe, m’efforçant simplement de tirer les enseignements de la terrible tragédie à laquelle son nom demeure associé.
Fin 1955 – début 1956, le mouvement insurrectionnel du Premier Novembre 1954 avait pris une telle ampleur qu’il faisait courir le risque à ses propres promoteurs de les submerger par l’importance et l’urgence des problèmes qu’il charriait. Dispersés entre l’intérieur et l’extérieur du pays, ceux parmi les «vingt-deux» ou le «groupe des neuf», qui avaient échappé à la mort ou à l’arrestation, voyaient la Direction qui, initialement s’identifiait à eux, complètement éclatée, donc inopérante. Ils étaient, par ailleurs, divisés quant aux voies et moyens de conduire la Révolution. Les principaux chefs de maquis comme Krim, Ben M’hidi, Ouamrane et, plus tard, Zighoud, étaient acquis à la «doctrine Abbane» qui préconisait un vaste rassemblement des forces vives du peuple algérien. Selon cette ligne, il était admis que le FLN se devait de se convertir très vite à une véritable stratégie d’union nationale aussi large que possible, avec la participation des éléments du PPA-MTLD encore à l’écart et, également des nationalistes modérés appartenant à l’UDMA de Ferhat Abbas ou à l’Association des Oulama de Bachir Brahimi.
A l’opposé, certains membres de la Délégation extérieure du FLN au Caire, repoussaient toute idée d’ouverture du commandement du FLN aux éléments issus des anciennes formations politiques. Ils considéraient cela comme la pire des déviations car, prétendaient-ils, la pureté originelle de la Révolution s’en trouverait gravement altérée. De leur point de vue, seuls les hommes présents au rendez-vous du 1er Novembre 1954 étaient dignes de diriger le mouvement. Autrement dit, il reviendrait aux «Historiques», et à eux uniquement, de jouir d’une monopolisation sans partage du pouvoir de décision. Est-il besoin de préciser que le concept d’«Historiques» a d’abord été lancé par la presse occidentale de l’époque pour désigner, par commodité, la poignée d’hommes qui avaient présidé au déclenchement insurrectionnel. A la faveur d’un glissement sémantique tout à fait abusif, ce mot s’était ensuite chargé d’une connotation foncièrement militariste, laquelle avait fini par prévaloir dans les esprits peu politisés.
L’assimilation sommaire des «Historiques» aux «militaires» procédait d’un simplisme réducteur. Elle impliquait l’inévitable dévalorisation des «politiques», assimilés à leur tour aux «civils» et même, péjorativement, aux «politiciens» et, de ce fait, cantonnés dans un statut subalterne. Une telle discrimination reflétait une tendance sans cesse croissante à ne compter que sur la force des armes. Privilégiant le militaire au détriment du politique, elle était en porte-à-faux avec les conceptions d’un Ben Boulaïd ou d’un Ben M’hidi, qui se considéraient avant tout comme des militants politiques portant l’uniforme par nécessité. Que leur fût accolée l’étiquette d’«Historiques» qu’ils n’avaient, au demeurant, jamais sollicitée, ils n’en récusaient pas moins l’idée qu’on pût les ériger en catégorie à part, ou en caste militaire en charge exclusive du destin national.
C’est à Abbane qu’échoit et le mérite et le courage d’avoir réhabilité le rôle fondamental du politique en renvoyant à une lecture plus serrée et plus exigeante de la Proclamation du Premier Novembre. Celle-ci, en effet, consacrait sans la moindre équivoque, l’intangibilité de principe de la prééminence du FLN sur l’ALN. Grâce au puissant soutien de Ben M’hidi, Abbane parviendra à transposer cette prééminence dans la plate-forme de la Soummam sous la formulation désormais célèbre de «la primauté du politique sur le militaire».
Il va de soi que Abbane ne niait en aucune manière l’action déterminante et irremplaçable de l’ALN. Dans ses tracts et ses déclarations, il ne manquait jamais de glorifier l’efficacité et l’héroïsme des djounoud, d’exalter leurs sacrifices et leurs souffrances aux côtés du peuple. Il redoutait cependant que ne se renforçât une certaine évolution amorcée dès 1956 qui, petit à petit, semblait reléguer au second plan la nécessité impérative du travail politique au sein des maquis. En donnant la prépondérance aux impératifs de la confrontation sur le terrain, en subissant la dictature du champ de bataille consécutive à la radicalisation du conflit, les responsables s’investissaient dans le militaire à corps perdu. Cela se soldait progressivement par une espèce d’évacuation du politique au profit d’une vision purement guerrière de la lutte de libération. Ce faisant, ils entérinaient la dépolitisation de l’esprit combattant, laquelle était déjà en gestation dans la généralisation des pratiques volontaristes et spontanéïstes. Sévissant de la base au sommet, un tel phénomène de dépolitisation ne sera pas sans s’accompagner de carences et de déficiences se conditionnant les unes les autres, sur fond d’inculture politique et d’indigence idéologique. Il en résulta, entre autres, le rétrécissement des perspectives et le déficit notoire des capacités d’analyse et de synthèse ; l’incohérence par inaptitude à maîtriser l’ordre des urgences, et à différencier le substantiel de l’accessoire, le formel et le spectaculaire du «consistant» ; l’improvisation et la précipitation par recours aux initiatives à courte vue ; surtout, l’autoritarisme sourcilleux articulé sur la répugnance à se remettre constamment en question grâce à une autocritique salutaire.
C’est pour parer à des dégénérescences et à des déviations aussi lourdes de périls que Abbane osera affronter les grands responsables militaires du moment désormais majoritaires dans le CCE élargi en 1957 avec la rentrée en force des colonels dans les organismes dirigeants. Un tournant capital était pris qui laissera des traces durables dans nos institutions jusqu’à l’heure actuelle. Complètement démonétisé, le politique s’effacera pour de bon devant la prépondérance du militaire.
L’assassinat de Abbane, entérinera l’échec de sa conception élitiste de la Révolution ; il scella le déclin irréversible du primat du politique comme fondement essentiel de toute construction populaire et démocratique authentique. En contrepartie, qu’avaient donc à proposer ses adversaires ? Beaucoup de grandiloquence mais peu de substance.
On continuera à vivre avec l’exaltation des faits d’armes et des prouesses passés mis en scène par la «famille révolutionnaire», à coups de célébrations et de commémorations sans fin pour servir une histoire encore atrocement sélective. Et pendant ce temps, le peuple marginalisé et maintenu dans un état de délabrement moral sans issue tantôt gronde et tantôt se morfond dans sa désespérance. Bafoué dans ses droits, privé du devoir légitime de contester et de s’opposer, il vit en permanence sous les fourches caudines des dispensateurs de la pensée unique qui n’ont de cesse d’entretenir la désunion, de propager le mépris de l’autre, et de miner tout ce que nos populations renferment de sacré.
Partisan résolu de l’ouverture du FLN à tous les Algériens quelles qu’en fussent les opinions, il réussira, avec l’aide décisive de Ben M’hidi, à le démocratiser en cassant le monopole que les «Historiques» exerçaient sur sa Direction. Et c’est encore d’ouverture démocratique et de l’arrêt de cette pensée hégémonique qui nous régit sous la contrainte, dont nous avons aussi le plus soif à l’heure présente.
L’esprit de Novembre avait guidé les pas de Abbane. Ranimons-le donc, et retournons à ses valeurs sacrées, car ce sont elles qui ont cimenté notre unité nationale durant la guerre. Efforçons-nous les uns les autres de sauver l’Algérie à nouveau. Réconcilions-nous avec nous-mêmes, et acceptons-nous dans le respect de nos mutuelles différences en sorte que ces différences ne soient plus sources de fitna mais matière à enrichissement par tolérance interposée.
Si chacun se mettait à tuer quiconque n’est pas de son bord, si nous persistions à nous entretuer, si nous ne faisions preuve de tolérance les uns vis-à-vis des autres, alors, d’autres Abbane tomberont, le pays poursuivra sa chute libre, s’enfonçant dans une régression sans rémission. Nous aurons alors préparé de nos mains inconséquentes le terrain à une autre forme de colonisation plus cruelle, plus pernicieuse, plus terrifiante que celle dont nous avions triomphé.
La tolérance, rien que la tolérance, tel devrait être dorénavant notre mot d’ordre pour que nos enfants et les enfants de nos enfants puissent vivre dans une société de justice, de paix et de progrès, car en elle réside le secret de notre renouveau et de notre réussite. Que la tragédie de Abbane nous serve de leçon.
Alger, le 21 juin 2000

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